Simon n’espérait pas toucher le garde (rapide, fort, intouchable), mais il avait le candélabre en main et ne pouvait pas le laisser passer sans rien faire. C’était impensable. Il y avait les filles, en haut, et il y avait Andrew, Kosár sur son épaule, et mille et une raisons d’essayer de l’arrêter. De manifester son mécontentement.
D’être orgueilleux et lui faire comprendre qu’avec lui, ça ne passerait jamais.

Simon n’eut pas le temps de beaucoup réfléchir après que le candélabre ait frôlé Lethe. Il remarqua certaines choses, des détails (les sursauts d’Andrew, la manière dont Lethe avait évité le projectile), des images, mais tout se mélangea dans un flou douloureux quand la faux le heurta en plein visage.

Prévisible. Tu l’as un peu cherché, hein.
Légitime défense, officier.

Le noir se fit.

…

Et une fois de plus, il se retrouva seul.

L’air qui lui fila dans les poumons quand il ouvrit les yeux et prit une inspiration le fit tousser. Il avait mal partout, il était à bout de souffle, malade, et incapable de se redresser. Vertige. Nausée. Il resta recroquevillé au sol à insulter un dieu qui n’existait pas et l’absence d’obscurité. Si quelqu’un avait pu fermer les rid –
Il rouvrit les yeux, retint sa respiration. Non, il n’était pas dans sa chambre. Il était dans la salle d’arrivée au Nord. Il rassembla ses souvenirs épars comme un berger son troupeau. Le Daemon. Lethe. Andrew. La pluie. Un grondement mécontent s’échappa de sa gorge et il se força à se mettre à genoux.

Il faillit vomir. Aucun de ses os ni aucun de ses muscles n’apprécia l’effort. Il dut refouler une crise de panique qui n’avait rien à faire là loin, loin dans sa poitrine. Son cœur battait trop fort et il ne lui fallut que quelques secondes pour réaliser qu’on l’avait fauché.
Tué.

Il serra les dents, donna un coup au sol qui ne lui avait rien fait. Prévisible, mais rageant. Lethe devait être loin, maintenant, et avec Kosár. Quant à Andrew, il espérait simplement qu’il avait pu s’en sortir sans se prendre le moindre coup.
En voulant se redresser plus, il remarqua enfin qu’il avait toujours son manteau sur les épaules.
Ah.

Pas pratique pour sortir sous l’averse, ça. Il n’avait pas eu le réflexe ni le temps de le lui redonner. Est-ce qu’il avait suivi Lethe au mépris de la pluie, ou est-ce qu’il était resté au salon le temps que la tempête passe ?
Et Allison, et Maeve ?

Simon resta sagement assis par crainte de s’agiter trop et s’évanouir. Il avait la migraine des mauvaises nouvelles et les mains qui tremblaient un peu – trop d’émotions, de sentiments contradictoires. Pour l’instant, la colère dominait et noyait le reste. Oh, il avait besoin de parler. De se plaindre. Mais de parler avec ses colocataires avant toute chose.

Qu’il sache exactement ce qu’il s’était passé là-haut.

Tu ne paies rien pour attendre.

Il se passe peut-être dix bonnes minutes avant que, enfin, le bruit de la pluie contre le toit ne cesse complètement ; une de plus pour que la porte ne s'ouvre.
Le policier a la peau très noire, les cheveux très courts et porte une veste à capuche noire, agrémentée du brassard propre à sa fonction, qui tient plus du ciré qu'autre chose — et ressemble en tout point à celle dont est vêtu Simon.
Voyant le nouvel arrivant habillé d'une tenue qui vient clairement d'Asphodèle — et qu'il ne risque pas de ne pas reconnaître ; il l'a sur le dos, après tout — il ouvre la porte en grand et s'avance vers lui.
Il a la carrure de quelqu'un qui pourrait maitriser une bonne partie de la population. Mais vu sa fonction, bon.

