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Jules Hauteclaire
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Jules Hauteclaire

En bref

Masculin
Pseudo : Never.
Messages : 107




« Si la mort est un mystère, la vie n'a rien de tendre. Si le ciel a un enfer, le ciel peut bien m'attendre ; dis-moi, dans ces vents contraires, comment s'y prendre ? Plus rien n'a de sens, plus rien ne va. »
Nom : Hauteclaire.
Prénom : Jules, Armand, Raphaël, Louis.
Surnom : Il refuse tous ceux qu'on lui a donné.
Sexe : Masculin.
Âge effectif : 65 ans.
Âge apparent : 17 ans.
Date de naissance : 04/01/1771, Paris, Royaume de France.
Date de mort : 29/04/1836, Paris, Royaume de France.
Orientation sexuelle : Hétérosexuel.
Groupe : Commotus.
Nationalité : Français.
Langues parlées : Français, Anglais.
Ancien métier : Fonctionnaire puis journaliste une fois rentré en France. Vers la fin de sa vie, il louait des appartements.
Métier actuel : Journaliste.
Casier Judiciaire


▬ Crimes commis :
▬ Circonstances du décès :
▬ Péché capital principal :
▬ Péché capital secondaire :
▬ Rapport à l'alcool :
▬ Rapport aux drogues :
▬ Addictions :
▬ Mauvaises attitudes récurrentes :
▬ A été victime :


Physique


Jules est frêle, presque fragile derrière les airs féroce qu'il se donne. Si Dieu avait voulu qu'il puisse se défendre, il l'aurait fait plus grand ou plus fort ; hélas, de son visage à ses os, tout son corps reste désespérément fin et faible.
Son mètre soixante-sept le plaçait, auparavant, dans une moyenne raisonnable dont il n'aurait techniquement pas eu à se plaindre – mais Jules avait (et a encore) tendance à voir le verre à moitié vide et se trouve trop petit, la faute à une comparaison constante avec certains de ses pairs plus grands. Pour ne rien arranger, monsieur n'a jamais apprécié l'exercice physique, qu'il a boudé autant que possible durant son enfance et son adolescence. Si la chose s'est arrangée avec l'âge, et notamment parce qu'il désirait suivre ses enfants dans leurs activités, il se retrouve coincé avec le corps mince de ses dix-sept ans, période à laquelle l'escrime et l'équitation arrivaient tout au bas de sa liste de priorités. Du reste, Jules n'a jamais été particulièrement désagréable à regarder, quoiqu'il ne se soit jamais trouvé beau pour autant. Un visage fin, naturellement pâle, et des yeux d'un bleu très clair couronné de sourcils froncés les trois quarts du temps. Ses cheveux n'ont rien de particulier, si ce n'est leur couleur qu'il n'a jamais apprécié : il aurait mieux aimé être châtain comme ses frères et sœurs, mais ses mèches hésitent entre roux et blond, couleur que l'on qualifie de blond vénitien – et non roux tout court, remarque que le jeune homme prendrait presque comme une insulte, bien qu'elle soit à la vérité tout à fait exacte. Jules préfère en général qu'on ne fasse aucun commentaire sur ses cheveux, ni sur son apparence en générale. Il fait de son mieux pour se cacher et, discret à l'extrême, optait toujours pour des vêtements aux coloris ternes censés le faire fusionner avec la tapisserie ou n'importe quel autre support lors des réceptions. Et l'uniforme d'Asphodèle, quoique particulier, le fait passer inaperçu ; jamais il ne lui prendra l'envie de le customiser d'une quelconque façon, c'est chose sûre. Jules a des goûts modestes, tout sauf extravagants, et cela se retrouve dans ses coiffures simples mais soignées.

Jules a le dos droit mais baisse souvent les yeux et la tête. Il a une manière de se déplacer et se comporter qui hurle au monde qu'il préfère la solitude à la compagnie. D'ailleurs, il ne sourit jamais, et une moue mécontente, presque enfantine, cède la place aux expressions blasées ou coléreuses selon le moment. Jules  a souvent l'air d'un chien montrant les crocs, et s'il préfère aboyer que mordre, il n'en reste pas moins violent comme ses phalanges abîmées peuvent de temps à autre le montrer. Mécanisme de défense visant à éloigner les inconnus, puisqu'on a rarement envie d'adresser la parole à un garçon qui fait la tête. Les plus insistants, il les fusille du regard : en général, ça refroidit assez.
Jules n'a pas l'air aimable et il ne se dégage rien de particulier de son apparence banale ; le jeune homme aime se faire ombre, pour qu'on ne le remarque pas, ne lui parle pas, ne le blesse pas.

Les vieilles habitudes ont la vie dure et les cicatrices ne disparaissent jamais vraiment.


Caractère


Jules se sent détesté, persécuté, incroyablement seul et incompris ; renfermé à l'extrême et secret, il a mis très tôt un verrou sur ses sentiments et son mal être.  Le petit garçon timide, de moqueries en coups, s'est mué en un adolescent froid, distant, qui ne sourit jamais et n'en éprouve par ailleurs pas le moindre besoin. Si Jules donnait souvent l'impression de ne pas être là, c'était qu'il avait envie d'être tout sauf là – et plusieurs fois, sa mélancolie a failli lui faire franchir le point de non-retour. Jules n'a aimé la vie qu'une fois ou deux, et cela s'en ressent toujours dans son attitude.
Le jeune homme n'aime ni la compagnie des autres ni les grands discours. Amateur du moindre mot, il répond toujours brièvement et s'il veille à être le plus courtois possible, sa voix a quelque chose de sec et de désagréable. Comme une branche qu'on casse d'un coup de poignet, elle trahit son ennui à tout va et son regard fuyant ne permet à son interlocuteur que de se faire une vague idée de la couleur de ses yeux. Jules est une ombre morne sans éclats et qui tient à le rester. On pourrait penser, de prime abord, qu'il se plaît dans sa tristesse : il n'aime la solitude et la réclusion que parce qu'elles lui apportent moins de peine que la compagnie de ses pairs. Incapable de lier une véritable amitié par peur de la trahison, il est également incapable de donner sa confiance à qui que ce soit. Chaque individu ne reçoit en cadeau qu'une réticence pressée de vite en finir : Jules a toujours hâte de retourner à ses livres.
Mal à l'aise dans la foule, Jules n'en garde pas moins une répartie qui peut se faire cinglante lorsque l'individu refuse de lâcher prise pour une raison ou une autre. Il n'a pas peur de faire mal puisque personne n'a jamais eu peur, semble-t-il, de le blesser allégrement – et Jules, c'est aussi beaucoup de rancune, une rancune qui n'en finit pas, qui s'accroche à ses pas et s'étale sur des années et des années. Profonde, la blessure a tant de mal à se refermer qu'elle ne se referme jamais tout à fait. Jules n'oublie pas les coups qu'il reçoit et rêve souvent de se venger, se le promet parfois ; malheureusement, et malgré son refus maladif de compassion, il finit par s'en vouloir.

« Désolé » est un bien grand mot qu'il prononce par ailleurs rarement. Ça ne l'empêche pas de le penser, ça ne l'empêche pas de vouloir aider ou se faire pardonner ; son manque de confiance en lui et cette rancune insidieuse l'empêchent en revanche de faire le premier pas. Bon nombre de ses pensées et de ses désirs ne dépassent jamais la barrière insurmontable de cette langue qui trébuche et qu'il déteste plus que tout.

Jules rejette l'amour et l'affection à grands coups de « non ! » et de mots durs. La vie l'a rendu méfiant à l'extrême, et chaque geste de bonté lui semble une main tendue uniquement pour mieux se moquer de lui. Alors Jules cultive sa solitude, il se montre désagréable quand il le doit, méchant s'il le faut, et tant pis pour les remords. Buté, borné, il refuse de changer quoi que ce soit à son attitude : le mal, c'est les autres, il l'a bien compris. Il ne trouve de semblant de paix qu'avec lui-même.

Et à cause de ça, personne ne sait que derrière ses sourcils froncés et sa propension à préférer les poings aux mots lorsque ceux-ci dérapent ou refusent de sortir, se cache un garçon fin, sensible et intelligent. Personne ne sait qu'avec les bons mots, Jules saurait aimer sincèrement et inconditionnellement. Si seulement il pouvait se faire confiance.
Si seulement.


Histoire


Je ne voulais pas mourir à Paris.
Je ne voulais pas revenir ici.


« Papa... »

Je ne voulais pas, ramène-moi, je t'en supplie, je ne veux pas mourir ici.

Il ferma les yeux et l'ignora. Une fois le silence revenu, il pouvait enfin faire comme si elle n'existait pas, et prétendre qu'elle n'était pas à côté de lui à le fixer.

Mais ne me prends pas la main, je t'en veux encore.



11 Septembre 1776, Paris, Royaume de France.

Marguerite fouillait toutes les pièce sous le regard morne de son frère, désespérément muet depuis que le carrosse noir s'était ébranlé le long de la rue avec leurs parents. Depuis tôt ce matin-là, elle s'exclamait et tentait de le faire parler, sans succès.
Jules n'aimait pas parler et sa sœur le savait ; mais une question la taraudait et si elle n'avait pas la réponse, son aîné devait sûrement la posséder.

La science que la fillette n'avait pas, elle pensait toujours la trouver chez son frère, quand bien  même les treize mois qui les séparaient ne perçaient pas même à travers leurs rondeurs d'enfants.

« S'ils étaient partis avec lui, on l'aurait entendu ! Cria-t-elle à travers plusieurs épaisseurs de murs, Il fait toujours beaucoup de bruit quand on le prend dans les bras ! Tu ne crois pas ? »

La course précipitée de ses souliers contre le plancher précéda son petit nez froncé par la porte entrebâillée. Le meilleur moyen de faire taire Marguerite n'était pas de l'ignorer, oh non.
Elle traversa la chambre jusqu'à pouvoir secouer son frère par la manche. Il lui adressa une grimace qu'elle lui renvoya, au double d'élégance.

« S'il te plaît, réponds-moi ! Je ne le trouve pas, ça m'inquiète.

- I-il est p-parti avec nos p-parents. C'est t-tout.

- Aaaah ? Mais je pensais que... ce n'est pas dangereux de le faire sortir sous toute cette pluie, s'il est malade ? »

Jules secoua la tête et reposa ses coudes sur le rebord de la fenêtre d'où dégoulinait l'eau de pluie. Marguerite resta muette le temps d'un quart de minute et repartit de plus belle, hurlant à travers toutes les pièces de l'étage qu'elle avait déjà passées dix fois au peigne fin :

« Emmanueeeeeel ! Tu réponds ? C'est Marguerite ! »

Les protestations étouffées de leur servante ne l'arrêtèrent pas dans sa curieuse chasse au trésor. Morbide même, songea Jules, qui savait que leur petit frère était mort depuis deux jours et bientôt enterré. Personne n'avait jugé bon d'expliquer à Marguerite que ce qu'elle qualifiait de « sieste prolongée » n'en était pas une et qu'elle n'entendrait plus jamais Emmanuel rire ou crier. Jules avait tout compris en passant la main devant une bouche pâle et close par laquelle ne s'échappait plus aucun souffle chaud : et il n'était pas, au contraire de sa cadette, imperméable à la tristesse de ses parents. Il tira sur son costume noir et scruta la rue où quelques passants bien habillés se pressaient de rentrer chez eux.
Et dans le ciel, de gros nuages de la même couleur que sa veste.

Jules avait un poids sur le cœur, et il ne savait pas si c'était parce que son frère était mort, ou pour une toute autre raison.
Peut-être bien que les exclamations de Marguerite commençaient à le fatiguer.

« T-tais-toi un p-peu, Marguerite.

- Hmmm... »

La fillette se glissa telle une âme en peine jusqu'à lui et encercla ses jambes de ses petits bras. Menton posé contre ses genoux, elle lui lança un regard d'un sérieux singulier.

« Emmanuel est bien parti, je crois. Je m'ennuie. Jules, tu ne pars pas, toi, n'est-ce pas ?

- N-non... Je r-reste là. »

Il lui tapota gentiment la tête, puisqu'il avait du mal à rester fâché contre ces grands yeux bleus et candides. Il la laissa jouer près de son fauteuil, lui lançant de temps à autre de petits coups d’œil pour vérifier qu'elle ne faisait pas de bêtises. Le reste du temps, il restait accroché à la rue et ses parents qui ne revenaient pas. Il comptait les secondes et les gouttes de pluie qui s'écrasaient contre les carreaux des fenêtres. Il n'osait pas fermer les yeux, de peur de rater la voiture...

Jules ne savait pas grand chose, au final, sans doute parce qu'il n'avait que cinq ans et que la vie et la mort, concepts bien définis, n'avaient malgré tout qu'une signification évanescente à ses yeux. Il avait donné la main à un cadavre, pourtant : mais ça ne suffisait pas.

Et c'était sans doute de cette attente interminable, de cette pluie qui n'en finissait pas, qu'il tirait ce sentiment de langueur les jours d'orage, qui le poussait à s'asseoir toujours à la même place, sur le même fauteuil à la toile vieillotte, et à attendre quelque chose dont il ignorait la nature même ou l'identité.

Si, toutefois, ce quelque chose existait bel et bien.



6 Mai 1777, Paris, Royaume de France.

Jules détestait quand sa mère l’attrapait par le bras et lui demandait d'enfiler sa plus belle tenue ; lui qui ne faisait déjà pas grand chose d'autre que la moue (que sa mère trouvait pour sa part adorable, autant pour elle) à longueur de journée, il se transformait en statue de marbre à l'expression figée et fort peu aimable au demeurant.
Car lorsque sa mère lui demandait de bien s'habiller, c'était qu'ils allaient rendre visite à des amis quelconques, et Jules n'aimait pas rendre visite aux amis de ses parents : s'ils n'avaient pas d'enfants, il s'ennuyait, et si au contraire ils en avaient, il se faisait ennuyer. Tout ce que le petit garçon demandait, c'était un moment de répit, vingt-quatre heure par journée.

C'était hélas toujours trop demander, et il faillit échapper à l'étreinte de sa mère en reconnaissant la façade de l'hôtel dans lequel ils s'apprêtaient à passer l'après-midi.

Non, non, non, non...

« Oh, Jules, s'il te plaît ! Sois donc un peu sage ! »

Marguerite avançait sagement près de lui, et il se prit à envier son calme serein et son élocution parfaite. Évidemment, lui, dès qu'il ouvrait la bouche...

« Raphaëlle, quelle bonne surprise ! »

Comme si notre arrivée n'était pas prévue, grommela tout bas le garçon en jetant à peine un œil à la jeune femme dont sa mère complimentait la bonne mine et la tenue. Il savait que cette dernière et sa sœur avaient beaucoup d'admiration pour les boucles blondes de la dame, pour ses traits délicats et sa fine silhouette. Lui n'y voyait qu'un peu d'amertume dissimulée sous les fards.
Et beaucoup d'ennuis dissimulés dans son dos.

« Alors, quel âge vous avez eu ? Dites-moi !

- On a eu six ans ! S'exclama une petite voix comme si parler à hauteur raisonnable était hors de question, et j'ai presque dépassé ma sœur !

- Dis donc, quel grand garçon !

- N'est-ce pas ? »

Un retrait stratégique derrière la robe de sa mère ne suffit pas. Propulsé devant leurs hôtes, Jules fit de son mieux pour avoir l'air égal à défaut de paraître enchanté.

« Et si tu disais bonjour au lieu de te cacher ? »

D'autres auraient pu le croire muet en le voyant saluer d'un geste de la tête. Ceux-là l'avaient déjà entendu parler et connaissaient son problème. Jules le regrettait un peu plus chaque jour.

Devant lui, les deux enfants lui renvoyèrent son signe avec un sourire. Ils étaient comme leur mère, blonds et magnifiques, à en croire les compliments dont sa mère les inondaient dès qu'elle leur rendait visite. Ce qui avait le plus frappé Jules avait été d'apprendre qu'ils étaient jumeaux. La chose n'était pas exceptionnelle mais relativement peu courante, assez en tout cas pour être notée et susciter son étonnement.
Marguerite se faisait toute timide en leur présence ; Jules pensait bien qu'ils l'impressionnaient.
La seule chose qui l'impressionnait, lui, c'était la propension du garçon à parler dès qu'il en avait l'occasion.

Tout mon contraire.

« Bonjour Marguerite !

- Bonjour », répondit rapidement la fillette en filant se cacher derrière son aîné. Les deux mères se mirent à rire. Jules, atrocement gêné, fixait ses interlocuteurs sans bien savoir quoi faire, lèvres scellées.

Je ne parlerai pas, je ne parlerai pas.

« Madame, la Comtesse de Loines est arrivée. »

Il en poussa presque un soupir de soulagement, le silence aussitôt broyé par le hurlement strident d'une petite fille venue se jeter dans les bras des jumeaux. Deux enfants plus mesurés s'approchèrent à leur tour. Doucement, Jules recula jusqu'aux trois femmes qui discutaient afin qu'on l'oublie pour de bon.

Difficile puisque Marguerite lui tenait la main et qu'elle ne voulait pas s'éloigner.

« On est en retard ! Désolée !

- Ce n'est pas grave, Jeanne ! C'est l'intention qui compte !

- Mais oui ! Au pire tu sais, je te le souhaiterai en retard aussi, comme ça nous serons quittes.

- Oh, méchant ! »

Les rires et les babillements des autres l'agaçaient. Jules aurait aimé disparaître sous terre et ne plus jamais en ressortir. Il aurait aimé retrouver sa chambre et ses livres, sa place près de l'âtre ou de la fenêtre. Qu'importe tant qu'il ne se trouvait plus ici.

Il avait six ans et l'impression croissante de n'être jamais à sa place.



« Le bègue ! »

Lui n'avait jamais demandé ça, n'avait jamais rien dit, jamais rien fait ; lui qui, assis ou roulé en boule dans un coin, ne demandait qu'à être oublié du monde entier.
Mais ça, c'était sans doute trop te demander, n'est-ce pas ?

Et les lèvres scellée sur des plaintes acides et des remarques acerbes, il fermait les yeux sur le livre que l'on déchirait page par page à ses pieds.

Jules, ferme les yeux, ils finiront par t'oublier.
Bouche cousue, ils finiront par s'en lasser.
Si tu ne réponds pas, ils finiront par s'en aller.

« Tu ne dis rien ? »

Et s'ils te frappent, les bleus disparaîtront un jour ou l'autre.

Mais les bleus au cœur, maman, tu ne m'as jamais montré comme les soigner.



« Mon dieu, mais qu'est-ce qui t'es arrivé ? »

Tout doucement, les mains de Raphaëlle parcoururent le visage bleui de son fils, des griffures sur ses joues aux coupures de ses lèvres ; et si elle s'était aventurée à soulever son chemisier, elle aurait pu compter les traces de coups qui marbraient sa poitrine.

« R-rien, je suis tom-tombé. » mentit Jules sans le moindre aplomb, repoussant ces doigts qui pourtant mettaient du baume à sa douleur. Sa mère ne voyait jamais que les bleus à la surface, persuadée qu'elle était que ses longs silences n'étaient que le prolongement de son caractère solitaire et effacé. Elle ne voyait pas le plus important et Jules ne l'en blâmait pas, puisqu'il se donnait du mal pour le cacher. Avouer, et avouer quoi ? Les poings, ça n'arrivait que de temps en temps. Les mots, plus souvent. Mais les adultes ne comprenaient pas ces peines là et personne ne l'aurait cru s'il s'était confessé.

Antoine de Landerolt et Éric de Loines ? Des anges, de bons enfants, obéissants et charmants. Il avait la malchance d'avoir face à lui deux garçons auxquels on aurait donné le bon dieu sans confession.

Vaincue, Raphaëlle se retirait souvent avec une mine attristée pour mieux puiser de l'eau, afin de panser les plaies. Celles en surface, et qui ne faisaient mal qu'un très court instant, tandis qu'à l'intérieur, la chair restait à vif. Et il se cloîtrait de plus en plus pour ne pas les croiser, refusait de prononcer ne serait-ce qu'un mot.

Et qu'en dit le médecin ? Que du mal, que du mal. Pauvre Jules, tu es un enfant à problèmes. Pourquoi  ne pas prendre exemple sur tes amis ? Parler, jouer, sourire, rire, faire la fierté de tes parents qui t'aiment et te chérissent.
Oui Jules, tu as eu la chance d'être désiré et aimé, et c'est ça qu'il te reproche.

