03|01|24


Il était quelque chose comme 5h30 du matin. Russell était une créature matinale.

Un peu trop, aux dires de certains - et honnêtement, qui pouvait les en blâmer. Se voir tiré du lit avant que les oiseaux n'aient même commencé à penser à chanter, par un tambourinement impérieux à la porte et d'incessants raclements de queue écailleuse sur le perron, il y avait largement de quoi faire un scandale.
Se voir tiré du lit pour devoir affronter tout de go un Russell fébrile pour des raisons inconnues avait par ailleurs tendance à ne pas arranger l'affaire. Certains auraient enfoncé bouchons dans leurs oreilles et oreiller sur leur tête en maudissant l'ordre des reptiles au grand complet ; d'autres avaient suffisamment de bouteille pour savoir que Russ survolté constituait un risque très sérieux à l'intégrité des pots de fleurs sagement alignés de chaque côté de la porte - voire même de la sonnette lorsqu'il déciderait de la martyriser.
Et donc, auraient été ouvrir la porte dans une tentative honnête pour limiter les dégâts.

Chipie ouvrit la porte au premier tintement que Russell se décida à arracher à la sonnette, et ce, avant qu'aucun des pots de fleurs n'ait eu le temps de se voir fauché par sa queue crocodilienne. Une chance.
Parce qu'excité, le daemon l'était, manifestement.

« Valeee ¿hoy que te pasa cabrito? » Clama-t-il aussitôt la porte ouverte, trop vite, trop fort, et avec un bruxisme désagréable en guise de séparation des mots.

Comme s'il était parfaitement inhabituel que Chipie ne lui ouvre pas sur-le-champ alors que la lumière du jour avait à peine décidé de pointer par-dessus les toits.
Buenos días qué tal bien bien vale bref let's go-

« Tiens-moi ça attends, » Enchaîna-t-il sans s'embarrasser de formalité, fourrant un sac et ce qui ressemblait à une caisse à outils dans les bras de Chipie, pour mieux décrocher un autre sac de son dos, s'accroupir et fouiller dedans. « eeet ça. » Une lourde liasse de papier atterrit sur le reste de la pile dans un quasi vol-plané. Le temps que Chipie puisse gérer tout ce bordel sans se casser la figure suffisamment bien pour le regarder dans les yeux, le daemon s'était relevé, appuyé des deux mains sur chaque côté de l'encadrure, et penché sur lui avec un sourire retors : « T'as deux minutes ? »

Et là-dessus, il l'avait tiré jusqu'au train, et de là jusqu'au centre-ville, et comme s'il n'y avait rien de plus normal il l'avait poussé devant lui dans le quartier chaud, dans des ruelles de plus en plus étroites, jusqu'à consentir à ce qu'ils s'immobilisent sous une grande fenêtre close dans une arrière-cour dont l'absence de cadenas au portail semblait suspecte.

Là seulement, le daemon s'arrêta de trimballer son ami partout en déviant tout questionnement par une blague ou un grossier changement de sujet, et posa son sac au sol pour se rouler une cigarette.
Les siennes avaient une taille conséquente - qui aurait fait blêmir la plupart des humains du coin, mais eh les petits chats, on était sur Asphodèle - et il lui fallut deux secondes pour l'allumer correctement.
Lorsqu'il souffla enfin la fumée dans la direction opposée à Chipie, sa queue battait toujours contre le sol et sa jambe droite continuait de trembler -signe que malgré la pause il n'était pas calmé - mais Russell avait l'air très content de lui.

Chipie ne dormait toujours que d’une oreille, et c’était important. Pourquoi ?
Parce que parfois on frappait à sa porte à 5h30 et qu’il devait se dépêcher d’ouvrir avant qu’on balaye son perron de toute forme de vie.

Mine de rien, il tenait aux quelques fleurs qu’il ne faisait pas crever en trois jours. Petite fierté.

Est-ce que trouver Russ sur le pas de la porte aux aurores était habituel ? Non. Est-ce que ça le surprenait ? Non plus. Comme on avait tendance à relever son sale caractère au bout du deuxième rendez-vous, on avait tendance à s’attendre à tout avec Russ. Ce n’était pas une critique, hein, mais ce n’était pas un compliment non plus. Chipie aimait les choses bien faites, les plannings décidés à l’avance, et les bonnes idées.
Et c’était peut-être les brumes du sommeil qui embuaient encore sa vision, mais Russ n’avait pas la tête des bonnes idées. De toute façon, personne ne peut avoir une bonne idée de si bon matin.

Enfin limite de nuit, juste très tard. Ca puait le coup fourré.

D’ailleurs, Chipie n’eut pas le temps de l’ouvrir – il eut droit à un bonjour express et se retrouva les bras pris. Il faillit trébucher sous le coup de la surprise (et du poids du barda), retenant de justesse un juron bien coloré. Quoi quoi quoi ? C’était quoi, tout ça ? Qu’est-ce qu’il fichait ? De quel crime il était en train de le rendre complice de force ? L’amour qu’il lui portait avec des limites légales, mais aussi des limites physiques. Qu’on le croie ou non, Russ était très doué pour vous faire bouger sans que vous vous en rendiez compte.

Et du coup, le voilà qui se retrouvait dans le quartier chaud, avec aucune idée de ce qu’ils fichaient là. A part un truc définitivement louche, parce que 1) il était toujours trop tôt 2) Russ avait changé de sujet à chaque question 3) il avait l’air beaucoup trop fier de lui, cet abruti.

Et lui qui s’était laissé kidnapper. Faut peut-être se faire pousser des couilles, à un moment –

« Ca fait plus que deux minutes » lâcha Chipie d’une voix dont l’amabilité avoisinait celle d’une porte de prison. Mais Russ ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il soit heureux. Il le connaissait. Déjà, il avait posé ses affaires par terre sans les laisser tomber – c’était le summum de la politesse. Elles aussi, elles n’avaient rien demandé.

Contrairement au grand crocodile, sa queue était repliée sur ses pattes. Ses oreilles, basses, lui donnaient l’air d’un lama sur le point de cracher.

Il ne se permettait pas d’être aussi ouvertement expressif avec les gens qu’il ne connaissait pas – politesse oblige.
Même Russ n’était pas nul à ce point pour organiser des rendez-vous.