« Ça va aller ? » Si Simon était encore assis, il lui tend la main ; sinon, il pose sur lui un regard conciliant. « Je vais avoir besoin de prendre votre déposition avant de vous laisser sortir, je suis désolé. »

Il a l'air au moins aussi ravi que vous de devoir s'y coller. Sinon plus.
En attendant, il sort un carnet de sa sacoche.

Les minutes de silence, passées entre le bruit de son souffle (de plus en plus régulier) et celui de la pluie (de plus en plus ténu) lui furent bénéfiques. La colère encore trop brute se dilua peu à peu dans ses veines, pour laisser place à une vision plus objective de la scène – au tri des informations et au calme plat. Simon savait le faire : sans ça, il n’aurait pas survécu une semaine dans une Paris occupée, à échapper à la Gestapo et au STO. Tous ses souvenirs furent ratissés au peigne fin. Il n’y avait rien de superflu dans la situation, juste beaucoup de données à traiter.

La lassitude, les conversations, le peu que Kosár leur avait livré. Il regretta de ne pas avoir de crayon sur lui. Il lui tardait de retranscrire tout ça et en parler à Allison et Maeve. Elles avaient peut-être réussi à en apprendre plus que lui.

Même si se retrouver tête la première dans du blanc, direction la case départ, en disait très long sur la situation.

Quand la pluie s’arrêta, Simon était encore à terre. La nausée et les vertiges étaient partis, mais ses membres souffraient encore d’avoir passé l’arme à gauche une seconde fois.
Quand le policier ouvrit la porte, il leva vers lui un regard clair et lucide. Il accepta la main qu’on lui tendait, un « merci » aux lèvres, et c’était exactement de ça qu’il parlait.

Lethe ne se tirait pas une balle dans le pied en lui permettant de tout raconter (Andrew avait été témoin, ça allait forcément remonter), mais il avait aggravé sa situation en le tuant. La loi était formelle. Et ça, il ne pouvait pas l’ignorer.
L’hésitation qu’il avait perçue avant qu’il ne les pousse à l’extérieur en était témoin.

Kosár (ou le contenu du sac) passait avant toute réprimande, même la plus sévère.
Hm.

« Je vais bien. (à peu près) Une fouille a mal tourné à mon domicile. »

S’il fallait l’expliquer aussi clairement que possible – eh bien c’était la vérité nue qu’il livrait.

Le policier laisse passer une seconde d'hésitation avant de ne se concentrer sur sa tâche, yeux rivés sur Simon comme pour vérifier que ses jambes ne risquent pas de lui faire faux-bond. On ne sait jamais. Mourir, ça fait un choc. Peu importe que ce soit la première ou la dixième fois.
Le décédé a l'air de tenir debout, donc il sort bien vite un crayon et se penche sur son carnet.
Il écoute ; note. Fronce les sourcils.
Soit il n'apprécie pas l'explication, soit il y voit un problème. Si tant est que l'idée d'une fouille qui tourne mal et finisse à la morgue puisse plaire à qui que ce soit, bien sûr.

« Une fouille ? Est-ce que vous vous souvenez de qui vous a tué, si on vous a tué ? Et est-ce que c'était volontaire ou accidentel ? »

Il a l'air un minimum concerné par la situation ; d'un autre côté, quelqu'un vient de mourir. Il y a de quoi se sentir concerné.
Et pouvoir questionner le mort, ça reste particulier.

Toute l’attention de Simon était concentrée sur le policier, sur les ombres qui passaient sur son visage comme un flash. Ses jambes le porteraient jusque chez lui, aucune inquiétude : mais il était avide de réponses.
La situation n’avait pas l’air de plaire au policier, mais quoi de plus normal ? Une fouille qui tourne mal, ce n’était pas bon signe. Surtout qu’il avait encore le manteau d’Andrew sur les épaules – le même que le sien.