Par délit d'amour, il se retrouvait seul avec un reflet qu'il détestait de bas en haut.

« Juuuules ? »

Jusqu'à ce que la voix de sa sœur ne fasse voler le silence en éclat. D'elle, il aimait tout, de ses boucles à son grand sourire et ses yeux taquins. Elle qui ne se moquait jamais, ne le reprenait jamais, prenait la peine de déchiffrer tous ses silences pour mieux le consoler.

La petite silhouette lui adressa un signe de la main depuis la chambranle de la porte. Jules lui sourit à travers le miroir.

« J-j'arrive, M-Marguerite. »



6 Juin 1783, Paris, Royaume de France.

« Eh, je me disais bien qu'il y avait quelqu'un là-dessous. »

Le garçon fit la grimace sans pour autant bouger de la tenture derrière laquelle il s'était caché en début de soirée. Après avoir salué quelques connaissances, il avait estimé avoir fait son devoir et s'était retiré à pas de loup là où il savait que personne ne venait jamais le déranger.
Manque de chance, cette fois-là, quelqu'un l'avait aperçu et le détaillait maintenant avec curiosité. Agacé, il haussa les épaules et détourna le regard.

« Je ré-réfléchis. »

L'inconnu haussa un sourcil interrogateur.

« Seul et dans un endroit pareil ?

- Ce s-sont m-mes a-affaires. »

Le ton agressif aurait dû décourager l'importun mais celui-ci partit d'un rire discret qui crispa Jules de haut en bas. Il allait finir par trahir sa présence et il ne voulait pas sortir. Il avait aperçu les Landerolt et les Loines pus tôt et ne désirait pas leur faire la conversation.
Pourtant compréhensif, le jeune homme se mit à parler tout bas.

« Vous vous cachez de quelqu'un ?

- Peut-être b-bien. Et v-vous, v-vous n'avez r-rien de mieux à f-faire ?

- Hmmm, sans doute que non. »

Bien ennuyé, il se redressa pour jeter un œil à la salle. Les couples discutaient aux quatre coins de la pièce et le dîner se prolongeait jusqu'aux deux autres salons ; la plupart s'agglutinaient néanmoins autour d'une seule personne. Jules fronça les sourcils puis écarquilla les yeux.

« Je v-vous reconnais, fit-il en se retournant vers le jeune homme, v-vous êtes le cou-cousin d'André. »

Impossible d'interpréter le sourire en coin qu'il lui offrit – et Jules se prit à penser, amer, que ça n'aurait pas dû l'intéresser. André Castelier gravitait dans bien des sphères mais Jules se refusait à admirer un homme vers lequel il levait des yeux impressionnés. Cet homme dont tout le monde vantait le mérite et le savoir ne récoltait que son indifférence, et par extension la famille qu'il ramenait de province jusqu'à Paris. Il voulut très fort se dérober à sa présence, mais le jeune homme ne semblait pas décidé à rejoindre les autres.
Il aurait sûrement pu susciter l'admiration, lui aussi, et il avait un beau visage : mais à l'ombre des autres, même talentueux, on ne pouvait pas briller.

Il ne le savait que trop bien.

« V-vous n'allez pas les v-voir ?

- Ils sont occupés, je pense.

- Et ç-ça ne v-vous rend p-pas jaloux ? »

La mine pensive du garçon se perdit dans un hurlement que la bienséance condamnait – mais Jules n'était pas franchement surpris d'un éclat qu'il subissait au quotidien. Mains sur les oreilles, il regarda Rosalie se jeter sur le pauvre hère qui lui servait de fiancé.
Il ne savait plus s'il devait le détester ou le plaindre.

« Richard, je t'avais dit de ne pas t'éloigner ! Je te cherchais, moi !

- Ah, désolé, j'ai voulu me dégourdir les jambes. »

L'enthousiasme qui modulait sa voix fit sourire Jules. L'instant d'après, le regard très bleu de la fillette se plantait dans le sien.

« Jules, ta mère te cherche partout, elle aussi ! Qu'est-ce que tu fais là à te prélasser ? »

Il n'appréciait pas Rosalie parce qu'elle était vive et bien trop bruyante, mais elle passait si vite du coq à l'âne qu'il sut qu'elle n'allait pas le dénoncer, ou pas dans la seconde. Cela lui laissait le temps de changer de cachette et éviter les hoquets de sa mère.

« Alleeeez Richard, il faut que je demande quelque chose à mon père ! »

Ce « quelque chose » nécessitant de toute évidence la présence de son fiancé, elle entreprit de le tirer par la manche jusqu'à l'individu en habit puce et ventre proéminent qui ponctuait chacune de ses phrases d'un rire vibrant. Avant de disparaître dans la foule, Richard lui adressa un signe de tête et un sourire, que Jules lui renvoya en grimace peu convaincante.
L'amabilité des autres lui était si rare et désagréable qu'elle ne lui était plus précieuse. Et de surcroît, c'était le cousin d'André. Il ne voulait pas en entendre parler.

Silencieusement, il se redressa, épousseta machinalement le tissu clair de son pantalon. Un regard à la ronde lui apprit ce qu'il savait déjà depuis longtemps.

Tout le monde avait quelque chose à faire et à dire, dans cette pièce, quelqu'un à retrouver et quelques nouvelles à partager.

Tout le monde sauf lui.



Il ne se souvenait plus de tout ça – non, il aurait aimé ne plus s'en souvenir.
Mais les mauvais souvenirs restent accrochés à la peau, ils se débattent pour garder la tête hors de l'eau.

« Ma-Marguerite ? »

Kaléidoscope d'échardes en plein cœur. Ce jour-là, il avait vraiment voulu mourir. Il avait failli mourir. Et la faute à qui ?

Cette fois je ne te le pardonnerai pas.

Non, je ne te le pardonnerai pas.



?? Octobre 1787, Paris, Royaume de France.

Jules était toujours assis sur le même fauteuil où, dix ans plus tôt, il attendait que ses parents reviennent de l'enterrement. Les gouttes de pluie se fracassaient avec une constance agaçante le long de la vitre ; l'impression amère de revivre le même jour, encore et encore, le taraudait sans merci.

C'est parce qu'en dix ans, tu n'as pas du tout changé, Jules. Tu as gardé la même expression, le même manque de mots, la même absence d'entrain.

Il se leva du siège sans quitter la rue des yeux. La fenêtre lui renvoyait le visage trouble et pâle d'un garçon soucieux qui fuyait le soleil comme la peste. La sensation de n'appartenir à rien ni personne ne se dissipait pas non plus. Il avait lu tous les livres de la bibliothèque, connaissait tout ce qui se disait ici-bas.
As-tu besoin d'un ailleurs pour combler le vide ?

Jules n'avait besoin que d'une seule personne qui lui échappait peu à peu. Ils étaient injustes à lui dire qu'il n'acceptait pas de la laisser vivre. Lui comme elle savaient qu'il n'en était rien. A croire qu'il n'était pas possible d'aimer sans enfermer l'autre en cage.
Enfermé à double tour dans sa chambre, il tournait en rond. Une course précipitée le long du pavé lui fit lever la tête, et le temps que le loquet de la barrière ne se referme, il avait dévalé les escaliers jusqu'à la porte d'entrée.

Il avait au ventre l'appréhension des mauvaises nouvelles, et ses doigts tremblèrent le long du bois jusqu'à trouver la clenche. Une veste qui ne lui appartenait pas au bras, poing levé, Marguerite lui renvoya un regard surpris.

« Je t'ai vue a-arriver par la fenêtre. »

Il se décala pour la laisser passer, elle, sa robe trempée et son sourire coupable. Il n'avait pas besoin de demander pour savoir avec qui elle avait passé l'après-midi.

Il demanderait malgré tout pour être sûr, pour la mettre en garde. Jules ne criait jamais au loup, et pourtant personne ne le croyait plus depuis longtemps.

Eh, le bègue !

Lui qui ne mentait jamais.



« J'ai une sainte horreur des menteurs, et tu ne dis jamais la vérité. Tu es faux de bas en haut. Complètement faux. »



?? Avril 1788, Paris, Royaume de France.

Je te tuerai, je te tuerai. Et si je ne peux pas, je prierai simplement pour que tu meures.
Regarde ce que tu as osé nous faire.

Qu'avions-nous demandé...

La porte d'entrée claqua au moment même où Armand enfilait son manteau pour partir à la recherche de son fils aîné. Pris en flagrant délit, le souffle court, celui-ci s'appuya au bois sans songer à ses cheveux qui goûtaient sur ses épaules. Il n'avait pas pensé à remettre sa capuche sur sa tête en sortant. Il avait tant d'ennuis au cou, bien plus graves que la pluie.
Sans un bruit, la domestique s'éclipsa.

Furtivement, il vint à l'esprit de Jules qu'il ne pouvait pas reculer.

« Où étais-tu passé ? »

Il serra les dents, se fit mal à la mâchoire. Incapable de soutenir le regard de son père, il le déporta sur la droite.

« Jules, réponds-moi.

- J'j'étais s-sorti, fit-il en espérant que le manque de précision passerait inaperçu ; du coin de l’œil, il vit son père froncer les sourcils. Il compta jusqu'à dix, pria pour qu'il laisse tomber et le laisse filer dans sa chambre. Prier, il ne savait plus faire que ça, mais jamais à voix haute, comme tout le reste.

Son poignet le lançait et gonflait. Il le dissimula sous le tissu trop long de son manteau, dans lequel il nageait. Belle analogie pour un jour de pluie.

« Tu étais chez les Landerolt ? »

Il pinça ses lèvres sans couleur.

« N-non.

- Jules, je ne veux pas de problèmes avec eux. Ce sont des gens biens. Ta sœur ne le voudrait pas non plus. »

Jules savait très bien ce que Marguerite voulait : elle avait refermé la porte sur ses vœux et sa figure. La poitrine méthodiquement mise en miettes par un sentiment croissant d'injustice, il acquiesça sans en penser un mot.

« Je s-sais.

- Alors n'y va plus. »

Il se tut. Au dehors, l'averse ne se calmait pas. Le talon de ses bottes glissa contre le plancher, jusqu'à faire flancher des genoux qui n'avaient jamais été solides. Il enfouit ses yeux déjà rougis contre ses paumes, et ne se mit à sangloter qu'une fois les bras de son père autour de ses épaules.
Il n'avait jamais pleuré, avait enduré les coups les plus violents et les mots les plus mesquins sans broncher. Mais cette fois-là, il ne s'agissait plus de lui.

Comment as-tu pu.
Comment...



Leur mère, qui n'avait jamais été très solide, s'affaiblissait plus elle sentait la tristesse de sa fille aînée : celle-ci la laissait filtrer par à-coups, par ses sourcils froncés et ses soupirs discrets, le vide formé par l'absence de ses rires. Isabelle et lui se relayaient pour lui tenir la main, mais rien n'y faisait.

« Maman va mourir ? » lui demanda la fillette un jour, effrayée de l'avoir aperçue pleurer.

Jules, tout malhabile qu'il fut, consentit à l'étreindre un instant.

« N-non, elle a juste b-besoin de se re... reposer. D'accord ? »

Sa cadette lui offrit un sourire soulagé, qui avait le mérite d'être sincère. Deux chambres plus loin, Marguerite avait tout loisir, depuis tôt le matin, de regretter ses actes et ses décisions. Jules avait beau la plaindre, son cœur s'écorcher chaque fois qu'un mauvais mot filait sur elle, il ne pouvait pas s'empêcher de la détester.

Comme si elle avait voulu parachever l’œuvre de cet imbécile, elle avait fait en sorte que toute la maison s'en rende malade. Tu dois être fière, non ?

Il tendit la main à Isabelle et pour oublier, lui proposa de l'aider à ranger ses poupées.



Jules ne sortait plus, pas même pour le nécessaire, tant et si bien que ses parents avaient cru à plusieurs reprises – le médecin avec eux – que la mélancolie allait l'emporter sans un mot. Il n'arrivait plus à sortir de son lit le matin et passait le plus clair de son temps à broyer du noir, se demandant effectivement s'il n'aurait pas mieux valu en finir sur le champ.

Le verre d'eau dans ses mains lui renvoya l'image tremblante d'une moue grise et crispée. A quoi beau la vie quand on a si peu d'entrain à la remplir ?

Il se préoccupait si peu de ce qui l'entourait, à vrai dire, qu'il apprit la maladie de Marie et sa mort dans la foulée. Dieu ne cessait de lui paraître injuste au fur et à mesure que le temps passait. Si justice il devait y avoir, cette maladie aurait dû emporter son frère – ou lui.
Pas elle, qui semblait en attendre tant de cette vie dont lui n'espérait déjà plus rien.

Il avait revêtu le costume noir des mauvais jours. D'un pas traînant, il se rendit jusqu'au fauteuil où, pratiquement douze ans jour pour jour, il guettait le retour de ses parents. Emmanuel aurait eu quatorze ans. Le sentiment de langueur ne passait pas.

« Vai-vais-je attendre un mort q-qui ne re-reviendra pas toute m-ma vie ? » se demanda-t-il à voix haute, agacé par la pluie qui ne voulait pas tomber.

Emmanuel était mort, Marie aussi. Marguerite ne reviendrait pas.
Lui restait.



« Je sais. »

Qu'il l'avoue ou qu'il pleure ne lui fit pas le moindre bien. Il resta planté sur ses deux jambes à regarder des gouttes qui n'étaient pas de la pluie rouler sur ses joues.

Jules se demanda si rester insensible à la souffrance d'autrui n'était pas pire que s'en délecter.



?? Janvier 1789, Paris, Royaume de France.

« Il est magnifique, ma chérie. »

Les voix lui parvenaient depuis le rez-de-chaussée ; pas besoin de descendre une marche pour deviner le sourire gêné qui alla de paire avec les balbutiements de sa sœur.

« Merci beaucoup, maman. C'est trop gentil. »

Jules leva les yeux au ciel, singeant sans le voir ce visage rosi d'émotion. Marguerite était revenue sur Paris à peine son enfant né et baptisé, afin que ses parents puissent le voir et la féliciter pour sa grossesse et son accouchement sans incidents. Son époux, lui avait-on dit, manifestait plus de fierté qu'il n'en aurait dû pour un enfant qui n'était pas le sien. Qu'il soit né six mois après leur mariage semblait lui passer au-dessus de la tête. Il savait, pourtant.
Accoudé à la rampe du premier étage, les yeux bleus du garçon suivirent les mouvements affairés de deux domestiques dans le hall d'entrée.

Plus tard dans la journée, quelques amis viendraient offrir tous leurs vœux à la nouvelle mère ; pas tous, voire peu, seulement les plus proches, pour la raison qu'on connaît tous. Jules gageait de surcroît que les Landerolt ne feraient pas le déplacement, amer qu'il était qu'ils aient une excellente raison de ne pas se montrer. La terre retournée était encore trop fraîche, on regrettait encore trop Marie.

Par hommage – et par mauvais goût selon lui – Marguerite avait ajouté « Marie » aux prénoms de son fils, un amas de chair minuscule qui ne ressemblait encore à personne et avait gardé les yeux clairs de tous les nourrissons.

Jules détestait ses cris.

« Sais-tu que Rosalie a également accouché d'un petit garçon ?

- Oui, on me l'a dit. N'est-elle pas venue le présenter ?

- Il est né en Octobre mais ils attendent Avril ou Mai pour venir à Paris. A cause, tu sais...

- Bien sûr, je comprends. »

Avec les routes impraticables de la saison (certes moins qu'en 1784), qu'ils soient parvenus à Paris sains et saufs tenait du miracle. Eux aussi auraient pu attendre le printemps.

Ses chaussures cirées firent craquer volontairement le parquet lorsqu'il retourna à sa chambre, coupant pour quelques secondes la conversation du bas.
Jules avait refusé de parler ou voir sa sœur, par rancune ou respect de ce qu'elle lui avait dit avant qu'il ne quitte la pièce, ce fameux jour où il avait voulu la consoler.

S'il ne respectait pas ses choix, qu'il ne lui parle plus. Jamais, se dit-il, dos à la porte, je ne pourrai respecter un choix pareil.

Alors nous ne nous reparlerons plus, Marguerite. Plus jamais.



« Avez-vous lu le pamphlet de l'abbé Sieyès ? Il commence ainsi :

Qu'est-ce que le Tiers-État ? Le plan de cet Écrit est assez simple. Nous avons trois questions à nous faire:

1° Qu'est-ce que le Tiers-État ? Tout.
2° Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l’ordre politique ? Rien.
3° Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose.


- Cet homme parle bien ! Et il ne manque pas de raison.

- Ne pensez-vous pas que la chose est un peu trop agressive ? »

Jules fronça les sourcils, déplia ses jambes pour en chasser l'engourdissement. C'était le soir suivant la venue de sa sœur à Paris, tandis qu'elle dormait paisiblement dans sa chambre d'enfant. Une de ces discussions interminables qu'entretenaient sa mère et ses amies auxquelles il ne prenait jamais part mais qu'il aimait bien écouter, caché derrière une porte comme un enfant.

Lui qui se tenait si peu au courant des choses du monde y trouvait mille sources d'étonnement. L'agitation finissait toujours par se calmer, mais cette fois-ci ? Demain, on en parlerait peut-être plus.
La conversation glissa lentement mais sûrement sur un nouveau salon à la mode et il cessa d'y prêter une oreille attentive.

Demain, peut-être...



« Avec tout ce qui se passe en ce moment, on a peur de plus vilains troubles encore ! Les États-Généraux, le mois prochain, vous rendez-vous compte ? La situation doit être grave. »



?? Mars 1790, Paris, Royaume de France.

Les meubles étaient encore en place, ils n'avaient empaqueté que le nécessaire ; Jules restait accoudé à la chambranle de la porte, immobile, regardant Isabelle passer de pièce en pièce comme Marguerite avait eu l'habitude le faire à son âge.

« Quand est-ce qu'on reviendra ? » cria la fillette depuis le salon où Honoré, en colère, soufflait par le nez, roulé en boule sur le tapis. La tête blonde de sa mère passa par une porte voisine, essoufflée de s'être autant agitée.

« Dans un petit moment, ma chérie. Neuchâtel, ce n'est pas tout à côté... mais ce voyage nous fera du bien, nous l'avons trop longtemps repoussé. »

Elle en parlait comme d'un projet qui avait un jour eu une forme concrète ; sans la peur que suscitait les derniers événements chez les classes les plus aisées (encore qu'eux, malgré certaines de leurs relations, aient été relativement à l'abri), jamais ils ne seraient partis rendre visite à cet ami de la famille de leur père, perdu de vue à l'aube de ses vingt ans. Ce grand-père dont il avait hérité du nom avait été comme un père de substitution pour cet homme qu'il n'avait jamais connu. Jules mesura l'indifférence qu'il éprouvait à quitter son foyer, pour dieu seul savait combien de temps.

« C'est simplement un voyage, avait dit leur père, confiant à sa sœur aînée la garde de la maison et les gages des domestiques, nous reviendrons. »

Seule l'idée de faire ledit voyage coincé entre Isabelle et Honoré lui faisait regretter le vieux fauteuil de toile et sa place près de la fenêtre. Il quitta finalement la chambranle pour aller redresser Honoré, lequel salissait sans s'en soucier le beau costume tout neuf que sa mère lui avait fait tailler. Le petit garçon se débattit, mais son frère aîné eut le dessus – ses poignets tout fins promettaient de n'être pas plus forts que les siens dans quelques années.
Dans la famille Hauteclaire, on cultivait la minceur à en effrayer le médecin.

« Tout le monde est prêt ? »

Raphaëlle tentait de ne pas trépigner et de tenir son rôle de maîtresse de maison jusqu'au bout. Le ballet maladroit des domestiques s'immobilisa finalement, et Jules aida sa sœur à poser un pied dans la calèche spacieuse.

« Vous donnerez cela à ma sœur lorsqu'elle viendra vous voir demain, Henri. »

Le vieil homme prit l'enveloppe des mains de son maître et ami ; si Armand avait une confiance aveugle en lui, c'était parce qu'il s'était occupé de tous ses jeux et maux depuis qu'il était né.

