02|03|14


Quatre-vingt-treize.
En foulant le pavé du centre-ville d'un pas trop brutal, Lawrence avait le tournis. Un espèce de vertige temporel, l'impression de flotter entre deux époques. Entre deux version de lui - l'une engourdie par les années et l'acceptation, l'autre à vif encore. L'impression d'avoir le pied sur un barreau d'échelle qu'on sait sur le point de céder, sans savoir si c'est pour maintenant ou un peu plus tard.
Pourvu que ce soit juste un peu plus tard.

Sur son passage, on allumait les réverbères pour ne pas laisser les rues en proie à l'obscurité ; elle était profonde, à Asphodèle. Elle avait une présence que Law ne lui avait jamais remarquée avant. Et pourtant, ce n'était pas faute d'avoir fixé les ténèbres de son vivant.
Les yeux accrochés à chaque petite lueur, il pouvait au moins se concentrer sur un objectif à la fois, sans avoir à affronter l'impression d'être au bord du vide.
Quatre-vingt-treize, putain.
Une chose à la fois, un pas après l'autre, et un mur de brique pour contrer l'avalanche de sentiments contraires qui lui donnaient la nausée.

Il avait réussi à semer Malik au bord des quartiers des commoti sous un prétexte quelconque, sauvant au passage son coeur et ses sourires de l'asphyxie, pour faire demi-tour et revenir tout droi au centre d'Asphodèle. Il fallait qu'il voie quelqu'un, et son cousin tout juste revenu d'entre les morts ne devait pas être au courant.
Il fallait qu'il parle à Nabila.



Un des points positifs du quartier où il se rendait, c'était qu'il ne risquait pas de croiser tant de têtes connues que ça. La participation de Lawrence à la vie nocturne était plus que réduite sur Asphodèle, le quartier des plaisirs n'avait, de loin, pas sa faveur. Et si aucune répugnance ne transparaissait dans son attitude lorsqu'il franchit le seuil du Feu Follet sans la moindre hésitation, c'était surtout parce qu'il avait des soucis plus pressants en tête.
Parvenu au sein de l'établissement, cependant, le jeune homme dut bien reconnaître qu'il n'avait avec les lieux qu'une affinité des plus limitées, et, en grimaçant, chercher une indication inexistante d'un balayage du regard qui ne lui rapporta pas la moindre image plaisante non plus.

Si on avait demandé son avis à Lawrence Hashem, les bordels auraient été interdits, mais personne ne lui demandait son avis.
Et tant qu'ils lui foutaient la paix, ils n'était pas son problème.

Sauf. Là tout de suite.

Le grand brun retint un claquement de langue et tourna vivement les talons, une autre idée en tête. Il connaissait un type qu'il pensait travailler là, ou dans le coin à minima. "Connaître" était un bien grand mot, il lui avait surtout flashé dessus durant la récente période où il cherchait la distraction dans toutes les tâches qui se présentaient à lui, et avait fait ami-ami autour d'un évènement quelconque dans le centre d'Asphodèle - à moins que ce ne soit d'une bière asphodélienne dans l'un des nombreux établissements qui ponctuaient l'avenue. Avec un peu de chance, il se souviendrait de lui, et avec un peu de chance un visage connu, même de loin, ne le foutrait pas à la porte au premier mot.

Ce qui ne serait pas de trop, considérant le pas nerveux de Law, la tension qui lui froissait tous les muscles, et l'expression qu'elle devait donner à sa figure.
L'homme ne voulait pas attendre, il avait des problèmes, et l'envie d'exploser sur la première personne qui l'empêcherait d'essayer de les régler. Rien de moins réjouissant, dans le métier - rien de moins réjouissant tout court. Et le métis n'étais pas connu pour sa tempérance.
Lawrence Hashem, pas de scandale.
Law se mordit la langue et fila comme une flèche vers Zeev quand il l'aperçut. Coup de bol, il était pas occupé, et le jeune homme put le saluer de loin au lieu de lui dégringoler dessus de nulle part.
Avec une raideur suspecte, mais tout de même.

« Hey. Salut, erh - nerveux, agité, il tenta de ralentir son débit de parole autant que possible - faut que je parle à quelqu'un. Si tu pouvais m'aider... » Les dents serrés, il jeta un nouveau regard autour de lui.

Il était pas à l'aise, dans ce genre d'endroit.
Et il avait toujours l'impression, au fond de l'estomac, d'être en plein milieu d'une chute libre qui s'arrêtait pas.
Incapable de feindre un sourire, Law tourna derechef ses yeux noirs vers son interlocuteur - qui était ici chez lui - et tiqua légèrement. Sortir de nulle part et exiger des trucs louches allait pas le desservir, il en était conscient. Mais la peur de rater Nabila, que Malik lui tombe dessus en premier, le pétrifiait d'angoisse.
Un effort, Hashem.

« Hm. Nabila. » Il eut du mal à articuler son nom de manière naturelle, comme une goutte d'acide qui lui rongerait la langue. « C'est Nabila. » Il encaissa un autre silence dépourvu de naturel, avant de tenter de se justifier : « ... C'est urgent. »

Il ne lui avait pas adressé un mot depuis une éternité, et n'avait jusqu'à présent pas l'intention d'y changer quoi que ce soit.
Mais Malik était là, et elle avait sa part de responsabilité dans l'histoire.