« Une fouille ? Est-ce que vous vous souvenez de qui vous a tué, si on vous a tué ? Et est-ce que c'était volontaire ou accidentel ? »

Ou bien c’est l’heure tardive qui lui fait froncer les sourcils.
Simon repensa malgré lui à la force de Lethe, la pression contre ses épaules tandis qu’il le poussait sur le perron avec Andrew. Le bruit de la porte qui claque résonnait encore sous son crâne avec plus de clarté, sans le bruit de la pluie pour le couvrir comme un voile froid et lourd. Simon avait levé les yeux au ciel noir sans y croire.
Il n’était pas au courant des procédures de perquisition dans le coin, mais il ne fallait pas être un génie pour deviner que le policier n’allait pas aimer la suite.

Effraction, tentative de meurtre, meurtre, rien que ça.

Il lui répondit, après un bref tête-à-tête avec ses pensées :

« Oh, c’était volontaire, aucun doute là-dessus. Et je me souviens de qui, oui. »

Ça, c’était quelque chose qu’il allait avoir du mal à oublier. Il ne le voulait pas. Ses souvenirs tracèrent distraitement les contours de la silhouette de Kosár, affalé sur l’épaule du garde.

« Lethe. Votre collègue pourra témoigner, il était là lui aussi. »

Il tapota le brassard qui ornait la veste.
Il espérait simplement que le pauvre n’ait pas été renvoyé aussi sec à la case départ, lui aussi.

Les mots de Simon portent le crayon du policier au papier en quelques mouvements de bras concentrés. A la lumière de la pièce et du lampadaire le plus proche de la porte, il n'a aucun mal à écrire malgré la nuit noire. Il fait bien assez clair pour ça.
La suite de sa réponse — volontaire, ça c'est noté — le crayon ripe contre la feuille.
Il lève les yeux vers le jeune homme, sourcils arqués et froncés. Sur son visage, inquiétude et confusion se volent la vedette et se marchent dessus dans le chaos le plus total.

« Lethe ? » Il ne lui demande pas s'il est sûr ; lorsque quelqu'un sort un nom de garde, un nom précis, on a tendance à le croire. Ils sont reconnaissables. « Qu'est-ce qu'il... »

Il grimace, mais se remet à noter. Plus qu'un nom, ça c'est sûr — le crayon crisse bien plus longtemps que ça sur la feuille.

« D'accord. Okay. Euhm. » Il a l'air moins sûr de la marche à suivre, tout d'un coup. « Trois questions. Vos noms et prénoms, s'il vous plaît. Le nom de mon collègue, s'il vous l'a donné. Et est-ce que vous pensez qu'il est sûr pour vous de retourner à votre domicile, ou... ? »

Ou pas.

Simon s’attendait à la surprise du policier – la tête des très mauvaises nouvelles – et haussa les épaules, sans lâcher son demi-sourire. Il en avait été le premier choqué. Les détails viendraient ensuite, quand plusieurs paires d’uniformes frapperaient à leur porte. Ce n’était qu’une question de temps.
D’heures, sans doute même. Il y a eu meurtre par la faux d’un garde, ce n’est pas rien en ces temps-ci.

Le son du crayon contre la feuille accaparait son attention. Il aurait aimé savoir ce qu’il notait, mais aucun moyen de déchiffrer. Ses doigts, vaguement crispés, voulaient se refermer sur un candélabre qui n’était plus là.
Lethe l’avait jeté sur le perron, et il n’en avait pas fallu plus à son corps pour retrouver l’instinct des rues de Paris et des courses poursuite à travers ses dédales. Il allait garder cette impression constante d’être suivi pendant un moment. Simon se connaissait.

L’adrénaline ne s’était pas encore entièrement dissipée.

Quant au policier, il avait l’air plus perdu que jamais avec cette information en poche. Ça ne devait pas arriver tous les quatre matins, et merci bien.
Il le nota dans un coin de son esprit, ça aussi.

Quels temps troublés vivons nous, mon cher.

« Brillant. Simon. Votre collègue s’appelle Andrew, c’est tout ce que je sais. »

Et il pouvait remercier Lethe pour ça.

« Ils étaient sur le départ quand je me suis fait tuer, je pense que retourner chez moi est sans danger. Mes colocataires y sont, je dois les rejoindre. »

Du moins l’espérait-il – il avait vu Allison, à la fenêtre, mais n’avait pas entraperçu ni entendu Maeve. Pourtant, elle n’était pas discrète.
Comme je l’ai dit à ton amie…

Sauf que ça le regardait, à présent, et qu’il n’allait pas s’en débarrasser aussi facilement.