« Bien, monsieur. »

Les roues balancèrent les occupants de droite à gauche, arrachant des cris et des gloussements amusés aux deux cadets.
Jules jeta un regard à ses parents émus. Ils aimaient trop Paris pour s'en défaire, quoi qu'il arrive. Ils reviendraient, et ce, que leur retour prenne dix mois ou dix ans. Doigts croisés sur ses genoux, il chercha à susciter en lui l'émotion d'un départ ou d'un retour lointain. Rien ne lui vint. Il y avait quelques années, il en aurait été contrarié.

Aujourd'hui, tout ça n'avait que peu d'importance à ses yeux.



Le cocher revint victorieux de sa brève entrevue avec l'aubergiste ; il avait réussi à lui tirer sans rien monnayer l'adresse exacte des Beaumillet. Depuis le dernier billet envoyé à Armand, ils avaient déménagés plus à l'écart de la ville, dans une grande maison de campagne. L'homme lui avait également indiqué avec beaucoup de déférence qu'Albert était un homme très apprécié dans la région, hélas deux fois veuf, mais plein d'affection pour ses enfants.
Jules ne s'intéressait ni aux détails comme son père, ni au paysage comme sa mère, ni à l'heure d'arrivée comme son frère et sa sœur. Il les fit taire à coups de regards assassins et lorsque leur calèche arriva en vue de la maison en fin d'après-midi, un soupir collectif de soulagement se fit entendre.

« Il a dû bien changer, je me demande si je le reconnaîtrai. »

Jules eut la décence de ne pas blesser l'âme romantique de son père, qu'il savait par ailleurs identique à celle de sa mère : on reconnaissait rarement quelqu'un que l'on avait vu pour la dernière fois à l'âge de sept ans.

Leur venue était attendue. Un domestique quitta son perchoir à leur vue et ouvrit bien grand la barrière de bois qui leur barrait le chemin. Dans la vaste cour où deux chats s'enfuirent en crachotant au bruit des sabots, un homme les attendait, les poings sur les hanches.
D'un même mouvement, Jules, Isabelle et Honoré se tassèrent dans leur siège.

« Maman, j'ai peur... » gémit la fillette, jetant un regard implorant au col de sa robe, garni de rubans.

Raphaëlle se mit à rire, gentiment.

« C'est bien le moment d'avoir peur, après nous avoir embêté tout du long ! Allons, il est temps de descendre et de saluer l'ami de votre père. »

Les enfants s'y prêtèrent à contrecœur, et comme Jules s'y attendait, il retrouva les deux peureux terrés dans son dos une fois le pied à terre. Il leva les yeux au ciel, les deux bras pris par leur étreinte tremblante, et fit de son mieux pour ne pas avoir l'air contrarié.

La ligne droite de sa bouche lui donnait l'air égal et détaché, mais il ne pouvait pas faire mieux.
La voix d'Albert était comme le reste de sa personne, drôlement robuste et portante. Les voisins les plus proches devaient l'entendre s'exclamer tous les jours – et ça malgré le vide de la campagne environnante.

« Armand, ça alors ! La dernière fois que je t'ai vu, tu faisais quoi... Cette taille-là ? (après avoir mimé un gamin lui arrivant grossièrement à la taille, il lui serra la main à lui en démettre l'épaule) Qu'est-ce que tu es devenu ? »

Jules pu voir la grimace de douleur qui passa comme une voleuse sur le visage de son père. Le poignet d'Albert devait bien faire deux fois le diamètre du sien.
Une chose que Jules avait opportunément apprise lors de ces soirées où il passait de mains en mains pour donner de ses nouvelles à toute la famille, c'était de ne raccrocher la conversation que lorsque l'on prononçait son nom.

« Et mes enfants, Jules, Isabelle et Honoré. »

Tiré de sa rêverie, il leva la tête. Il traîna les deux récalcitrants qui lui faisaient les gros yeux et salua poliment l'inconnu, sans toutefois prononcer un mot. Isabelle et Honoré firent de même depuis son dos, d'où ils penchaient des têtes timides. Albert n'en parut nullement ennuyé, ce qui rassura grandement Raphaëlle.

« Ahah, les enfants, à cet âge, c'est facilement impressionnable... Mais rentrez-donc ! Émile s'occupera de vos bagages. »

Le garçon d'une vingtaine d'années qui leur avait ouvert la porte s'en acquitta avec un enthousiasme débordant auquel le cocher, pas mécontent d'avoir de l'aide, haussa néanmoins un sourcil intrigué.

L'intérieur de la maison, aussi spacieux que l'extérieur, était fait tout de bois et de belles tapisseries. L'ensemble donnait aux pièces un aspect rustique et modeste dont on ne pouvait néanmoins pas ignorer la richesse. L'air, les meubles, tout était différent de Paris ; Jules en fut perturbé, peu habitué à perdre ses marques de la sorte.
Une cavalcade précipitée dans les escaliers coupa la conversation et agrandit le sourire de leur hôte. Il se tourna vers le grand escalier menant à l'étage, d'où une silhouette venait de bondir en toute hâte.

« Excusez-moi, je suis en retard, c'est impardonnable !

- Tout va bien, nous venons de rentrer. Et si tu te présentais au lieu de paniquer, hein ? »

Un petit « oui » gêné fila et Jules se pencha pour mieux distinguer la nouvelle inconnue.
L'air de famille était si frappant que Jules n'eut pas besoin d'une confirmation pour savoir qu'elle était la fille d'Albert ; les mêmes joues rebondies, le corps rond, les yeux et les cheveux sombres. Pour le reste, son nez en trompette devait être celui de sa mère, car Albert l'avait droit, presque aquilin. Jules se souvint que l'aubergiste leur avait dit qu'il était deux fois veuf.

Il la devina renfermée mais pleine de bonne volonté tant les regards posés sur elle la faisait douter mais pas reculer.

« Je m'appelle Gilberte, et je suis ravie de vous accueillir ici ! Mais mon père a déjà dû vous le dire, et mieux que moi...

- Ne te dénigre pas, voyons. (il passa un bras autour de ses épaules pour mieux l'approcher de ses invités) Ma fille cadette, Gilberte, et la seule qu'il me reste à la maison. Mes deux aînés sont mariés et vivent en ville, nous avons toute la place qu'il faut. »

Elle leur sourit timidement, son regard s'attardant sur Jules, qui détourna les yeux. Isabelle, plus en confiance avec le beau sexe, lui fit un signe de la main. Quant à Honoré, occupé à dévisager un portrait au mur, il l'ignora purement et simplement.

« Alors ! Que diriez-vous de visiter un peu ? Quitte à ce que vous restiez un moment, autant que vous vous y retrouviez ! Oh, Zil, ma chérie. »

La jeune fille, qui s'apprêtait à se retirer, se figea sur place.

« Oui ?

- Et si tu montrais l'étage aux enfants ? Je suis persuadé qu'ils seront ennuyés par nos conversations d'adultes. Tu as encore tes poupées de petite fille, n'est-ce pas ?

- Des poupées ? S'exclama Isabelle, s'écartant de son frère aîné sans oser lui lâcher la manche, c'est vrai ?

- Oh, euh, oui, j'en avais beaucoup quand j'étais petite ! Je les ai toutes gardées. (voyant que son père se retournait après lui avoir fait signe que tout se passerait bien, elle continua, moins de trémolos dans la voix) Bon, allons-y ? C'est par-là ! »

Mal à l'aise dans son rôle de guide, elle leur fit signe par deux fois de la suivre. Jules eut pitié et ne rajouta pas à son angoisse une tête d'enterrement. Il laissa Isabelle ouvrir la marche et fit passer Honoré devant lui, les mains fermement calées sur ses omoplates pour l'empêcher de reculer. Le bois craquait sous leurs pieds, pas de ces grincements inquiétants de bicoque des bas quartiers, mais d'un bruit apaisant dont gémissent parfois les vieilles demeures. La poussière voletait par endroits, mais la majorité des meubles étaient brillants ; les fenêtre et leurs rebords, souvent garnis de fleurs, avaient été récemment nettoyés.
Arrivée au milieu du couloir, Gilberte sembla hésiter sur la direction à prendre, les mains à sa bouche.

« Hmm, on pourrait... Tout d'abord aller voir là où vous allez dormir. »

Forte de sa décision, elle poussa la porte d'une chambre où deux lits trônaient de chaque côté du mur. Les meubles, simples, étaient peu nombreux et astucieusement positionnés pour permettre à un maximum de lumière d'entrer.

« Si vous voulez dormir ensemble, vous pourrez dormir ici, dit-elle à Isabelle et Honoré, qui tentaient sûrement d'évaluer la distance de leur tête avec le plafond très haut, sinon l'un de vous pourra prendre une autre chambre, c'est comme vous voulez.

- Oh, on peut dormir ensemble, on a l'habitude ! Et puis je n'aime pas dormir à côté d'un lit vide, c'est trop étrange. »

Elle fit une triste moue qui étonna Gilberte. Jules se décida à élever la voix pour l'empêcher de culpabiliser inutilement.

« On a p-perdu un frère, fit-il en ramena sa sœur contre lui, mes pa-parents n'ont ja-jamais voulu enlever l-le lit de leur ch-chambre. »

Gilberte ouvrit la bouche, catastrophée.

« Oh, je... je suis désolée. Je ne voulais pas...

- Ça va, intervint Honoré en tapotant le tissu de son ample robe, on est nés après, on ne l'a pas connu ! Mais ça reste étrange.

- Ne t'en fais, ici, ça ne sera plus étrange. »

Pour une cadette de famille, songea Jules en la regardant réconforter son frère, elle a un drôle d'instinct maternel.

Les enfants voulurent rester dans la chambre – notamment pour tirer au sort qui allait dormir où. Leur vie n'était qu'un jeu perpétuel dans lequel s'affrontaient leurs opinions toujours diamétralement opposées. Leur mère s'émerveillait chaque fois de les voir si différents et Jules pensait pour sa part qu'ils aimaient juste beaucoup se battre et se disputer.
Il suivit seul Gilberte jusqu'à une autre chambre, celle où, lui dit-elle en tournant la clenche, son frère avait dormi jusqu'à son mariage et son déménagement en ville, à des kilomètres de là. Il ne restait de lui que quelques effets personnels, notamment un jeu d'échecs superbement peint qui attira immédiatement son attention.

La jeune fille le remarqua aussitôt.

« Vous jouez aux échecs ? »

Comme piqué au vif, Jules haussa les épaules.

« P-pas particulièrement. »

Puis conformément à ses habitudes, il se mura dans un silence borné, le même qu'il utilisait étant petit pour chasser les connaissances et les enfants désireux de lui faire la conversation.
Isabelle et Honoré riaient au bout du couloir. Gilberte passa une main pensive sur les draps blancs, osant à peine reprendre la parole :

« Vous ne parlez pas beaucoup.

- Ç-Ça vous é-étonne ? » Lança-t-il, agressif malgré lui. Il regretta son ton en voyant la jeune fille se recroqueviller, pire que si elle s'était pris un coup. N'était-ce pas le cas ? N'était-ce pas lui qui répétait sans cesse que les mots, plus encore que les coups, mettaient du bleu à l'âme ?

Si maladroit qu'il était, que l'on ne s'étonne plus qu'il ne veuille pas parler.

« Si c'est à cause de votre bégaiement, sachez que ça ne me dérange pas le moins du monde. Je veux dire, je ne m'en moquerai pas ! »

Elle dû voir le regard soupçonneux qu'il lui jeta sous ses sourcils froncés. Elle tapota ses poings l'un contre l'autre, l'image même de la Sainte intimidée.

« Mon père ne m'a pas appris à me moquer des autres. Et puis... Savez-vous pourquoi il me surnomme Zil ? »

N'y voyant aucun rapport, il secoua la tête.

« Quand j'étais petite, je zozotais un peu. Je n'arrivais pas à prononcer mon nom. Zilberte, vous voyez ? On a toujours préféré en rire qu'en pleurer. »

Jules ravala ses remarques sans se détendre pour autant. Zilberte ? Avec Ju-jules, ils faisaient la paire.
Il laissa s'échapper un rire amer.

« J'ai-j'aimerais penser c-comme vous.

- Ça viendra. »

Il fronça à nouveau les sourcils, elle recula en lui souriant, comme s'il pouvait se jeter sur elle et n'en faire qu'une bouchée.
Mais au fond, cette fille ne mettait-elle pas la même douceur que Marie dans ses mots ? Et elle n'était de surcroît pas la sœur d'Antoine. Il décida de lui laisser le bénéfice du doute et de ne pas la haïr ; sans plus la regarder, il passa le pas de la porte et rejoignit son frère et sa sœur, qui commençaient à s'agiter.

« Gilbeeeerte, tu me montres tes poupées ?

- Oh, oui, tout de suite ! »

La soirée allait être longue.



Les jours passaient lentement, le printemps cédant la place à un été frais mais agréable.
Jules ne comptait plus les allées et venues de sa famille et des domestiques, caché à l'ombre d'un arbre près de l'étang qui bordait la propriété. Les rares incursions en ville mises à part, il se contentait d'écrire, que ce soient des histoires, des réflexions, ou tout simplement ce qu'il voyait au quotidien. Il s'occupait l'esprit comme il le pouvait, la plume en constante activité, « persuadé d'être ridé à trente ans s'il continue à froncer les sourcils comme ça », répétait souvent Albert en riant. Jules ne se souciait pas d'être ridé, que ce soit sur le champ ou dans dix ans : il pensait encore que, son heure venue (il l'espérait précoce, au contraire de beaucoup de gens), il n'aurait qu'à léguer son argent à son frère et sa sœur.
A qui d'autre aurait-il pu en faire cadeau ? Ses parents seraient morts depuis longtemps.
Il ne se voyait avoir ni femme ni enfants ; la solitude était le lot des personnes comme lui.

Que devenaient les autres, restés à Paris ou partis se réfugier aux quatre coins du monde ? Plus aucune nouvelle ne lui parvenait, sinon des lettres de Marguerite auxquelles il ne désirait jamais répondre avec le reste de sa famille. Leur mère s'attristait de cet éloignement, mais qu'y pouvait-il ?

Ce n'était pas lui qui avait mis le feu aux poudres. L'impression d'être plus isolé qu'un naufragé lui apportait paix et sérénité – du moins pour un instant.

« Qu'est-ce que vous écrivez ? »

Par réflexe, il cacha les mots derrière ses manches retroussées, jurant en s'apercevant qu'il avait fait baver l'encre.
Gilberte s'excusa avec un sourire qu'il lui connaissait bien et lui faisait paraître moins que son âge. Son menton rond et ses manières d'enfant n'y étaient pas pour rien ; Jules avait eu du mal à croire qu'elle avait deux ans de plus que lui, et pas cinq de moins.

« R-rien. » fut sa réponse, on ne peut plus laconique. Il posa la plume près de l'encrier égaré dans l'herbe et la regarda s'installer, arrangeant les plis de sa robe pour justifier le silence gêné qui précédait chacune de leurs discussion. Jules était avare de mots et elle ne savait jamais quoi dire sans se sentir stupide. Il supportait chacun de ses bafouillis avec commisération. Ils n'étaient peut-être pas dans la même barque, mais à tout le moins dans des barques voisines.
Et puis Gilberte était dénuée de malice et de méchanceté. Sa présence ne crispait plus autant Jules qu'au début.

« Je peux voir ? »

Il lança un regard presque choqué à sa main tendue, et elle la retira comme un enfant prise en faute : toujours avec ce sentiment coupable d'avorter la conversation, il lui fourra sans douceur les feuilles dans les bras.

« D'a-d'accord, ne faites p-pas cette t-tête. »

Après les avoir lissées comme s'il s'était agit de textes rares et anciens, elle s'attela à la lecture, Jules préférant fixer un point à l'horizon, par-delà l'eau stagnante du lac. Tout était plus calme et silencieux qu'à Paris, et il en retirait un soulagement énorme. Je ne suis pas fait pour vivre en ville, se dit-il, je passerai le reste de ma vie à la campagne.

Certains jours, il espérait être né paysan, convaincu qu'une vie modeste, si peu portée sur les apparences, lui aurait fait le plus grand bien.

« C'est très beau, finit par souffler la jeune fille du bout des lèvres, vous écrivez tellement bien. »

Il fronça à nouveau les sourcils mais cette fois-ci, Gilberte s'en amusa. Elle avait fini par comprendre que, si peu habitué aux compliments que Jules l'était, il ne savait jamais comment réagir lorsqu'il en recevait un.

« P-peut-être, admit-il en haussant les épaules, envoyant dans l'eau un caillou qui perça l'onde au moment-même où sa voix se brisait.

- C'est pour ça que c'est dommage que vous ne parliez jamais. Vous devez avoir tant de belles choses à dire...

- Les ch-choses ne sont ja-jamais belles quand elles s-sortent de m-ma... bouche.

- C'est faux, je les trouve toujours très belles. »

Il se figea sans rien répondre. Intimidée, Gilberte soupira.

« Pour essayer de me guérir, mon père me faisait chanter. Il disait que ça aidait à avoir le ton plus fluide... (voyant qu'il haussait un sourcil sans deviner où elle voulait en venir, elle ajouta) Peut-être que ça marcherait aussi pour vous ?

- M-moi, c-chanter ? »

L'idée lui parut si incongrue qu'il en fit la grimace.

« J-jamais.

- Mais ça pourrait marcher !

- N-non.

- Pensez-y tout de même. S'il vous plaît. »

Il acquiesça, plein de scepticisme, seulement car ses yeux le suppliaient de le faire. Jules était un pragmatique, mais un pragmatique pessimiste : son infirmité le suivait depuis sa plus tendre enfance et il ne pensait pas s'en débarrasser un jour. Plutôt que s'humilier constamment, il avait appris à garder la bouche fermée.

Et ça me va, lui chantait sa conscience, qui ne bégayait pas pour un sou.

« Je pourrai lire la suite ? » lui demanda Gilberte en lui rendant ses feuilles, souriante à en aveugler quiconque.

Non.

« B-bien sûr. »


Jules Hauteclaire ▬ « Ce parfum de nos années mortes » 16013110551735016
     
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Jules Hauteclaire
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Jules Hauteclaire

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Histoire


Il chantait, et ce n'était pas sa conscience.
Gilberte s'était approchée sans y penser, comme elle le faisait souvent lorsqu'elle s'ennuyait, ou même quand d'autres choses plus importantes auraient dû s'accaparer son attention. Les premières notes parvenues à ses oreilles, elle s'était immobilisée derrière un tronc d'arbre pour ne pas se faire voir.

Il chantait, et elle ne savait pas si c'était le fait qu'il se croit seul ou le chant en lui-même, mais il bégayait moins que de coutume. La jeune femme laissa un sourire ravi remonter jusqu'à ses oreilles, penchée pour mieux l'écouter s'agacer chaque fois qu'un silence ou une malheureuse consonne en trop interrompait la chanson.
Il chantait aussi bien qu'il écrivait. Elle aurait aimé qu'il s'en rende compte.

Une fois la comptine terminée, Gilberte fit demi-tour en silence et retourna vers la maison, le pas dansant.



« Je vous avais dit que ça vous aiderait. »

Pour la première fois depuis les sept mois qu'ils avaient passés ensemble, Gilberte osa lui secouer le bras et le taquiner quand il se détourna en faisant la moue.



11 Avril 1791, canton de Neuchâtel.

« Vous vous en allez ? »

Gilberte en avait presque crié. Sur le seuil de la chambre, Isabelle haussa les sourcils, intriguée.

« Oui... Pauvre papa, ça fait longtemps qu'il est tout seul à Paris ! (Armand était déjà rentré quelques mois auparavant, pour les affaires et quelques obligations familiales) Tu imagines s'il reste encore un an sans nous ? Il va pleurer !

- Je... Je sais bien, c'est juste soudain, je... désolée.

- Ne t'excuse pas, moi aussi ça me fait beaucoup de chagrin de devoir partir.

- Q-qu'est-ce qu'il se p-passe ? »

Jules considéra Gilberte et Isabelle qui lui tapotait doucement le bras avec un mélange de lassitude et de curiosité. Il savait que sa sœur n'avait pas besoin de grand chose pour hausser la voix.

« C'est Gilberte, répondit Isabelle, se dédouanant comme elle le pouvait du regard accusateur de son aîné, elle est triste parce que l'on doit partir.

- Pas triste, juste étonnée, je...

- Oh. M-mais ça, ç-ça ne se fe-fera que dans un ou d-deux m-mois. Tu as le t-temps de t'y p-préparer. »

La petite jeune femme mordit ses joues toutes rondes, plus morose que rassurée.

« Je sais, je suis idiote. J'ai amplement le temps, vous avez raison.

- Et p-puis, si tu le v-veux, ma mère p-peut sûrement monter j-jusqu'à t-trois mois. »

Isabelle, qui parlait beaucoup mais n'était pas idiote, aperçu le sourire béat que Gilberte adressa à Jules. Les mains dans le dos, elle se mit à se balancer sur ses talons, son air de vilaine fille aux lèvres.

« C'est vrai, ça, notre mère pourra sûrement monter jusqu'à trois mois. Jules ne s'y opposera sûrement pas, tant il semble avoir envie de rester ici encore. Tu as remarqué comme il parle tellement plus lorsqu'il doit te réconforter ? »

Le ton d'Isabelle fit piquer un fard à Jules et il fronça les sourcils, abandonnant sur le champ la posture décontractée qu'il adoptait lorsqu'il se trouvait en présence de personnes en qui il avait confiance. Le voyant se renfermer, Isabelle s'inquiéta et regretta aussitôt sa taquinerie – hélas, il était trop tard pour la ravaler.

« R-rester ici ? J-jamais de la v-vie ! P-plus tôt l'on p-part, mieux je m-me sentirai ! »

Sans laisser le temps à Isabelle de formuler une quelconque protestation ou à Gilberte de tendre la main pour le retenir, il se précipita dans le couloir et claqua la porte de sa chambre à en ébranler les murs.

Abasourdie mais surtout penaude, Isabelle se tourna vers son amie et se répandit en excuses.

« Je suis désolée, je l'ai embêté, je sais bien qu'il ne faut pas le faire ! Il est en colère, il ne pense pas ce qu'il dit, je t'assure ! »

Mais déjà Gilberte s'était enfuie dans le sens inverse à celui de Jules, dévalant les escaliers comme si elle avait eu le diable aux trousses.



« Eh, regarde-moi cette petite mine ; tu fais peur à voir. »

Gilberte repoussa brutalement le brin d'herbe qui caressait sa joue, arrachant un sifflement à son assaillant ; le garçon s'affala dans la pelouse à ses côtés, levant un instant les yeux vers les grandes branches qui leur faisaient de l'ombre.
Le temps était doux, pour un mois d'Avril. Gilberte avait jeté un châle sur ses épaules, celui de sa mère, qu'elle ne sortait que lorsqu'elle avait besoin de réconfort et que les mots doux de son père n'apaisaient pas sa peine.

Émile le savait car elle le lui avait dit. A la mort de sa sœur, qui avait servi les Beaumillet avant lui, Albert l'avait gentiment recueilli et il avait grandi auprès de ses trois enfants. Cassandre et Gilberte avaient été ses compagnes de jeux et ses confidentes. Il avait partagé leur tristesse lorsque leur mère était morte.

Il savait très bien ce qui n'allait pas chez son amie aujourd'hui, et pourquoi : Albert disait souvent qu'il avait les oreilles partout – et aucun tact, ce dont il faisait une qualité et qu'il illustra brillamment en demandant tout de go :

« C'est parce que tu penses que notre aimable invité ne t'aime pas que tu broies du noir comme ça ? »

Elle grogna, ce qu'elle ne faisait en présence de personne d'autre.

« Non.

- Tu peux me le dire, hein. J'ai entendu pire de ta part.

- Tais-toi, tu ne comprends rien.

- Oh, si tu savais ! Le magnifique fils du boulanger ne me trouve pas à son goût, moi aussi j'ai essuyé un refus atro-

- Tu es vraiment affreux ! Je refuse d'entendre parler de ça ! »

Elle le poussa et il se mit à rire, ce qui la dérida un peu.

« Il a dit qu'il ne voulait pas rester ici. Il doit vraiment détester cet endroit.

- Il était en colère, non ? (elle lui lança un regard suspicieux auquel il répondit par un hochement de tête fataliste) Oui bien, j'étais dans la pièce d'à-coté à faire du rangement, qu'est-ce que j'y peux !

- Tu crois qu'il le pensait ?

- Non, je ne pense pas. »

Gilberte recouvrit ses cheveux avec le châle en poussant un soupir à fendre le cœur. Le menton calé entre ses bras croisés, elle observait la maison et Honoré qui jouait dans la cour, à courir après un chat tigré qui refusait les caresses. Raphaëlle discutait avec son père, plus loin, assise à la table que la mère de Pierre avait placé sous le gros pommier – un an avant que la phtisie ne l'emporte, un triste soir d'hiver.
Elle songea qu'elle aurait bien eu besoin de son frère, qu'il lui manquait à n'être que si peu là, et qu'il savait comment s'y prendre dans ce genre de situations. Sa sœur, elle, n'avait pas eu ce problème : elle avait épousé son premier amour, et ça allait faire plus de vingt ans qu'ils se disaient « je t'aime ».

« Tu penses à Pierre et Cassandre ?

- Et toi, tu lis dans les pensées ? »

Ils s'esclaffèrent avant qu'elle ne replonge la tête dans ses bras.

« Comment pourrait-il m'aimer ? Je ne suis ni belle, ni intelligente, ni quoique ce soit.

- Ce n'est pas tout ce qui compte. Tu es gentille, et tu l'as mis en confiance.

- Tu crois ?

- Pour être honnête, j'ai à peine réussi à lui arracher trois mots en un an, alors qu'il te parle volontiers et sans se soucier de... Enfin, tu vois. (Émile fit un large geste des bras) A mon avis, s'il n'a pas pensé à toi sous cet angle, c'est qu'il a l'air très peu enclin à l'affection. »

Elle secoua la tête, désespérée.

« Tu vois, je te le disais !

- Non, non ! Il suffit de lui en donner l'idée. »

Il lui prit la main et la serra tout doucement.

« Comment ?

- En lui disant ce que tu ressens. »

Anticipant le recul de sa sœur de cœur, Émile serra fort la main entre ses doigts pour l'empêcher de s'échapper. Gilberte secoua le bras pour la lui faire lâcher, en vain, le tout en s'offensant abondamment :

« Lui dire ! Jamais je ne pourrais, je suis trop timide, et j'ai bien trop peur qu'il me tourne le dos en se moquant de mes sentiments !

- Et qu'y perdrais-tu, au final ? S'il accepte, il ne te quitte pas, et s'il refuse, il s'en va bientôt ! Si tu ne lui dis pas et qu'il s'en va sans savoir, tu vas le regretter toute ta vie. Tu veux vraiment le regretter toute ta vie ? »

Gémissante, Gilberte cessa de se débattre et abattit sa tête sur l'épaule de son camarade, lequel poussa une plainte sourde qui la fit sourire.

« Tu es méchant. Tu me mets au pied du mur.

- J'accepte cette qualité avec joie, car je sais qu'elle te rendra heureuse. »

Ils se turent un moment pour se donner le temps de la réflexion. Un petit vent froid s'était levé, forçant la jeune femme à resserrer les pans de son châle contre elle. Elle n'avait aucune envie de détruire la confiance qui s'était installée entre eux ; elle y tenait trop. Jules était comme un animal sauvage, il fallait l'approcher pas à pas pour ne pas l'effaroucher.
Elle voyait à la façon dont il se cachait et s'absentait qu'il n'avait qu'une maigre confiance en lui et aucune en les autres, et elle se demandait souvent pourquoi. Il était intelligent, il écrivait bien, il avait une belle voix et ses yeux étaient magnifiques : Émile lui aurait reproché d'idéaliser le monde si elle avait songé à voix haute.

Elle ne se rendait pas compte du mal que certaines personnes pouvaient faire.

« Tu vas lui dire. »

Ce n'était pas une question. Elle se colla un peu plus à son ami, fit la moue comme l'objet de ses pensées en avait l'habitude lorsqu'il était vexé.

« Laisse-moi un peu de temps. »



Elle attendit trois jours, le premier pour se préparer, le second pour écrire un texte à lui déclamer, le troisième pour tout perdre et tout oublier.

« Jules... »

Ils ne s'étaient plus parlés depuis la discussion du couloir, et il leva des yeux gênés vers elle.
Elle ne s'était pas attendu à ce qu'il prenne le premier la parole et se noie presque dans ses phrases.

« É-écoutez G-Gilberte, j-je sais q-que je n'ai p-pas été... très-très aimable l-la dernière f-fois m-mais j-je enfin j-je... n-ne le p-pensais p-pas et je... »

Elle profita d'un blanc sur lequel il menaçait de s'étrangler pour lui prendre la main.

« Je vous aime. »

Jules cessa immédiatement de chercher ses mots et offrit à Gilberte la plus belle paire d'yeux écarquillés qu'elle ait vu de sa vie. Il ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit pour finalement répondre :

« … Q-quoi ? »

Peut-être écrasée par la pression et la nervosité, elle éclata de rire.



« Je me souviens encore de ton expression. Je pourrais la peindre de mémoire.

- Était-ce si mémorable ?

- Oh, oui ! »

Elle roula sur le côté, emportant avec elle les draps, et il la repoussa avec un rire vite noyé par le sien :

« De t-toute façon, tu ne sais pas peindre. »




Elle l'avait invité sous son arbre fétiche, sur l'herbe tendre épargnée par les quelques averses de la saison. Assis l'un à côté de l'autre, de façon à ce que personne ne puisse les voir ou les entendre depuis la maison, ils restèrent un moment à contempler les branches qui les surplombaient sans rien dire.
Jules arrachait les brins qui lui tombaient sous la main, tandis que Gilberte s'appliquait à tordre les pans de son châle. Encore une fois, ce fut le jeune homme qui brisa le premier le silence.

« P-pourquoi ?

- Pourquoi quoi ? »

Surprise, elle le regarda secouer la tête.

« P-pourquoi m-moi ? Je n'ai r-rien qui p-puisse plaire.

- Oh, c'est faux ! Je vous l'ai déjà dit. Vous êtes intelligent, et gentil quand vous le voulez. Vous ne savez pas vous voir comme il faut.

- Je m-me vois c-comme... je me v-vois.

- Moi, je vous vois comme je vous vois, et j'aime ce que je vois. »

Jules baissa la tête pour masquer une rougeur importune sur ses joues. Comprenant qu'il n'allait pas reprendre la parole, Gilberte haussa les épaules, le nez baissé vers ses genoux.

« Je sais que je dois vous ennuyer à vous avouer ça... Mais je ne peux rien changer à mes sentiments. Vous êtes libre de les ignorer, bien entendu ! Rajouta-t-elle avec précipitation en s’apercevant que son voisin s'agitait, je comprendrais si vous ne vouliez pas donner suite à cette conversation.

- N-non ! (il soupira profondément, avec la moue de ceux qui ne parviennent jamais à se faire comprendre) Ç-ça  m'embête d-dans le sens o-où ça... me gêne. Je n'ai p-pas l'habitude d-de p-parler de ce... genre de cho-choses. »

Il prit un temps pour rassembler ses mots et ses idées ; ses sourcils étaient restés froncés tout ce temps.

« Je ne p-peux pas ignorer v-votre déclaration. H-hors de q-question. J'ai... j'ai en-encore du respect. Mais v-voilà... j-je ne sais p-pas quoi vous d-dire. »

Il lui glissa une œillade désolée, à laquelle elle répondit par le sourire timide qui lui était coutumier. Il ne l'avait pas rejetée en dédaignant ses sentiments comme elle avait eu peur qu'il le fasse dès la première seconde ; savoir qu'il tenait assez à elle pour se soucier de ce qu'elle ressentait lui faisait déjà chaud au cœur.

Il l'avait rassurée sans même le vouloir ; à elle de lui rendre la pareille.

« Ne vous en faites pas, je comprends. Tout ce que je voulais, c'était que vous y réfléchissiez... Au moins jusqu'à la date de votre retour à Paris. »

Sa voix s'était brisée sans qu'elle le veuille sur la fin de sa phrase. La mention de Paris et de leur départ prochain plongea Jules dans une réflexion lugubre, et jeta un voile sur son visage fermé. Ce ne fut qu'au bout de trois longues minutes de silence qu'il lui tendit la main.

« Je v-vais y ré-réfléchir. En a-attendant, j-je voudrais que r-rien ne c-change entre n-nous. »

Il n'osa pas lui dire qu'il aimait leurs discussions, et elle n'osa pas le remercier. Elle prit sa main en silence et il l'aida à se relever.

« Il co-commence à faire f-froid. Ren-rentrons. »

Gilberte acquiesça. Lèvres toujours closes, elle lui emboîta le pas jusqu'à la porte d'entrée, où leurs doigts se lâchèrent.



« Vous m'aimez bien, oui ; mais est-ce suffisant ?

- N-non. Mais l'amour n-n'est pas su-suffisant non plus. En f-fait, la pa-passion est le p-pire des poisons.

- Alors que faut-il ? »

Il la regarda droit dans les yeux, et ne le murmura pas comme un secret.

« Le r-respect. Il f-fait grandir t-tous les autres s-sentiments. »



?? Juin 1791, canton de Neuchâtel.

« Tu es certain de ne pas vouloir nous accompagner ? »

Sa mère passait les mains sur ses épaules, sur ses joues toujours trop froides à son goût ; il la repoussa gentiment, s'autorisa à serrer ses doigts entre les siens.
Raphaëlle avait toujours été une mère attentive et aimante. Jules pouvait se plaindre de beaucoup de choses, mais pas de ne pas avoir été aimé. Qu'elle n'ait pas vu ce qu'il cachait l'avait parfois blessé mais c'était son choix ; de surcroît, ses baisers humides sur ses joues, le soir, lui avaient souvent fait penser qu'elle en savait plus qu'elle ne le lui avait laissé voir.

Que peut-être un reste de honte perçait dans ses yeux brouillés de larmes. Elle le serra contre lui, laissa Isabelle et Honoré l'embrasser à leur tour. Les affaires et le cocher n'attendaient plus qu'eux.
Jules les accompagna jusqu'à la portière, où sa mère lui tira une énième promesse.

« Tu nous écriras souvent, n'est-ce pas ?

- J-je te le p-promets. »

Elle eut tant de mal à le lâcher qu'il dut lui promettre dix autres fois de lui donner de ses nouvelles, à elle et à leur père qui pensait encore le revoir. Elle aurait aimé l'emmener, il le savait bien ; mais il voulait rester, et l'idée de retourner à Paris lui nouait le cœur et l'estomac. Il y avait trop de choses qu'il voulait oublier, trop de sentiments écrasés contre ces pavés.
Le bras de Gilberte, collé au sien, le rassurait. Tout irait bien.

Pourtant, en regardant la voiture s'éloigner, passer le portail comme lors de leur arrivée l'année passée, il sentit son cœur s'emballer.
Mon dieu, ils vont me manquer.

« Tout va bien ? »

Il la sentait coupable sous ses fossettes. S'il restait, c'était pour elle.

« Oui. »

Ils se tinrent dans la cour, parmi la poussière, jusqu'à ce que le carrosse ait disparu au détour du chemin tortueux menant jusqu'à la grande maison de bois et de pierre.



Il connut beaucoup de jours paisibles. Sa famille lui manquait, oui, mais pas un instant il n'eut le regret de Paris et de ses grandes rues animées. La mélancolie et la colère s'étaient distillées jusqu'à n'être plus qu'un remous dans le lac près duquel il passait ses journées à écrire, seul ou Gilberte sur son épaule. Pour la première fois de sa vie, Jules se sentit apaisé – et heureux d'ouvrir les yeux le matin. Il avait encore besoin d'être seul avec ses pensées, mais c'était quelque chose qui ne changerait jamais, et que Gilberte et Albert acceptaient sans difficulté.

Il y avait beaucoup de compréhension dans leur regard, dans leurs gestes, plus que Jules n'en avait trouvé à Paris ; autant que chez Marie, qui aurait gagné à se défaire des regards qui pesaient sur elle. Jules était amer, car il se rendait compte que la vie aurait pu lui en laisser le temps, si elle avait été plus généreuse.

Il ne releva jamais les allusions que ses parents faisaient à Marguerite dans toutes leurs lettres. Il ne sut jamais ce qu'il était advenu d'Antoine, d'Éric, de Richard. L'ignorance lui convenait bien.

Il la demanda en mariage à la fin de l'année. Elle accepta, son père accepta. Qu'avait-il à perdre, sinon son sourire, qui lui était devenu très cher ?

A quoi beau la vie, si on ne cherche pas à la remplir de ce que l'on aime.



Je suis ici chez moi, et je me sens enfin à ma place. Et si je suis conscient de vous faire de la peine, je ne rentrerai pas à Paris.

Que Dieu, où que vous soyez, veille sur vous.




19 ?? 1792, canton de Neuchâtel.

Jules vivait bien sans nouvelles de son pays natal ; ce n'était pas le cas d'Albert, qui cherchait régulièrement à se renseigner auprès des voyageurs, ou de ceux qui continuaient à affluer.
Il prenait parfois son gendre par l'épaule pour faire le tour du parc et parler de ce qu'il entendait. Jules ne l'interrompait pas et l'écoutait en silence, à son habitude – la France allait de mal en pis depuis l'ouverture des États-Généraux.

Il aurait dû s'en douter. Lorsqu'ils étaient partis déjà, la peur régnait.

« Après cette fuite, le peuple ne lui fera plus jamais confiance. Il aura du mal à récupérer entièrement son trône, s'il le récupère un jour... »

Albert avait pour leur roi une déférence discrète, qui se marquait par la tristesse de cette obstination délétère que Louis XVI avait de ne rien vouloir faire avancer. Jules, de son côté, n'osait rien en penser, et son beau-père changea de sujet au détour d'un bosquet.

« Mais n'en parlons plus, j'ai quelque chose à vous dire. Le mariage est prévu pour le mois prochain, et lorsque Gilberte et vous serez mariés, vous aurez sûrement des enfants. (Jules fit la grimace tant la perspective lui semblait étrange) Vous aurez besoin de place. »

Albert s'arrêta et tendit un bras vers la maison qu'ils pouvaient apercevoir entre deux arbres.

« C'est pour ça que j'ai décidé de vous faire cadeau de la maison, si bien entendu vous l'acceptez. Mais j'ai cru comprendre que vous n'aimiez pas la ville. »

Les yeux de Jules, qui avaient suivi le mouvement d'Albert, revinrent scruter son visage fendu d'un large sourire. Il ouvrit la bouche sans qu'aucun son n'en sorte.
La maison ?

« … M-mais c'est votre m-maison. »

Son ton catastrophé fit rire le quinquagénaire. Il croisa les mains sur son ventre épais et leva le nez vers la cime des arbres.

« Oui, certes, je l'ai fait construire pour ma famille. Mais vous voyez bien, mes enfants sont tous mariés ou presque, et je suis veuf. Une si grande maison pour un seul homme, c'est du gâchis. (il s'accorda une petite pause avant de reprendre) Et puis, vous êtes de ma famille aussi, à présent. Cela me fait plaisir.

- Où irez v-vous ?

- Oh, en ville, j'y ais encore un petit appartement qui me conviendra bien. »

Jules se détourna vers la maison en briques, une main sur la bouche. Le silence, ponctué de chants d'oiseaux, lui parut si accueillant et familier qu'il ne se vit pas vivre ailleurs : mais Albert n'était pas dans sa tête, et c'était peut-être cela qu'il appréhendait à l'approche de la cérémonie.

« A-Albert, vous savez, vous n'êtes p-pas obligé de me faire c-ce cadeau. Je ne c-compte p-pas repartir en France, ni t-très loin d'ici. Nous serons t-toujours proche de vous. »

Ses yeux bruns s'écarquillèrent, mais il se remit bien vite à rire, comme s'il avait un besoin compulsif de remplir le vide.

« Ah, vous m'avez démasqué ! Mais je ne vous la donne pas seulement pour ça. Je vais être honnête, j'avais peur que vous repartiez, mais cette maison a besoin de rires d'enfants. Pensez-y. »

Il fit un pas de côté et Jules reprit la marche. La terre meuble, à cet endroit, laissait toujours une fine particule de poussière acajou sur leurs bottes. Les branches basses offraient une fraîcheur bienvenue qu'ils mettaient à contribution en mangeant à l'extérieur un soir sur deux.
Le jeune homme regrettait son enfance passée sur les trottoirs d'une grande ville. Il avait croisé plus d'animaux en deux ans qu'en toute une vie à Paris.