Le nom et le prénom sont notés sur le carnet sans hésitation particulière. Il ne demande pas de répéter et enchaîne directement sur la seconde information, un hochement de tête compréhensif en guise de point.
Un prénom, c'est déjà bien. C'est mieux que rien.
Il va pour fermer le carnet, mais se reprend au dernier moment pour marquer quelques mots de plus. Ensuite, il le claque et le glisse avec le crayon dans sa sacoche.

« Je vais faire remonter la situation le plus. Vite possible. » Il marque une pause, hésitant. « Mais si jamais il y avait un problème dans la nuit, ou... En revenant chez vous, ou bref — tant que le temps est calme, il devrait y avoir des policiers en centre ville. Ou près des quais. Et un peu n'importe où, mais là vous serez sûrs de trouver quelqu'un. N'hésitez pas. »

Il tient la porte ouverte et se place contre elle, un bras tendu vers la sortie.

« Si vous êtes en sécurité chez vous, restez-y. Et je... commence-t-il, sourcils froncés, en refermant derrière eux. Ne pense pas trop m'avancer en vous disant que vous risquez d'avoir de la visite demain. Je ne sais pas si vous ou vos colocataires travaillez, mais il serait sûrement mieux de rester chez vous en attendant. Ou de vous rendre directement aux bureaux quand ils ouvriront — peu importe. On vous recevra. »

Il reste regarder Simon une seconde. Sans la lumière de la pièce, il fait tout de suite beaucoup plus sombre.

« Ça va aller, ou vous voulez que je vous raccompagne ? »

Faire remonter la situation, hein. Simon imaginait très bien la joie de monseigneur Malka, à se réveiller avec deux plaintes similaires sur le bureau – mais si Lethe avait dit la vérité, cette histoire l’arrangerait peut-être. Les bribes de confessions avaient éveillé sa curiosité, et soulevé plus de questions que de réponses. Cette affaire n’était pas claire, et il y avait sûrement quelque chose de plus large à l’œuvre, hors de vue du commun des mortels.
Simon passa la porte, les yeux levés au ciel dégagé. Il ne pleuvait plus, il n’y avait plus de vent, comme si les gouttes avaient senti qu’il n’y avait plus aucune raison de tomber.

Les rouages, sous son cerveau, cliquetaient à toute vitesse. Si la curiosité était un vilain défaut, alors Simon méritait cent coups de fouet.
Machination quelconque, ou simple désaccord entre hauts gradés ?

Manque de confiance, abus, jalousie, il y avait de quoi faire.

« Si vous êtes en sécurité chez vous, restez-y. Et je... ne pense pas trop m'avancer en vous disant que vous risquez d'avoir de la visite demain. Je ne sais pas si vous ou vos colocataires travaillez, mais il serait sûrement mieux de rester chez vous en attendant. Ou de vous rendre directement aux bureaux quand ils ouvriront — peu importe. On vous recevra. »

Le jeune homme hocha la tête, pas vraiment surpris. Les mots du policier venaient tout simplement confirmer la gravité de la situation ; même débordée comme elle l’était (comme toujours, en période de crise, il en savait quelque chose), la police allait faire le déplacement jusqu’à chez eux. A moins de s’y rendre d’eux-mêmes – mais il préférait voir ça avec ses colocataires. Il eut une pensée émue pour Ken, qui avait sûrement dû être réveillé par tout le raffut à l’étage.
La fenêtre brisée.

Il lui tardait de tirer tout ça au clair.

« Ne vous en faites pas, ça ira. Ce n’est pas trop loin. Bon courage à vous. »

Après un signe de tête poli en guise d’aurevoir, Simon tourna les talons.
Il avait une petite panique au cœur, comme si son corps essayait de déterminer s’il était en danger ou en sécurité. Il ne pouvait pas l’en blâmer.

C’était la première fois qu’il mourrait, à Asphodèle.