Jules aimait l'équilibre qu'il avait trouvé en ces lieux. Il traça le profil détendu de son beau-père et répondit :

« J-j'accepte votre cadeau, m-mais à une seule c-condition. »

Les talons cessèrent à nouveau de marteler le sol.

« Ah oui ? Laquelle ?

- Ne p-partez pas. Restez vivre avec n-nous. Cette m-maison a autant b-besoin de rires d'enfants que de v-vos rires. »

Albert croisa un regard bleu si peu souvent déterminé qu'il en fut surpris.

« Je risquerai de vous gêner.

- J-jamais. Vous le s-savez.

- Vous seriez prêts à prendre en charge un vieil homme au crépuscule de sa vie ? »

Le sourire de Jules se fit plus grand.

« Votre crépuscule re-ressemble curieusement à m-mon aube.

- Ah ! Quel humour vous avez ! »

Il lui fila une grande claque qui le désarçonna. Tout son petit gabarit protesta contre cette violente familiarité, mais la douleur ne resta pas.

« Merci. »

Albert avait le don de faire passer en un mot ce que certains n'auraient pu exprimer en une phrase. Jules savait combien le pommier près de l'entrée lui tenait à cœur, et ce que représentait chaque arbre planté dans le jardin.

Il savait aussi que Gilberte en serait heureuse.



12 Octobre 1793, canton de Neuchâtel.

« Regarde, regarde ! Chut ! »

Elle lui tint la tête contre son ventre à l'en étouffer, et seule l'excitation dans sa voix empêcha Jules de lui faire remarquer qu'en l'aveuglant, il ne risquait pas de « regarder » quoi que ce soit. Un coup contre la chair au niveau de sa joue, nettement perceptible, lui coupa le souffle.
Il s'écarta de sa femme avec une mine confuse.

« Il b-bouge.

- Je te l'avais dit ! »

Gilberte se remit à pousser de petits couinements enthousiastes. Albert les observait avec bienveillance depuis la table du salon où il remplissait quelques papiers, et Émile s'amusait à charrier la future mère, laquelle n'avait pas le cœur de le renvoyer au travail.

« Alors, garçon ou fille ?

- Nous verrons bien quand il naîtra ! Ce qui ne devrait plus trop tarder.

- Tu n'as pas peur ? »

Gilberte fixa son frère adoptif un instant avant de secouer la tête.

« Non. Je suis simplement très heureuse. Et toi, Jules ? »

Elle lui tendit une main qu'il prit tout doucement.

« Oui.

- Ce qui se voit d'ailleurs très bien...

- Émile, arrête ça ! »

Elle lui envoya le livre qu'elle avait fait semblant de lire tout l'après-midi à la figure, et le garçon s'enfuit par les escaliers en riant à plein poumons. Après le soupir agacé de rigueur, Gilberte serra plus fort les doigts de Jules entre les siens.
Ses yeux bruns, brillants, le détaillaient avec affection.

« Ne l'écoute pas, je sais que tu es heureux. »

Pour le lui prouver et lui faire plaisir, Jules se baissa pour l'enlacer. Il laissa une main glisser contre son ventre rond.

« Repose t-toi, surtout.

- Ne t'en fais pas. »

Ils sursautèrent en chœur.

« Il a recommencé ! »



7 Décembre 1793, canton de Neuchâtel.

« Détendez-vous, tout se passera bien. »

Jules passa une main tremblante sur son visage fatigué. C'était peut-être la centième fois qu'Albert ou Émile, compatissants, le réconfortaient au mépris de leur propre inquiétude : c'était en revanche la première fois qu'il paniquait autant pour un accouchement. La naissance d'Honoré, quand il avait neuf ans, ne lui avait pas causé plus de tracas que ça.

Il comprenait à présent son père, qu'il revoyait encore faire les cent pas dans le salon.

On l'avait assis de force à la grande table de chêne quand Albert avait su qu'il ne parviendrait pas à l'envoyer dormir ou prendre ne serait-ce qu'une petite heure de repos. Tous attendaient là, fébriles, que le médecin et la sage-femme sortent leur annoncer la bonne nouvelle. Jules gardait le regard rivé aux aiguilles de l'horloge, laquelle indiquait trois heures après minuit.

Il soupira, s'étira, et se retourna vers le couloir menant à la chambre.

« Il ne devrait plus y en avoir pour longtemps. » lui confia Albert, chose qu'il tenait de sa propre expérience : il avait ajouté que dans la famille, les naissances malheureuses n'étaient pas chose courante, omettant par-là sa propre mère, morte dans la semaine suivant sa naissance.
Jules n'avait pas besoin de tout savoir.

Un cri aigu les fit se redresser ; Émile en tomba de sa chaise avec un terrible juron.

« On dirait que c'est terminé ! »

Albert attrapa Jules par le bras avant qu'il ait pu se précipiter au chevet de sa femme.

« Un peu de calme, attendons que l'on nous appelle. »

Ce qui arriva quelques minutes à peine plus tard. Debout dans le couloir, main sur la poignée, la sage-femme leur adressa un clin d’œil complice.

« Elles vont toutes les deux bien et n'attendent que vous. »

Les gonds pivotèrent sur la silhouette allongée de Gilberte et celle du médecin à ses côtés. Albert poussa Jules qui hésitait sur le seuil dans la pièce éclairée, et Gilberte le trouva immédiatement du regard. Elle lui tendit la main, excitée malgré la fatigue qui alourdissait ses paupières.

« Jules, Jules, viens vite voir ! »

Ses doigts le penchèrent jusqu'à l'enfant qu'on avait posé sur sa poitrine, encore humide et rouge comme une pivoine. Il n'était pas plus joli que Frédéric au même âge, pourtant Jules le trouva incomparablement plus beau. L'air radieux et fier de sa femme n'y était sans doute pas pour rien.

« Elle est belle, n'est-ce pas ? (il acquiesça) Le médecin a dit qu'elle était en parfaite santé, et moi aussi. Regarde-la. »

La petite pinçait la bouche et crispait ses poings, un grognement comme un pleur lui échappant de temps à autre. Gilberte la laissa à regret à la sage-femme, qui devait la laver et l'habiller.

« Nous changerons les draps et vous vous reposerez ensuite », ajouta-t-elle à l'adresse de la jeune mère pour la dissuader de se redresser.
Gilberte eut du mal à laisser partir son mari, et lui arracha la promesse de venir la voir avant qu'elle ne s'endorme.

Lorsque Jules quitta la pièce, quelques minutes plus tard, elle dormait déjà.

« Alors, c'est une fille ? » demanda Émile en sautant sur place, énervé par le manque de sommeil.

Jules hocha la tête et Albert demanda à son tour :

« Ce sera Raphaëlle ? »

Un sourire.

« Raphaëlle A-Alberte Émilie.

- Oh. »

Le jeune homme s'immobilisa, gêné.

« Vous n'étiez pas obligés.

- G-Gilberte y tenait. »

Ils sourirent tous les trois et, voyant que la pendule entamait sa marche vers le quatre, décidèrent de prendre un peu de repos avant le lever du soleil.



Raphaëlle fut baptisée la semaine suivante, Gilberte ayant demandé à ce que son frère et sa sœur soient présents pour l’événement. D'un commun accord, Cassandre fut la marraine, et Émile le parrain, et ce malgré ses protestations.

« Mais je ne suis pas un modèle, moi ! »

Il avait vainement tenté de présenter Pierre à sa place, lequel trouvait avoir déjà assez à faire avec la fille aînée de Cassandre.

« Vous voulez ma mort, ou la sienne. »

La cérémonie se déroula sans accroc et les festivités furent joyeuses ; Raphaëlle était un bébé en pleine santé et ses parents étaient comblés. Gilberte passait des heures à l'admirer, persuadée d'avoir mis au monde un miracle. Elle ne fut déçue que lorsque ses yeux clairs virèrent au marron, confiant à Jules qu'elle aurait préféré que tous leurs enfants aient les mêmes que lui.

« Ils sont tellement beaux », répétait-elle à tout bout de champ, pendant que ce dernier rougissait du compliment.

Au début du mois d'Avril, le médecin qui avait accompagné la sage-femme et suivait Gilberte lui apprit une seconde bonne nouvelle.

« Aucun doute là-dessus, vous êtes de nouveau enceinte.

- Eh bien, vous ne perdez pas votre temps. »

Jules grommela une réflexion inintelligible et Gilberte partit d'un fou rire incontrôlable.



?? ?? 1800, canton de Neuchâtel.

« Il arrive quaaaand ?

- Dans quelques semaines, ma chérie, ça ne devrait plus être trop long.

- J'ai hâte qu'il soit là...

- Pourquoi est-ce que tu dis toujours « il », Raphaëlle ?

- Parce que je suis sûre que ce sera un garçon. »

Élisabeth lança un regard impressionné à sa sœur, tant elle restait persuadée que la vérité sortait toujours (ou presque) de sa bouche. Sa mère avait beau répéter à son aînée que personne ne pouvait savoir, afin de ménager de possibles déceptions, la fillette continuait de le clamer à tue-tête.
Après deux sœurs, elle voulait deux frères, et la chose était non-négociable.

« Et si c'est une fille ?

- Ce ne sera pas une fille.

- Tu disais déjà ça pour Jacqueline », lui rappela Gilberte avec un sourire amusé, cherchant des yeux sa cadette ; celle-ci, penchée sur les pierres de la cour, les triait par forme et couleur.

Soulagée, son attention revint sur la petite qui s'agitait devant elle.

« Mais pour Jacqueline je me suis trompée parce que j'étais trop petite ! (elle tapota tout doucement le ventre rond de sa mère) Là je suis sûre. »

Attendrie par tant de détermination et d'assurance, Gilberte passa sa main dans ses cheveux ondulés,  d'où un ruban bleu et quelques feuilles pendaient. Lorsque le temps était au beau fixe, ses deux aînées aimaient se faufiler dans les buissons et entre les branches des plus grands arbres. Leurs vêtements, maculés de terre, n'arrachaient jamais à leurs parents plus qu'un soupir amusé.
Jules disait souvent que brider les enfants dans leurs envies de jeu ne servait qu'à les faire pleurer.

Et Gilberte aimait quand ses filles souriaient et lui exposaient leurs trésors, volés au sol qui les accueillait si chaleureusement.

Un hennissement les fit sursauter. Raphaëlle et Élisabeth bondirent sur leurs pieds pour ramasser Jacqueline et l'éloigner de la cour où la calèche finissait son long trajet depuis Neuchâtel.

« Papa, papa ! »

A peine un pied posé à terre, les bras de Jules étaient déjà accaparés par deux paires de mains insistantes.

« D-Doucement !

- Raphaëlle elle a dit que ce serait un garçon !

- Tonton Émile pense ça aussi !

- Tu pourras écrire à grand-mère pour lui demander si elle pense ça aussi ? »

Les petites le tirèrent jusqu'à la table où leur mère se reposait à l'ombre. Ils eurent le temps d'échanger un sourire avant que Jacqueline ne se joigne au duo, des pierres plein les mains.

« Cadeau », dit-elle à son père en posant au creux de ses paumes les plus beaux graviers blancs qu'elle avait pu trouver. Ses yeux bleus brillèrent de fierté lorsque son père la félicita.

« Et donc, reprit Élisabeth qui n'aimait pas rester sans réponse, tu pourras écrire à grand-mère ?

- Oh, n-non... Le temps que l-la lettre arrive, le b-bébé sera déjà né.

- Ooooh... »

Déçue, elle gonfla ses joues en un terrible soupir. La mention de sa mère rappela néanmoins à Jules qu'il avait reçu des nouvelles de sa famille le jour-même.

« I-Isabelle a accouché l-le  mois dernier.

- Oh ! C'est merveilleux, s'exclama Gilberte en joignant ses paumes, fille ou garçon ?

- F-fille. Ils l'ont appelée Clémence.

- Pourquoi pas Solange ? Demanda Raphaëlle, les sourcils arqués.

- P-pourquoi Solange ?

- C'est joli, Solange ! »

Un nouveau rire fit le tour du petit cercle. Rien n'était plus agréable pour eux que les après-midi ensoleillés où ils pouvaient rire tous ensemble.
Jules aimait ce bonheur simple et calme auquel il ne regrettait pas d'avoir succombé.

« Papa, il arrive quand ? » lui hurla presque Raphaëlle dans l'oreille, que le calme en question troublait de toute évidence.

Son père la souleva de terre et la gronda gentiment sur ses manières.

« D-Dans quelques s-semaines, ta mère te l'as d-dit.

- Hmm, d'accord... »

Elle se tut un court instant avant de rajouter, d'un ton autoritaire :

« Et ce sera un garçon ! »

Et à Gilberte, qui l'espérait secrètement, de lui dire qu'elle en aurait la surprise le jour venu.



2 Juillet 1800, canton de Neuchâtel.

Les contractions l'avaient prise au début de la nuit, alors que les filles étaient couchées depuis une petite heure. Le médecin et la sage-femme avaient accouru et installé Gilberte dans la chambre d'amis, au rez-de-chaussée, là où elle avait mis au monde ses trois premiers enfants et où elle tenait à enfanter le quatrième. Albert, Jules et Émile avaient attendu toute la nuit, se relayant comme à leur habitude pour ne pas tomber de fatigue.

Confiant car les trois premiers accouchements s'étaient déroulés sans le moindre problème, Jules avait vite fermé les yeux, pour les rouvrir quelques heures plus tard. Gilberte était encore en plein travail dans la chambre, et il attendit patiemment dans la pièce voisine que le nourrisson pousse son premier cri.

Il le fit au bout d'une heure d'attente et Jules fut accueilli dans la chambre par son épouse rayonnante.

« C'est un garçon ! Jules, tu as entendu ? »

Le petit n'avait rien de différent de ses sœurs et si Jules se moquait du sexe du bébé, ses filles seraient ravies. Gilberte l'était déjà, quoiqu'à bout de souffle, et il la quitta rapidement pour la laisser se reposer.

Une fois le petit lavé et habillé, Jules le présenta à ses filles, qui le câlinèrent et l'inondèrent de compliments avant d'aller embrasser leur mère.

Tout se déroulait comme les trois première fois et la joie était toute aussi grande.



« Oh, Jules...

- G-Gilberte ? »

Elle lui avait adressé un signe de la main lorsqu'il avait passé le pas de la porte, et ses yeux vifs avaient saisi le tremblement de ses doigts. Il s'approcha d'elle tout doucement pour ne pas l'alarmer, prenant appui sur le bord du lit pour mieux l'observer.
Ses traits creusés lui donnaient l'air malade et ses joues refusaient de reprendre des couleurs. Elle avait le front et le haut de la poitrine humide, la respiration difficile.

Il posa la main sur son front brûlant, inquiet.

« Comment te s-sens-tu ?

- Un peu faible, mais c'est normal, l'accouchement a duré longtemps...

- Tu n'arrives p-pas à do-dormir ? »

Elle haussa les épaules, chercha à prendre appui contre l'oreiller pour mieux le voir.

« Armand va bien ?

- Oui, j-je te l'apporterai une f-fois que tu te seras re-reposée.

- D'accord. »

Elle soufflait beaucoup et frissonnait malgré la chaleur de l'été et l'absence de vent au dehors. Elle tendit les bras, et Jules la serra contre lui.
Dieu qu'elle a chaud.

« Je suis tellement contente.

- Moi aussi. »

Il caressait délicatement ses cheveux éparses mais une boule douloureuse l'empêchait de déglutir et se réjouir vraiment. En bon lecteur et bon observateur, Jules savait que chaque détail avait son importance, et la scène différait de l'ordinaire. Il se promit de lui laisser quelques heures de répit avant de rappeler le médecin à son chevet.



Elle souffrait, ses poings chiffonnaient le drap et son souffle s'échappait comme un gémissement tandis que ses lèvres sèches sanglotaient amèrement.

Elle lui avait écrit des poésies avec la candeur d'une enfant mais des mots choisis avec une justesse troublante.

Elle aussi avait senti sa fin venir, et elle en pleurait.



Par l’entrebâillement de la porte, Gilberte avait aperçu le médecin secouer la tête, et Jules baisser la sienne. Elle reporta ses yeux gonflés sur le mur et le bois qui le décorait, faisant de son mieux pour ignorer la douleur qui lui martelait le corps.

« Elle a énormément de fièvre, je pense à une infection. Si la douleur empire... »

Elle soupira. Il n'y avait pas que les murs à avoir des oreilles.
Son mari poussa la porte sans un bruit et se glissa dans la pièce avec la discrétion qui lui était coutumière. Elle tendit la main dans sa direction, heureuse de sentir ses doigts entre les siens. Ce simple contact la ramena durement à la réalité et elle laissa couler ses larmes une bonne fois pour toute.

« Jules, je ne veux pas mourir.

- Gilberte...

- Je veux rester là, fêter l'anniversaire des filles, et...

- C-chut. »

Elle se réfugia dans sa chemise où elle sanglota de longues minutes durant, sans se soucier des crocs empoisonnés qui dévoraient peu à peu sa chair. La fièvre lui faisait tourner la tête, ses propos étaient parfois décousus ; elle refusa de lâcher son mari, même lorsqu'il lui proposa d'aller chercher Armand pour la calmer. Il fallut qu'Émile y aille pour lui, et une fois son fils dans les bras, les pleurs s'atténuèrent enfin.

Gilberte regardait son petit visage, ses yeux fermés, les quelques cheveux sombres qui parsemaient son crâne tout rond. Elle raconta beaucoup de choses à Jules, comme elle trouvait leur fils magnifique, comme leurs filles allaient être contentes d'avoir un petit frère, comme elle aimerait qu'il ait ses yeux...

« Tu te rends compte, il n'y a que Jacqueline qui a tes yeux bleus... »

Plus son monologue avançait, plus ses yeux devenaient lourds. Quand elle commença à dodeliner de la tête, Jules lui retira Armand, et la reposa contre l'oreiller. Il la veilla jusqu'à ce qu'elle sombre pour de bon, et même un moment après que son souffle ait trouvé un rythme régulier et presque paisible.

Ce fut Albert qui vint le chercher pour le repas, où il ne mangea presque rien.



« Tu restes avec moi ?

- J-je reste. »

Le médecin lui avait donné la nuit pour se rétablir ou partir, sans grand espoir face à la fièvre qui ne baissait pas. Jules ne faisait plus la distinction entre le jour et la nuit ; les cernes sous ses yeux trahissaient ses insomnies.
Il ne lui lâchait plus la main.

La porte s'ouvrit sur les fines silhouettes de trois petites filles en chemises de nuit. Émile les suivait pas à pas, Armand dans les bras. Elles coururent jusqu'au lit où elles embrassèrent leur mère et lui souhaitèrent de se rétablir très vite pour qu'elle puisse de nouveau leur lire des histoires le soir. Gilberte fondit en larmes sans qu'elles comprennent pourquoi. Jules ne savait pas comment leur expliquer.

Il allait bien falloir, pourtant.

« Je vous aime mes chéries, soyez sages, d'accord ? »

Elle leur prodigua mille autres caresses et conseils que les petites accueillirent avec enthousiasme. Après avoir gardé un moment son fils contre elle et avoir embrassé Émile, elle les laissa partir, les yeux rivés à la porte close.
Des larmes roulaient sur ses joues que Jules ne pouvait qu'essuyer.

« Je ne veux pas partir. »

Sa voix éraillée était remplie de trémolos incontrôlables. Ils parlèrent jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus et s'endorme, ouvrant parfois la bouche dans un demi-sommeil pour lui demander s'il était encore là. Il lui répondait que oui, serrait sa main, et elle soupirait de soulagement. Ce fut avec un sourire rassuré et une légère pression des doigts qu'elle plongea définitivement. Au bout d'une heure d'immobilité, elle cessa de respirer, petit à petit, jusqu'à ce que sa poitrine s'immobilise complètement.

Alors Jules s'autorisa à fermer les yeux à son tour, la main toujours dans la sienne, glissant dans un sommeil sans rêves ni cauchemars jusqu'au lendemain matin.
Il imagina, sans savoir pourquoi il y repensait, qu'Antoine avait sans doute tenu la main de Marie comme il le faisait, douze ans auparavant.



« Où est maman ? »



L'enterrement, le surlendemain, avait été privé à la demande de Jules ; la foule y avait assisté à l'écart, et foule il y avait, car Albert était un homme apprécié. Tout ce beau monde avait néanmoins respecté le souhait du veuf et rendu ses hommages sans bruit ni incidents.
Ses filles n'y avaient pas assisté, Jules ayant jugé qu'elles étaient trop petites pour tout comprendre. Il ne voulait pas leur infliger plus de chagrin que nécessaire, et Dieu savait que l'absence de leur mère leur faisait déjà beaucoup de mal.

Émile et Albert l'avaient laissé seul à la fin de la cérémonie. Ils devaient raccompagner Pierre, Cassandre et leur famille jusqu'à la maison, où un repas serait pris avant d'emprunter le chemin du retour. Les mondanités lui faisaient mal à la tête, et il avait besoin d'être seul avec ses pensées.

Seul ou presque ; le fossoyeur rebouchait la fosse en silence, ses larges bras entassant les pelletées d'un geste habitué. Contrairement à certaines régions, celui-ci n'était pas mal considéré par les habitants, mais son métier rebutait. Il en avait gardé l'habitude du silence, qui lui était devenu cher à lui aussi.
Il avait dit à Jules, un jour moins bleu que celui-ci, que les cimetières avaient ce côté de calme et de paix que peu voyaient. Fermant les yeux, avec le bruit de la terre et des oiseaux plein les oreilles, le jeune homme pouvait comprendre pourquoi.

Il faisait beau et clair.

« C'est triste, ça, fit-il après avoir tassé le dernier monticule de terre, d'être veuf à vingt-neuf ans. Avec vos enfants qui sont si petits. »

Jules pinça les lèvres et hocha presque imperceptiblement la tête. Certains lui auraient dit qu'il fallait s'y faire, que c'était ainsi que la vie allait et s'en allait.

« J'ai enterré la mère de la petite tout comme elle, c'était il y a presque vingt ans... J'aurais pas pensé devoir l'enterrer elle aussi. »

La pierre tombale voisine de celle de Gilberte indiquait les dates de 1740-1782, juste au-dessous d'un prénom qu'ils avaient donné en hommage à leur troisième fille. Gilberte avait treize ans à la mort de sa mère, et elle en avait été inconsolable.

« J'essaye pas de vous dire que je comprends, j'ai eu de la chance avec ma femme et nos sept enfants, tous en vie. Mais quand même. »

Le fossoyeur laissa planer son regard sur le cimetière, ses allées gravillonnées et ses tombes propres et bien rangées. C'était son domaine, sa fierté.

« Je pense qu'elle reposera en paix, ici, et qu'elle sera heureuse que vous veniez la voir parfois. Ne vous rendez pas malade. »

Jules ne comptait pas se laisser mourir comme il avait pensé à le faire au mariage de Marguerite. Tout ça lui semblait à vrai dire bien lointain et de peu d'importance face à sa situation actuelle, à ses filles sans mère et son beau-père qui avait perdu sa petite fille à lui. Il ne voulait pas qu'ils l'épaulent en omettant leur propre chagrin, car il était tout aussi important que le sien, et Jules se dit que faire une force de sa faiblesse pouvait être utile à tout le monde.

Il remercia David pour ses paroles et s'éloigna de la pierre, un vent tiède sur ses joues sèches. Émile l'attendait aux grilles du cimetière, malgré l'interdiction qu'il lui en avait fait. Il n'obéissait jamais, un peu comme Isabelle ; Jules répugna à l'idée de devoir annoncer par lettre le décès à sa famille.

Mais quel autre choix avait-il ?

Il ne rentrerait pas à Paris.



Deux mois plus tard, la lettre de condoléances de sa mère lui parvint, où elle lui annonçait avec une pudeur prudente la mort de Michel, trois semaines seulement après celle de Gilberte. Une mauvaise toux, de la fièvre, et il s'en était allé aussi discrètement qu'il avait vécu, laissant Marguerite seule avec leurs trois enfants et l'horreur de Paris depuis la mort du Roi au début de l'année 1793.

Jules sourit, conscient que si la vie avait de l'humour, elle l'avait noir comme le sien.



Dans les jours qui suivirent, Jules ne dormit presque pas.
Malgré l'aide bienvenue de la nourrice, qui était une amie d'Émile, il cherchait à s'occuper de son fils seul et chaque fois qu'il pleurait en pleine nuit, c'était lui qui se précipitait à son chevet pour le calmer. Il le berçait parfois des heures durant, chantant quand les balancements ne suffisaient pas.

La tâche était exténuante mais il tenait bon, têtu comme une mule. Même Albert n'était pas parvenu à le faire changer d'avis.

Cette nuit-là, tandis qu'Armand s'époumonait de nouveau et que Jules le berçait, la porte s'entrouvrit avec un grincement.

« Papa... ? »

Une petite tête bouclée passa entre la chambranle et la porte, à hauteur de la poignée. Un sourire éclaira le visage rond une fois qu'elle se fut assurée que la silhouette qui tenait son frère était bien celle de son père. Elle s’approcha de lui dans sa chemise de nuit trop longue, et posa une main sur son bras.

« Raphaëlle, fit Jules incrédule, veillant à ne pas parler trop fort, j-je t'ai ré-réveillée ?

- Oui, mais ce n'est pas grave, je ne suis pas fatiguée ! (elle posa un doigt sur la couverture dont était enveloppé le bébé, soucieuse) Il a fait un cauchemar ? »

Le ton léger de sa voix fit sourire son père, qui se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche. La fillette grimpa sur l'accoudoir.

« P-peut-être, m-mais il se calme. Ça v-va aller. Tu p-peux retourner te cou-coucher.

- Oh, non ! Tu es tout le temps tout fatigué, c'est toi qui devrait aller te coucher.

- Je ne p-peux pas. Ton frère p-pleure.

- Mais... Dans ce cas, je peux t'aider à le rendormir. On ira plus vite à deux. »

Elle se mit à chanter, d'abord si fort qu'il dut la reprendre, puis plus bas et sur un ton faux qui n'apaisa pas du tout Armand. Piteuse de sa défaite, Raphaëlle se leva pour aller chercher un livre d'images, duquel elle improvisa une histoire. Le petit se calma graduellement, et au bout d'une petite demi-heure, le calme était enfin revenu.

L'aînée se regorgea de leur travail d'équipe.

« Tu vois, on peut réussir même sans maman. Je pense qu'elle serait très fière de nous. »

Même si elle n'avait pas encore bien compris où et pourquoi sa mère s'en était allée, elle avait compris qu'elle ne reviendrait probablement pas. La pensée l'avait rendue très triste, mais à force de belles images invoquées par son père et le désir de la rendre fière malgré son absence, Raphaëlle avait vite séché ses larmes.

Élisabeth l'avait imitée, et Jacqueline était trop petite pour comprendre – elle mélangeait fiction et réalité, lui demandant parfois si sa mère volait vraiment sur les nuages.

« Elle le serait », lui répondit Jules sans bégayer. Il lui prit la main et la ramena jusqu'à sa chambre où il la borda avec toute la douceur qu'il réservait à ses enfants.

Sans eux, il se demandait parfois où il en serait.



1 Septembre 1800, canton de Neuchâtel.

« Mais, j-je vous interd-... !

- Il n'y a pas de mais ! Vous me laissez m'occuper de votre fils, et vous allez vous détendre à l'extérieur ! »

Lisa le projeta sur le perron avec une force insoupçonnée et claqua la porte, non sans avoir lâché un « de toute façon, vous me gênez » qui le révolta tant qu'il la traita de tous les mots. Le silence empli de morgue de la nourrice fut son seul interlocuteur avant qu'il ne se décide à errer dans la cour puis aux abords du lac, remâchant sa colère à qui voulait l'entendre – en l'occurrence, les poissons qui s'y ébattaient joyeusement.

Il faisait chaud pour un début de mois de Septembre, et les filles étaient parties en compagnie d'Albert visiter les champs aux alentours de la propriété. Jules s'ennuyait lorsqu'il ne pouvait pas veiller sur son fils et se sentait profondément inutile et impuissant, assis là les mains vides. Il aurait pu écrire, comme autrefois, mais ses pensées se redirigeaient automatiquement vers Armand, qu'il avait une peur maladive de perdre. S'il lui arrivait quelque chose alors qu'il n'était pas présent, il s'en voudrait toute sa vie.

« Comment me détendre, songea-t-il, encore furieux, quand j'ai tant de choses auxquelles penser ? »

Sa bulle de réflexions fut opportunément éclatée par un long cri aigu ; il se retourna à temps pour voir Jacqueline courir dans sa direction, les pans de sa robe tachés de boue. Elle le blessa presque en se jetant dans ses bras, mais il n'en ressentit qu'un profond soulagement. Ses mains potelées trouvèrent son visage, qu'elles étouffèrent de caresses.

« Grand-père nous a montré des chevals, des chevals !

- Des chevaux, Jacqueline ! Rétorqua Élisabeth en s'asseyant à leurs côtés, rangeant ses volants avec des gestes exagérément précieux, ils étaient très grands et très beaux !

- C-C'est vrai ?

- Oui. Il a dit qu'il nous en offrirait, si on le voulait! » Ajouta Raphaëlle en trépignant, excitée comme une puce.

Le sourire de leur père se figea. Il leva les yeux vers Albert, qui arrivait d'un pas tranquille, tâche rendue ardue par Jacqueline qui s'accaparait toujours ses joues en poussant de petits cris ravis.

« P-pas question.

- Pourquoi ? S'exclamèrent les deux aînées, les sourcils arqués.

- C'est vrai, ça, pourquoi ? »

Albert baissa vers lui un sourcil levé, presque ironique.

« C-c'est a-atrocement cher, et...

- Oh, si c'est le prix qui vous inquiète, mon gendre, sachez que mes économies me le permettent, et qu'il faut bien qu'elles servent à quelque chose...

- J-je ne peux p-pas accepter ! Protesta Jules, les joues rouges d'indignation.

- Mais si ! Vos filles en ont envie, et puis, elles veulent aussi vous voir monter sur un cheval. »

Jules ferma les yeux, en plein cauchemar.

« Q-Quelle drôle d'idée.

- Papa, s'il te plaît...

- Papaaa... »

Raphaëlle et Élisabeth s'accrochèrent à sa chemise, suppliantes. A quatre contre un, Jules savait qu'il n'avait aucune chance, et qu'Albert ferait ce que bon lui semblait de toute manière. Il baissa les bras à contrecœur, puisqu'il détestait cette impression d'avoir une dette envers quelqu'un.

« C'est d'a-d'accord. Mais v-vous remercierez b-bien votre grand-père p-pour ça.

- Oui ! Merci grand-père ! »

Elles se précipitèrent vers lui pour l'inonder de remerciements et de baisers. Yeux au ciel, Jacqueline encore sur les genoux, il lança une pierre plate sur l'onde, qui ricocha plusieurs fois à la surface avant de s'y enfoncer.
Le geste tira à sa plus jeune fille une paire d'yeux grosse comme deux assiettes.

« Papa, comment tu as fait ça ?

- Hmm ?

- Ça, avec la pierre ! »

Elle se pencha pour en ramasser une à son tour, qu'elle lança maladroitement dans le lac. La pierre coula à pique avec un « splotch » peu élégant, et Jacqueline se mit à pleurer.

« Ça ne marche paaaas...

- A-Attends, je vais te m-montrer. »

Jules dut refaire une bonne dizaine de démonstrations pour que tous ceux présents, son beau-père y compris, parviennent à imiter son geste et faire un concours de ricochets ratés dans le lac.



Jules lança un juron au vent, les mains crispées sur les rennes du cheval.

« Courage papa, tu peux le faire ! »

Il soupira et salua avec le peu d'assurance qu'il lui restait ses filles derrière la barrière du pré.

Qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour ses enfants....



?? Juin 1809, canton de Neuchâtel.

Durant ses jours de repos, Jules aimait à s'isoler quelques heures dans son bureau afin d'écrire. Comme presque vingt ans auparavant, il couchait sur papier tout ce qui lui passait par la tête ; jugements, histoires, simples constatations... Le calme était alors souvent de mise, sauf quand ses enfants trouvaient un sujet de dispute à leur convenance.
Cette fois-ci, un cri aigu suivi d'une cavalcade s'échappa des escaliers tout près du bureau.

« Rends-moi ça Raphaëlle, c'est à moi !

- Non, pas du tout ! »

Les deux filles continuèrent leur raffut au rez-de-chaussée, et les gonds ne tardèrent pas à pivoter. La tête brune d'Armand se glissa par l’entrebâillement, sans oser entrer complètement dans la pièce. L'air gêné, il éleva la voix :

« Papa, Raphaëlle et Élisabeth se disputent... »

Jules leva les yeux au plafond avec un simple « j'ai entendu » atterré. Il se leva et prit la main de son fils, qu'il mena jusqu'à la cage d'escalier où Jacqueline se penchait, ses deux tresses dansant autour de son visage rond.
En les voyant arriver, elle se mit à trépigner.

« Elles se disputent pour un livre, cette fois ! »

Jacqueline aimait beaucoup compter les points, ce que son père lui reprochait en lui disant qu'elle ne faisait qu'attiser la colère. Mais comme la fillette était très sage et ne lui causait jamais de soucis, il ne lui en voulait jamais longtemps.
Arrivées à un tendre âge où même le maquillage était sujet de longues complaintes, Raphaëlle et Élisabeth ne cessaient de se chamailler. Leur courte année d'écart n'y était sans doute pas pour rien, puisqu'il était extrêmement rare de les voir élever la voix contre leurs cadets – qu'elles adoraient.

Jules descendit les marches d'un pas volontairement lourd, Armand et Jacqueline sur les talons. Les deux adolescentes cessèrent immédiatement de tirer sur la couverture du livre pour mettre les mains dans leur dos et arborer toutes les teintes du sérieux, quand bien même leurs éclats avaient fait le tour de la maison (et sûrement de la propriété).

Heureux les hommes sans voisins, se disait régulièrement Jules.

« Q-Qu'est-ce qu'il s-se passe, encore. »

La particularité de leur père était de ne jamais formuler ses demandes comme des questions, mais comme un ordre auquel on ne pouvait se soustraire. Malgré sa petite taille, il les impressionnait.
Elles baissèrent les yeux, piteuses.

« Raphaëlle m'a volé mon livre... commença Élisabeth dans un souffle, vite coupée par sa sœur.

- Je voulais seulement l'emprunter, et elle ne voulait pas ! Quelle égoïste !

- C'est mon livre ! »

Elles se tirèrent la langue, et leur père les rappela vite à l'ordre d'un claquement de talon.

« Il s-suffit. Donnez-m-moi ce livre. »

Raphaëlle n'hésita qu'un bref instant avant de lui tendre l'ouvrage. Jules aurait dû deviner que si dispute il y avait autour d'un livre, ce serait autour d'un livre de Madame de Staël : ses filles en étaient des lectrices assidues, bien que leur père doutât qu'elles comprennent tous les messages véhiculés par les lignes.
Qu'importe. Un livre restait un livre, qu'il l'apprécie personnellement ou non.

« É-Élisabeth, je t'ai déjà d-dit qu'il fallait prêter tes affaires, t-ta sœur ne va pas t-te les abîmer. Et si elle le fait, elle te... le remboursera. (il se tourna vers Raphaëlle) M-Mais voler, c'est mal. T-Tu aurais d-dû venir me voir au lieu de lui p-prendre. Me suis-je b-bien fait comprendre ? »

Elles baissèrent le menton en chœur avec un « oui » véritablement désolé. Jules tendit son livre à Élisabeth, qui le donna à Raphaëlle en retour ; à contrecœur certes, mais elle devait apprendre la leçon.

« M-Maintenant, arrêtez d-de vous d-disputer pour rien. »

Il entreprit d'étendre la morale à Armand et Jacqueline, car il aimait que tous ses enfants se sentent concernés : Émile arriva sur ces entrefaites, une lettre à la main.

« Je m'excuse de vous déranger dans votre sermon, mais j'ai une missive pour le maître des lieux. »

Il la confia à Jules avec une gravité affectée et s'en retourna à ses occupations, une comptine aux lèvres. Habitué depuis le temps à son extravagance, Jules ne lui fit aucun commentaire.
Il se contenta de vérifier l'expéditeur de la lettre, par précaution.

Raphaëlle Hauteclaire.

« C'est grand-mère ? » Demanda Jacqueline en se hissant sur la pointe des pieds pour vérifier le nom ; de tous ses enfants, elle était la plus petite et la moins fine. Elle compensait ces défauts en transportant avec elle de vieux livres qui lui servaient à se rehausser, « au cas où ».
Et en cela, elle ressemblait plus à sa mère que n'importe lequel d'entre eux.

« O-oui. Je v-vais la lire. »

Il tira de sa poche une lame émoussée qui lui servait à ouvrir les lettres et fut immédiatement intrigué par le ton de sa mère. Celui-ci, habituellement banal et joyeux, se faisait plus grave – il ne put s'empêcher de penser qu'elle lui écrivait pour lui annoncer une mauvaise nouvelle.
Il n'eut pas tort.

« Qu'est-ce qu'elle dit ? »

Les quatre curieux rassemblés autour de lui retinrent leurs interrogations sur un geste impérieux de silence. Il avait besoin de réfléchir.

Comme tu le sais, André, très volontaire et courageux […] est mort la semaine passée.

Jules avait quitté la France assez tôt, et n'avait jamais côtoyé les Horville plus que nécessaire. Il se souvenait néanmoins du fils aîné de Richard, qu'il avait consenti à saluer pour narguer Marguerite, dont il avait refusé de voir le propre fils, de deux mois plus jeune seulement. Il en gardait l'image vague d'un bébé de six mois éveillé aux yeux très clairs, qui devait sûrement être devenu un très beau jeune homme. Sa mère lui en avait parlé de temps en temps dans ses lettres, avec beaucoup d'admiration et de sympathie. Un homme bon, simple, et généreux.

Voilà qu'à présent, elle lui écrivait pour lui annoncer sa mort. L'annonce, dont il aurait dû se moquer, lui fit un drôle d'effet. Ses enfants le remarquèrent et s'en inquiétèrent.

« Papa, ça va ? »

Il hocha la tête, absent. Sa mère le priait de venir à la réception organisée pour ses funérailles, l'enterrement s'étant fait en très petit nombre. Beaucoup de monde désirait lui rendre hommage, et beaucoup habitaient loin de France maintenant. Jules devina qu'elle voulait parler des Landerolt, des du Chesnaye, de bien d'autres encore.
De Marguerite.
Il pensa à refuser tout net à la simple pensée que sa sœur serait présente, mais sa mère désirait tant le revoir qu'il s'en sentait coupable. De surcroît, Richard ne lui avait jamais laissé entrapercevoir la moindre parcelle de malice. Quel droit avait-il de refuser ?

Il s'était promis de ne jamais retourner en France.

« Papa ? »

Ce sera temporaire, l'histoire de quelques semaines, tout au plus.
Jules froissa presque la lettre en la rangeant dans la poche de sa veste.

« J-J'ai besoin de pa-parler à votre grand-père. »

Jules Hauteclaire
- C 01 041836 47 01 B -

Jules Hauteclaire

En bref

Masculin
Pseudo : Never.
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Histoire


Comme ça doit être dur de perdre un enfant. Je ne l'imagine pas.

Le voyage de Neuchâtel à Lyon avait été long et le second, jusqu'à Paris, presque aussi éprouvant moralement pour Jules. Là où ses filles s'émerveillaient de paysages inconnus, Jules reconnaissait avec horreur ceux de son enfance et son adolescence, si différents et semblables à la fois.
Paris n'avait pas assez changé à son goût, et il put jurer avoir quitté les pavés inégaux le mois dernier et non pas vingt ans auparavant.

Sa maison, perdue au fin fond de la campagne, lui manquait d'ores et déjà. La ville grouillait de cris et de rires, comme dans son souvenir.

Sa mère avait tout organisé pour leur confort – et afin d'éviter que lui et Marguerite ne se croisent. Celle-ci était arrivée deux jours plus tôt et après un bref passage chez Honoré et Isabelle, avait réintégré le domicile familial pour toute la durée du séjour. Lui ne passerait pas tout de suite chez ses parents et se rendrait directement chez Isabelle, plus qu'heureuse à l'idée de l'héberger, lui et ses deux aînées.
Non sans pleurs, Jacqueline et Armand étaient restés à Neuchâtel avec Albert et Émile. Jules ne voulait pas les traîner jusqu'à Paris, ils étaient trop jeunes. Il ne désirait pas non plus se déplacer en trop gros groupe.

A trois, tout était plus aisé.

L'adresse que sa mère  lui avait donnée était celle d'une maison d'allure agréable, à la façade blanchie et fleurie. Isabelle en partageait le rez-de-chaussée avec un boulanger dont le pain et les viennoiseries achevaient de rendre le quartier bienvenue à quiconque y posait le pied. Jules s'y sentit bien, ce qui le mit de meilleure humeur.
Une fillette attendait près de la porte, sur un tabouret, un cahier à dessins entre les mains. Les employés de la boulangerie jetaient de temps à autre un œil sur elle et lorsqu'elle les vit arriver, elle se redressa sur ses deux jambes comme un ressort. Jules lui donnait huit ou neuf ans à vue d’œil et devina qu'il s'agissait de Clémence, la fille aînée d'Isabelle.

La gamine leur fit signe de s'approcher et une fois qu'ils furent à sa hauteur, elle prit les mains de son oncle avec une familiarité qui lui rappela celle d'Isabelle. Ses doigts étaient noirs de crayon.

« Bonjour, vous devez être Jules, n'est-ce pas ? Je suis Clémence, ma maman m'a dit de vous attendre là et de vous montrer le chemin ! »

Raphaëlle fit un commentaire sur les valises, qu'elle dédaigna d'un mouvement de poignet.

« C'est facile, ça ! Agnès, s'il te plaît, tu peux nous aider ?

- Pas de problème. »

Une matrone d'un bon mètre quatre-vingt aux bras énormes mais au visage étonnamment gracieux se chargea de toutes leurs affaires tandis que la fillette les menait le long d'un grand escalier de bois bien entretenu. La bicoque faisait les mêmes bruits que la maison de campagne, ces craquements rassurants de vieux bois réaménagé.
Clémence ne frappa pas à la porte, préférant entrer sans s'annoncer pour hurler :

« Ils sont là ! »

Jules ne s'attendait pas à un accueil calme et silencieux ; il s'agissait d'Isabelle, après tout. Sa sœur lui prouva sur le champ qu'elle n'avait pas changé en se jetant sur lui avec de longs cris ravis.
Ses cheveux châtains remontés en un chignon simple et ses vêtements modestes mais portés avec goût balayaient l'image de la petite fille débraillée aux boucles folles que Jules avait dû si souvent reprendre. Quant à ses yeux bleus et son sourire, ils la ressuscitaient, et il la trouva si peu changée qu'il en fut secoué.

Il détestait trouver Paris comme avant mais Isabelle lui aurait manquée.

« Ça fait tellement longtemps ! Regarde-ça, tu as l'air si digne maintenant. (il lui adressa un haussement de sourcil intrigué et elle se reprit, bras croisés) Je veux dire, tu l'étais déjà avant, tu l'es encore plus.

- C-Comment te dire q-que tu n'as pas changé, p-pour ta part ? »

Elle le railla gentiment avant de se décaler pour lui présenter l'homme qui était apparu comme par magie derrière elle : Jules ne savait de son beau-frère que ce que sa mère lui avait dit, à savoir qu'il était aimable et intelligent. Le veuf le trouva effectivement agréable et modeste, son attitude posée contrastant étonnement avec celle agitée de sa sœur. Lorsque sa fille lui tira la veste, il la réprimanda à peine en lui demandant d'aller se laver les mains.

Isabelle en profita pour lui présenter ses deux plus jeunes, Maxime et Marie ; le petit garçon, timide, se réfugia vite dans les jupons de sa mère et la petite lui tendit la main avec une curiosité touchante.
Quant à Raphaëlle et Élisabeth, restées jusque là en retrait, Isabelle les inonda de compliments. Comme elle ne savait pas si le sujet de Gilberte était sensible ou non, elle évita les comparaisons et préféra se concentrer sur leur âge.

« Je vais avoir seize ans en Décembre, le sept, répondit Raphaëlle avec un sourire.

- Et moi quinze ans, le trente-et-un.

- Oh, vous êtes si proches en âge ! Quelle chance. »

Isabelle n'avait jamais caché à sa famille l'envie qui l'avait toujours taraudée d'avoir une sœur de son âge.

« Je n'ai pas emmené mes d-deux ca-cadets, ils sont encore t-trop jeunes.

- Quel âge ont-ils ?

- Jacqueline a eu d-douze ans en Mars et A-Armand aura neuf ans le mois p-prochain.

- Oooh, il a presque le même âge que Clémence, alors. »

La petite, les mains propres, offrit à sa mère un grand sourire innocent. Jules devina qu'elle devait être la chipie de la famille.

« Marguerite est chez nos parents, comme tu sais... Maman et papa ont vraiment hâte de te revoir. Je l'inviterai demain à boire un thé, je pense, mais tu croiseras peut-être ses enfants. Ils sont trois, mais très bien élevés. »

Elle eut un court instant de réflexion qui laissa Jules penser que ce n'était peut-être pas tout à fait le cas, mais il ne désira pas s'y attarder. Les enfants ne sortiraient sûrement pas le saluer, le cas échéant, et lui n'avait pas envie de leur adresser la parole.

Tout ira bien.

« Si-sinon, comment cela se fait-il q-que ce soit toi qui aies l'honneur de n-nous accueillir ? »

Isabelle se retourna vers son frère, un sourire coquin aux lèvres.

« Parce qu'on a départagé aux cartes avec Honoré. Et j'ai gagné. »

Elle partit d'un long rire amusé, et Jules soupira. Non, rien n'a changé.



La maison  non plus n'avait guère changée.
Quelques tapisseries, trop vieilles, avaient été remplacées, et quelques meubles avaient cédé la place à de nouveaux. Mais dans l'ensemble, tout était resté comme Jules en avait le souvenir.

Sa mère apparut par la porte contre laquelle il se tenait avant le départ pour Neuchâtel. Elle se jeta sur lui en pleurant presque, l'inspectant sous toutes les coutures avant de le serrer contre elle. Son père, qui la suivait, se montra plus mesuré dans son affection mais tout aussi heureux de le revoir.
Raphaëlle et Élisabeth furent couvertes d'éloges jusqu'à les faire rougir. C'était la première fois qu'elles rencontraient leurs grands-parents paternels, et ce face-à-face leur laissa une très bonne impression.

Jules se rendit compte à quel point les années avaient passé en suivant les lignes laissées par les rides sur le visage de ses parents. La silhouette adulte d'Isabelle ne l'avait pas tant choqué que ça, mais les voir si âgés fit rater un battement à son cœur. Il ne voyait pas ses enfants grandir tant ils étaient près de lui, mais il avait passé près de vingt ans à l'étranger, sans pouvoir (ou vouloir) rendre visite à ses parents.
Un jour, qu'il savait plus proche que jamais, la maladie ou la vieillesse les emporterait. Il se sentit empli d'une gratitude immense à leur égard. Des parents restaient des parents, et le temps avait gommé presque tous leurs défauts.

Le charme fut rompu par une exclamation coléreuse dans la pièce adjacente. Raphaëlle et Élisabeth échangèrent un regard surpris, et la maîtresse de maison arqua les sourcils.

« Désolée pour le bruit, ça doit être Éléonore et Georges qui se disputent. »

Elle disparut par la porte comme elle était venue, quelques secondes avant qu'un claquement sourd ne résonne à travers tout le salon. Jules appréhenda le moment où ses neveux débouleraient dans le salon.

« Frédéric est sage, lui confia son père en faisant de son mieux pour ignorer les éclats indignés de ses petits-enfants de l'autre côté du mur, Georges et Éléonore sont un peu plus... énergiques. »

Merveilleux, songea-t-il, j'ai bien besoin qu'on me crie dans les oreilles.
Raphaëlle reparut finalement, trois silhouettes sur les talons.

« Il n'arrête pas de me chercher, je te le jure ! C'est sa faute !

- Oui, oui, mais si tu pouvais éviter de hurler devant les invités, ce serait mieux. »

L'aîné prit sa cadette par les épaules et la tourna vers Jules et ses filles ; elle se tut instantanément, les restes d'une protestation sur ses lèvres pincées.
Les deux garçons étaient grands, au point qu'il dut lever le menton pour croiser leur regard – bleu comme celui de leur mère et comme le sien. Ils se tenaient droit, le second les mains sur les hanches, et Jules n'eut pas à se demander longtemps qui était qui. La fille, sans doute un peu plus jeune qu'Élisabeth, se collait à son frère aîné sans prendre la peine d'avoir l'air sympathique.

Comme Jules ne prenait pas la parole, sa mère s'en chargea.

« Voici votre oncle, Jules, et ses filles, Raphaëlle et Élisabeth. Jules, voici Frédéric, Georges et Éléonore. »

Il leur adressa un sourire courtois et un signe de tête sans lever la main dans leur direction. Frédéric sentit sa défiance et ne se risqua pas à le saluer plus avant ; il serra en revanche les mains de ses cousines, qui le trouvèrent très gentil.

« Bienvenue à Paris, fit-il, agrémentant ses paroles d'un sourire qu'il avait magnifique, tout comme le reste de son visage, j'espère que le voyage n'a pas été trop éprouvant.

- Oh, pas du tout ! Lui répondit Élisabeth, heureuse de pouvoir se montrer plus volubile que d'accoutumée, c'était très beau ! Et vous, vous venez d'Angleterre, à ce qu'on m'a dit ?

- C'est exact. Je suis né en France, mais ma famille a déménagé avant mon premier anniversaire. (il se mit à rire doucement) Je suis donc tout aussi perdu que vous.

- Ce qu'il essaye de vous dire, c'est que nous pourrions aller visiter la capitale ensemble. »

Frédéric soupira sans renvoyer à son frère son coup de coude. Immense comme son père, Georges avait des cheveux d'un blond très clair et un sourire en coin qui ne plut pas à Jules. Il se demanda qui détester le plus, entre le bâtard (il ressemblait si peu au reste de sa famille – il pouvait se vanter d'avoir les cheveux et les yeux de sa mère, et rien de plus), l'ahuri et l'impolie. Leur présence lui ôta l'envie de s'éterniser, et il prétexta une quelconque course pour partir sur le champ. Ses filles protestèrent, sans que cela le fasse flancher.

Sa mère fut la plus déçue.

« Tu reviendras, n'est-ce pas ? »

Il le lui promit, l'embrassa et passa la porte en sens inverse. Plantés dans le salon comme autant de soldats de bois, les protagonistes restants échangèrent un regard intrigué.

« Oh, bien... Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ? S'aventura Frédéric, sincèrement peiné que son oncle ait paru le détester d'emblée, si c'est le cas, j'irai m'excuser.

- Tu n'as rien fait, murmura Raphaëlle, bien triste, c'est une toute autre histoire. »

Elle tapota le bras de son petit-fils et pour faire passer le malaise, leur proposa un goûter qui fut unanimement accepté.



Je suis désolée, je suis désolée, se répétait la femme cachée à l'angle de la rue tandis que Jules s'enfuyait presque de la maison de son enfance, ses filles fâchées sur les talons.

Elle n'osa pas se montrer, et attendit que la foule l'ait avalé pour rentrer chez elle.



?? Juillet 1809, Paris, Empire Français.

La chaleur était étouffante ; les dames habillées de noir jouaient de l'éventail et les hommes cachaient leur embarras derrière des sourires de façade. Au début de la cérémonie, Richard avait parlé et leur avait demandé de ne pas avoir l'air si triste. Que le noir suffisait au deuil et que du reste, il préférait que l'on chante et que l'on rit. Que son fils aurait lui aussi préféré une assistance festive à un énième cortège.

Jules n'avait pu l'observer qu'à la dérobée, mais un simple regard avait suffi pour le trouver vieilli par la tristesse. Moins que Rosalie, certes, qui reniflait et n'avait pas eu le courage d'adresser un mot à la salle. Ses boucles rousses, remontées à la mode, avaient perdu l'éclat qu'elles avaient eu dans leur enfance. Jules surveillait ses filles du coin de l’œil et inspectait les invités de l'autre, guettant le moment où il pourrait adresser ses condoléances au couple et repartir au plus vite.

Richard et Rosalie ne cessaient pas d'être accaparés. Il avait de la peine pour eux, qu'il connaissait depuis longtemps, mais sa nature réservée et sa nervosité ne lui permettaient pas de l'exprimer pleinement.

« Il y a tant de monde, entendit-il Raphaëlle souffler à sa sœur, et si bien habillés !

- Papa, peux-tu nous montrer ceux que tu fréquentais quand tu étais encore à Paris ? »

Oh, pitié. Jules fit un effort pour ne pas avoir l'air trop embêté et leur désigna plusieurs connaissances du menton, dont elles commentèrent les vêtements et l'attitude avec respect. S'il y avait quelque chose qu'il avait tenu à leur apprendre, c'était le respect d'autrui, lui qui en avait tant manqué.

« Et l-là-bas, je c-crois qu'il s'agit d – Ah ! »

Coupé dans sa phrase par une épaule qui venait de rentrer dans la sienne, il se retourna vers le maladroit qu'il foudroya du regard.

« V-vous pourriez f-faire attention ! »

Le garçon lui offrit un magnifique « désolé » engoncé dans un grognement contrarié. Jules eut un haut le cœur en reconnaissant ses traits affreusement familiers.
Il crut tout d'abord qu'il s'agissait du fils d'Éric, tant il lui ressemblait, excepté par la carrure. Ses yeux très bruns n'avaient rien de doux et ses sourcils froncés lui donnaient l'air peu aimable.

« Joseph, où étais-tu ! Fais attention, un peu ! »

Il reconnut en la femme qui passa la main sous le bras de son fils pour le tancer gentiment une des sœurs cadettes d'Éric, celle qui ne disait jamais rien et dont il ne se souvenait pas avoir entendu une seule fois le son de la voix. Elle s'excusa auprès de lui, d'abord sans le reconnaître, puis en écarquillant les yeux.

« Jules, ça alors !

- Camille, que se passe-t-il ? »

Évidemment.
Il avait les yeux trop sombres pour n'être qu'un Loines, et qui de mieux que l'ombre de l'ombre pour épouser la gentille petite sœur ?
Dieu, ton petit jeu ne m'amuse plus.

« Jules. »

Il esquissa un sourire sans joie.

« Antoine. »



« Je ne pensais pas que vous viendriez ! Honnêtement, c'est plutôt une bonne surprise. Nous n'avions plus de nouvelles de vous depuis une éternité. »

Jules n'osa pas lui dire qu'il l'avait pour sa part très bien vécu et avait espéré ne pas les croiser – Camille avait tant insisté pour discuter qu'il n'avait pas eu le courage de refuser. Par délicatesse ou sursaut de conscience, Antoine s'était éclipsé pour aller parler avec Richard et Rosalie, et leur fils s'était affalé dans un fauteuil, à portée de main de sa mère.
Raphaëlle et Élisabeth s'étaient tues, impressionnées. Camille était devenue une très belle femme, et ses manières s'étaient quelque peu affermies.

Elle avait cependant gardé l'horreur des silences, qu'elle masquait maladroitement en monologuant longuement.

« Cela doit bien faire une vingtaine d'années... Seigneur, comme le temps passe vite. Paris a tant changé. Et vous avez des filles magnifiques ! »

Les concernées rougirent en lui renvoyant le compliment. Jules se garda bien de faire le moindre commentaire sur son garçon – il faisait l'effort admirable de ne jamais regarder dans leur direction.

« Et votre femme... »

Le silence avait ce désavantage que les nouvelles ne voyageaient pas forcément très bien. Jules s’éclaircit la gorge et lui fit savoir, sans plus d'émotion :

« Elle est d-décédée il y a d-des années. »

Les traits de Camille s'effondrèrent. Elle avait l'air sincèrement bouleversée.

« Oh, mon dieu... Je m'excuse, je ne savais pas, je...

- Cela ne f-fait rien. V-vous êtes... excusée. »

Elle lui sourit timidement, puis ses yeux noisettes s'écarquillèrent. Elle leva le bras et s'écria :

« Antoine, par ici ! »

Jules jura intérieurement. Il ne pouvait pas se dérober, car Richard et Rosalie le suivaient. Sitôt près d'eux, Antoine fit signe à son fils de se redresser ; celui-ci lui obéit immédiatement, quoique de mauvaise grâce visible.
Les poignées de mains et les condoléances défilèrent. Sans qu'il sache trop pourquoi, sa vision sortit Rosalie de sa tristesse un court instant et elle se mit à sourire.

« Jules ! La dernière fois que je t'ai vu, nous étions si jeunes... Ce sont tes filles ? »

Il fut surpris de voir qu'elle connaissait leur nom. Rosalie lui confia que sa mère lui avait donné de temps en temps des nouvelles de lui, qui ne daignait écrire à personne d'autre. La pique fut accueillie avec une grimace ennuyée, laquelle fit rire Richard.

« Ça oui, Rosalie est trop curieuse pour son propre bien. (la petite dame lui abattit la main sur l'épaule en protestant d'abondance) Mais elle aime savoir que tout le monde va bien.

- Et a qui a-t-on l'honneur, de ce côté de la salle ? »

Tous les regards convergèrent vers le jeune homme qui n'avait pas sorti le moindre mot depuis près d'une demi-heure. Apparemment embêté d'être le centre d'attention (tiens, songea Jules, si peu comme son père), il répondit très brièvement :

« Joseph, ravi de vous rencontrer. »

Le sourire de sa mère se crispa. Elle lui prit la main, qu'il retira en grognant, et elle le supplia presque :

« Chéri, soit un peu plus aimable, s'il te plaît...

- Je le suis ! (il se tourna vers Richard et ajouta) Toutes mes condoléances. »

Un frisson gêné s'empara des convives. Pour le dissiper, Rosalie reprit la parole :

« Ne vous en faites pas, à cet âge, nous sommes toujours quelque peu réticent... Valentin, qui est à peine plus jeune, n'est pas toujours attentif non plus.

- J'aurais aimé emmener ses frères et sœurs, mais ils sont un peu trop jeunes... (à l'hésitation qui suivit, Jules devina qu'elle ne devait pas dire toute la vérité) Ca aurait pu les impressionner.

- Ne vous en faites pas, nous vous comprenons. Quel âge avez-vous, au fait ? »

La question s'adressait aux trois enfants présents. Camille fut ravie de savoir que Raphaëlle et Élisabeth avaient l'âge de ses deux aînés.

« Ils pourraient s'entendre ! »

Jules fit de son mieux pour ne pas avoir l'air de s'étouffer, d'autant plus que Raphaëlle se montra un peu trop enthousiaste à son goût. Piégé entre les femmes qui ne cessaient de papoter, il dut rester jusqu'à ce que Richard et Rosalie ne doivent aller saluer de vieux amis. Là, les Landerolt et les Hauteclaire se séparèrent, au grand soulagement de Jules qui craignait à chaque instant de voir apparaître sa sœur.
Croiser Antoine avait été une épreuve, et même s'ils n'avaient échangé que deux ou trois banalités, il avait senti toute la colère et l'indignation passées refaire surface. Lui qui avait mis tant de temps à oublier ce qui s'était passé, voilà que tout lui revenait en mémoire avec une douloureuse clarté.
Les larmes de Marguerite et les cris de son fils, que cet imbécile de Michel avait élevé comme le sien. Pourquoi ne l'avait-elle pas jeté dans un fossé ?

Elle s'était condamnée seule, lui n'avait rien fait.

« J'ai été surprise, fit Élisabeth une fois à l'air libre, de la beauté et de la grâce de Madame de Landerolt !

- Oui ! Tu connaissais de beaux gens, papa ! Monsieur de Landerolt et Monsieur Horville, aussi... Et Joseph, quel beau visage il a !

- Dommage qu'il soit si renfrogné », ajouta la cadette en soupirant.

Jules ne leur répondit pas et accéléra le pas, les laissant deviser un mètre derrière lui. Une fois rentré, Isabelle lui demanda ce qui n'allait pas. Lorsqu'il lui dit qu'il avait rencontré Antoine, elle lui serra la main avec une douce compassion.

Demain, lui proposa-t-elle, elle l’emmènerait voir Honoré, et il oublierait ses soucis.



« On se calme, les garçons ! »

Le premier s'était accroché à sa veste et le second s'était écroulé à ses pieds. Jules eut presque pitié de ce beau bazar, que sa belle-sœur n'arrangeait pas en riant à gorge déployée. Les deux enfants aux bras, Honoré lui tira la langue dans toute la maturité qu'il avait gagné et elle détourna la tête d'un geste faussement hautain.

Dieu, deux grands enfants de vingt-neuf et vingt-six ans.

« Il faut les excuser, ils adorent recevoir de la visite », tenta de se justifier Honoré, balançant presque les deux boules d'énergie dans les jambes de sa femme. Immédiatement, Raphaëlle et Élisabeth se précipitèrent pour leur distribuer caresses et compliments, qu'ils reçurent avec joie et retournèrent avec brutalité.
Isabelle lui avait dit que la maisonnée de Honoré était plutôt agitée ; elle n'avait pas tort.

« C'est incroyable comme le temps a passé, lui dit son jeune frère en regardant les silhouettes longilignes de ses nièces, j'avais leur âge quand nous t'avons laissé à Neuchâtel. (il marqua une courte pause) Maman en a pleuré tout du long, tu sais. »

Jules savait qu'elle le ferait, même si elle lui avait promis de ne pas se tracasser. Elle qui avait toujours aimé avoir ses enfants près d'elle, il avait dû lui arracher le cœur en décidant de rester. Mais, comme elle le lui avait dit, il était assez grand pour prendre sa vie en mains, et elle n'avait pas à la lui dicter.
Honoré n'était pas moins volubile qu'avant. Le temps passant, il avait pris plus d'assurance, ce qui n'avait fait que renforcer sa susceptibilité et son caractère impulsif. Il lui raconta ses années d'études à Paris et sa rencontre avec sa femme lors d'un bal organisé par la famille de la demoiselle. Ils étaient, lui confia-t-il, une des familles les plus en vues de la capitale.

Il était vrai que le logis du couple devait faire deux fois celui d'Isabelle, mais rien à l'intérieur qui n'ait été volé : Honoré était travailleur.

Et son épouse avait de la répartie, du caractère et de l'intelligence. Son abondante chevelure bouclée semblait trop lourde pour sa petite tête toute fine.

« Je lui ai dit que je ne voulais que deux enfants, expliqua-t-elle à Jules, car l'affaire avait tout l'air d'une importance capitale, et il m'a dit qu'il en voulait trois ! Pour ne pas rester derrière sa sœur. A-t-on idée.

- Elle me nargue ! Je dois bien garder mon honneur !

- Ça oui, tu portes bien ton nom. Si nous avons un troisième enfant, je suis sûre que ce sera une fille, et non ! Non, je ne veux pas.

- C'est stupide.

- Pourquoi pas de fille ? » S'enquit Raphaëlle, repensant à sa fratrie majoritairement féminine.

Flora haussa les épaules.

« Quand je vois le mal que ma sœur et moi avons donné à nos parents... Je ne veux pas que le sort retombe contre moi ! »

Honoré conclut la discussion en affirmant que si elle retombait enceinte, ce ne serait pas de sa faute, et la visite se poursuivit sur un ton bon enfant qui rappela à Jules les petites disputes d'autrefois. Il en oublia pour un temps les Landerolt qui logeaient en ville et Marguerite qu'il pouvait croiser à tout instant. Il fut rassuré de voir que son frère et sa sœur avaient trouvé le bonheur à leur façon et qu'ils étaient suffisamment bien installés à leur âge : et dire qu'il fut un temps où il ne pensait pas avoir d'enfants. Raphaëlle et Élisabeth s'entendaient si bien avec leur famille que les adieux étaient toujours déchirants.

« Vous êtes libres de revenir quand vous le souhaitez », leur dit Flora sur le pas de la porte tandis que la soirée tombait.

Jules hocha la tête, les filles lui promirent de revenir, et ils regagnèrent à pieds l'appartement d'Isabelle. Elle les attendait sur le seuil avec un visage grave, tordant entre ses mains les rubans de sa robe.

Jules se figea en même temps que son cœur.

« Marguerite est là, lui dit-elle, et elle veut te parler. »



Elle l'attendait dans la petite chambre, une bougie sur la table de chevet pour toute lumière. Lorsqu'il passa la porte, elle était assise sur le lit et comptait les lattes pour se calmer. Ses yeux ne le cherchèrent qu'une fois la porte fermée et Jules près de la petite fenêtre.

Le détaillant dans la pénombre, elle sentit son cœur se serrer, en attente désespérée de rédemption.

« Q-qu'est-ce que t-tu veux ? »

Le lit broncha lorsqu'elle se redressa, et fut le seul à prendre la parole. Pour de longues minutes qui leur parurent toute une éternité, le silence leur coupa le souffle.
Puis Marguerite inspira profondément.

« Ça fait longtemps. »

Il ne lui donna pas la réplique, comme elle s'y attendait.

« Plus de vingt ans, pour être exacte. »

Déjà ?

« Je suis venue m'excuser. »

Un rire rouillé s'échappa brusquement de ses lèvres. Jules tourna à peine la tête pour lui répondre, ses mots acides :

« Et q-quel b-besoin as-tu de t'excuser main-maintenant ? Ça f-fait longtemps. T-tu l'as dit.

- Je ne pensais pas en adulte, à l'époque, se justifia Marguerite, déjà peinée par la réaction de son frère, j'ai été idiote et... Et je m'en excuse. Je ne pensais rien de ce que je disais.

- Ce q-que tu m'as dit ou ce q-que tu as d-dit de lui ? »

Elle ouvrit la bouche mais la referma avant d'avoir pu répondre. Elle regarda le sol, gênée, et il rit de nouveau.

« Je n'arrive p-pas à y croire. T-tu l'aimes en-encore.

- Ce n'est pas la question, Jules. Ce que j'ai dit...

- Je m'en souviens en-encore. (sa voix, sèche, s'était élevée plus que de coutume ; Marguerite tressauta) C-comment aurais-je p-pu l'oublier ? J'ai respecté t-ton vœu, vois-t-tu : et je ne t'ai p-pas adressé une seule lettre.

- Je suis seule coupable de ce silence, concéda sa sœur en serrant ses mains l'une contre l'autre, et ce que j'ai dit est impardonnable. J'ai été cruelle. Je ne le pensais pas. Quand j'ai su que tu venais, toi aussi, j'ai... »

Elle soupira, et il perçut les sanglots qu'elle ne voulait pas laisser filtrer.

« J'ai regretté toute ma vie. N'est-ce pas assez ?

- Je ne sais p-pas. Les punitions ne sont ja-jamais justes en ce bas-m-monde. Marie est m-morte, mais son frère a fondé une fa... famille. »

Il se tut et ajouta, presque ironique :

« Joli fils aîné que t-tu as.

- Jules, ne peux-tu pas mettre ceci de côté ne serait-ce qu'un instant ? J'ai... »

Il claqua sa paume si fort contre le bureau voisin qu'elle ramena ses paumes contre son cœur affolé.

« N-non, je ne peux p-pas ! Comment p-pourrais-je ? Ce n'est pas un dé-détail, c'est absolument t-tout ! Tu le savais. T-tu étais la seule à être au c-courant. Et qu'as-tu fait ? Q-quand j'ai essayé de te c-consoler, tu m'as repoussé. T-tu as rendu nos parents ma-malades. Mon dieu, mais t-tu savais. »

Il reprit un souffle douloureux avant d'ajouter :

« T-tu m'as trahi, et le mot est... faible. Tu ne p-peux pas m'aimer et l'aimer en même t-temps. C'est une injure envers m-moi. C'est même p-pire que ça. »

Tu le savais.
Marguerite laissa une larme amère dévaler le long de sa joue encore parée de fard.

« Je le sais bien, et je suis tellement désolée, si tu savais comme je regrette ce que j'ai fait et ce que j'ai dit... Si je pouvais... Je te jure que je ne te repousserais pas. Tu me manques tellement à présent. »

Et même si son cœur le lui criait, Jules fut incapable de lui dire qu'elle lui manquait plus que quiconque lui manquerait un jour – plus que Gilberte, plus que leurs parents lorsqu'ils mourraient. La plaie était restée à vif et la colère s'était durablement mêlée à ses larmes. Il ne pouvait pas lui pardonner avec ce qu'il savait. Ce n'était pas une question de force ; elle lui avait froissé l'âme.

Même Antoine n'y était pas parvenu. Dans cette ville-même, vingt auparavant, elle l'avait blessé plus que quiconque.

Même si elle lui manquait, il ne pouvait pas courber l'échine et prendre ses mains.

Le silence se réinstalla, qu'il ne brisa que pour dire :

« L-la porte est ouverte, Marguerite. »

Elle vacilla sur ses talons comme une flamme dans un courant d'air. Elle redressa le dos, la tête, et d'un pas raide, saisit la clenche qu'elle tourna derrière elle. Il entendit son pas rapide s'éloigner le long du couloir, les interrogations anxieuses d'Isabelle rester sans réponse.
Il fixa son regard sur un point lumineux à travers les carreaux transparents. La ville s'endormait, sans pluie, sous une chaleur écrasante, et il ne pouvait rien faire pour empêcher ce sentiment de langueur de reprendre sa place entre deux côtes brisées.

Et qu'est-ce que tu attends, Jules ?

« Jules... »

Il pivota sur ses talons et le malaise se dissipa comme un cauchemar au réveil.



La fin, mon seigneur, quand mes enfants seront grands, et qu'Emmanuel rentrera enfin à la maison.



Frédéric était passé prendre ses filles après le déjeuner pour les emmener visiter Paris ; Jules n'avait pas prévu de les accompagner mais la mention de Joseph le fit se crisper si fort qu'il dut changer d'avis.
Sa mère faisait partie du cortège, composé des enfants, de lui, ainsi que d'Isabelle qui avait tenu à se joindre à la petite expédition. Georges monopolisait la parole en la laissant parfois à son frère par pure bonté, et Raphaëlle et Élisabeth s'accaparait équitablement les questions et les réponses. Éléonore boudait, cachée derrière ses boucles, en dépit des efforts d'Isabelle pour la dérider.

Ils arrivèrent à l'hôtel de la famille Landerolt ; sa mère lui avait expliqué que le frère de Suzanne avait racheté la propriété, permettant à la famille de conserver la belle demeure. La façade n'avait pas été refaite, et les gravures dans la pierre étaient les mêmes que celles qu'il redoutait dans son enfance. Jules sentit une bouffée de nostalgie désagréable lui remonter le long de la gorge, et se fit violence pour ne pas reculer.

Raphaëlle frappa à la porte, laquelle s'ouvrit presque immédiatement sur un visage souriant encadré de cheveux d'un blond foncé. L'inconnu prit la parole d'une voix claire et enjouée :

« Alors, laissez-moi deviner : vous êtes Raphaëlle Hauteclaire ?

- C'est exact.

- Ma mère vous attend au salon. Je vous en prie... »

Jules, qui fermait la marche et passa la porte en dernier, eut tout loisir de s'étonner de ce visage inconnu. La bonne humeur du jeune homme lui rappelait celle d'Émile, mais il déchanta vite : une fois dans le salon, Suzanne se leva du fauteuil dans lequel elle lisait et tendit les bras vers Raphaëlle, qui l'étreignit vivement.

« Mon dieu, cela fait tellement longtemps !

- Tu t'es enfuie comme une voleuse avec toute ta famille.

- Ah, je sais, et je suis désolée. Tu me pardonnes ? »

Tandis que les deux femmes se retrouvaient, les autres observaient avec intérêt les meubles et les bibelots. Le décor avait changé, songea Jules, et les portraits n'étaient plus les mêmes. Néanmoins, la maison avait gardé le même esprit qu'à l'époque, riche sans être trop chargé.

Le mari de Suzanne arriva ensuite, ses cheveux très sombres striés de gris et l'air globalement fatigué et affaibli. Chaque fois qu'il toussait, sa femme faisait un mouvement dans sa direction, laissant Jules penser que la maladie était récurrente – et que peut-être elle ne s'en allait jamais vraiment.
Le couple présenta le garçon qui leur avait ouvert comme étant leur fils, Nicolas, sans oublier de s'excuser de l'absence d'Antoine ; il visitait Richard avec Camille.

« Nous aurions aimé nous déplacer plus, mais Joseph ne va pas très bien... (elle lui adressa quelques mots sur un ton de reproche) Je t'avais dit de rester veiller sur Anne.

- Je ne pouvais pas laisser filer l'occasion de revoir mon pays et mes amis, se défendit-il, et puis prendre l'air ne peut me faire que du bien. »

Ils se disputèrent gentiment jusqu'à ce qu'une voix curieuse se glisse par la porte entrebâillée donnant sur le couloir :

« Grand-mère, est-ce qu'on peut rentrer maintenant ?

- Oh, oui, bien sûr ! »

Aussitôt, la porte s'ouvrit sur deux silhouettes menues qui se glissèrent jusqu'à eux. Jules ne vit d'abord que le petit garçon aux boucles brunes, ne distinguant que très mal la fillette dans son dos. Sans même avoir à être présentés, il devina les cadets de Camille et Antoine.

« Charles et Suzanne, leur dit Suzanne en remettant correctement les volants de la robe de sa petite-fille, ils tenaient à vous voir avant que vous ne partiez en ville.

- Je voulais aller avec vous, s'exclama Charles sur un ton trop énergique pour être vexé, mais maman a dit qu'il ne valait mieux pas.

- Vous irez une prochaine fois, ne t'en fais pas. Où sont ton frère et ta sœur ?

- En haut, et ils ne sont pas très contents.

- Comme d'habitude. (elle leva les yeux au ciel) Peux-tu aller les chercher pour moi ?

- Tout de suite ! »

Le garçon partit en courant, manquant de déraper sur le tapis. Maintenant seule et sans rempart derrière lequel se terrer, Suzanne prit peur et se rapprocha de ses grands-parents.
Isabelle complimenta sa tenue pour la détendre et lui demanda :

« Quel âge est-ce que tu as, Suzanne ? »

Elle lui répondit par un « six » inaudible et Jules s'amusa de voir sa sœur hésiter à lui poser à nouveau la question. Joseph vint bien heureusement à son aide, le verbe calme et posé.

« Elle va avoir sept ans en Septembre. Il faut l'excuser, elle est très timide, nous pensions que cela s'arrangerait avec le temps... »

Un véritable hurlement de guerre suivit d'une cavalcade retentit, laissant les invités perplexes.

« Et lui ne l'est pas assez... Charles, on ne crie pas dans la maison ! Ni dans la rue, d'ailleurs.

- Désolé ! Mais j'ai ramené Joseph et Marie. »

Il tirait à sa suite ses deux aînés réticents, le garçon de la cérémonie d'enterrement et une jeune fille plus jeune d'un ou deux ans seulement. Jules avait pensé en entendant son nom qu'elle ressemblerait à sa tante, mais ses cheveux bruns et ses yeux noisettes brisèrent l'illusion. Elle arborait les mêmes sourcils froncés que son frère, ce qui acheva de la rendre antipathique à Jules.
Le cadet qui se cognait à tous les meubles lui fit meilleur effet.

« Perdez-les, lui chuchota ce dernier sur le pas de la porte, bien loin pour qu'ils ne reviennent pas.

- C-ce n'est p-pas très gentil, lui fit remarquer Jules, ne pensant qu'après-coup à sa façon de buter sur les mots et toutes les manières dont un enfant pouvait s'en moquer.

Charles eut l'air surpris mais ne fit pas le moindre commentaire.

« Peut-être, mais ils sont méchants aussi. Redonnez-nous simplement Nicolas ! »

Après avoir adressé un signe enthousiaste à son oncle, il ferma la porte, laissant Jules seul face à la foule.



Jules ne retint que peu de choses de la visite, sinon qu'il préférait de loin la campagne à la ville, dont il avait oublié entre temps l'agitation. Le constat, vieux de plusieurs années, lui tira une moue ennuyée qu'il ne quitta que pour être agréable à sa mère. Joseph et Marie parlaient peu, et il en fut soulagé, car il ne voulait pas que Raphaëlle et Élisabeth se rapprochent d'eux. Il pouvait tolérer Frédéric et Georges, mais pas les enfants d'Antoine. Là étaient ses limites.
Au bout d'un quart d'heure de promenade, ils retrouvèrent Jean et Catherine de Loines, partis visiter de vieilles connaissances. Le veuf leur offrit un sourire sincère, car il ne les avait jamais détestés comme leur fils. Si le temps n'avait pas réussi à Joseph, eux n'en semblaient que plus vigoureux et en parfaite santé.

Du reste, il apprit le triste sort des Chesnaye et des Montferrat.

« Il ne reste plus que Blanche. Ses parents sont morts il y a quelques années et sa sœur et son beau-frère ont péri à peine arrivés en Espagne. C'est elle qui s'occupe de ses neveux. Je regrette qu'elle n'ait pas pu venir.

- Si vous vous souvenez des Montferrat, le destin n'a guère été très clément avec eux. Augustin a refusé de prêter serment et a dû s'exiler. Son frère est mort de maladie, et l'aîné a failli passer sous le couperet de la guillotine. Quant à Caroline, elle a été bien ingrate ; Élisa avait convaincu son frère de l'épouser pour éviter un scandale. Elle a divorcé dès qu'elle a pu et s'est volatilisée.

- Cette fille était comme son oncle, je savais qu'elle finirait mal.

- Quel dommage. »

Les noms, plus ou moins connus, continuèrent à défiler et Jules cessa d'y prêter une oreille attentive. Il s'enfonça dans un carcan de pensées qu'il affectionnait et laissa le temps passer.
Une fois le tour de Paris terminé, ils ramenèrent les Landerolt et les Loines devant leur hôtel. Là, Raphaëlle prit Joseph à part, ce qui contraria considérablement son père. Il se força à ne pas les interrompre et puisque le bruit des calèches pressées l'empêchait de tendre suffisamment l'oreille, il se contenta de souffler.

Quelle journée.

« J'aurais aimé rester plus longtemps », lui confia Élisabeth sur le chemin du retour, en allusion à leur retour, programmé pour la semaine d'après.
Il n'eut pas le cœur de lui dire qu'il avait déjà trop attendu et qu'ils ne reviendraient pas.



La suite du séjour fut ponctuée de rires et de visites régulières. Ils revirent Richard, Rosalie, les Landerolt et les Loines, et encore beaucoup d'autres visages que Jules pensait avoir définitivement oubliés. Ses filles disparaissaient des journées entières, lui était promené de droite à gauche par son frère et sa sœur, ou sa mère lorsqu'elle se sentait l'envie de faire un tour en ville. Il n'osait rien lui refuser, car il ne savait pas quand il la reverrait – si seulement il avait l'occasion de la revoir un jour.

Elle fit l'effort de ne pas verser trop de larmes à l'annonce de leur départ.

« N'arrête pas de m'écrire, Jules, savoir que toi et ta famille allez bien me rassure. »

Il le lui promit encore et se sentit fâché de devoir la quitter, ce qui n'empêcha pas son cœur de pousser un soupir de soulagement une fois la calèche en dehors des murs de Paris.

Raphaëlle et Élisabeth se plaignaient gentiment, mais leur père savait qu'elles se languissaient aussi de leur chez-soi.
Le séjour avait duré plus longtemps que prévu.

« J'espère que nous reviendrons, j'ai beaucoup aimé tout ce beau monde.

- Ils n-ne vivent p-pas tous à Pa-paris, tu sais, fit remarquer Jules à sa fille aînée, qui triait quelques lettres, tu ne les reverras peut-être pas.

- Hmm. Je préfère garder l'espoir que si. »

Elle noua un ruban bleu autour des missives puis se pencha par la fenêtre avec sa sœur pour admirer le paysage. Jules aurait aimé s'endormir mais le sommeil ne venait jamais quand, secoué par les cahots, il ressassait de désagréables souvenirs.

Il avait revu Antoine. Il avait revu Marguerite.

Et dire qu'il avait pensé avoir tout oublié, enfin...
Mon âme, mon cœur, vous n'êtes que de sacrés menteurs.



« PAPA !

- Papa, papa ! »

Le poids plume d'Armand le fit sourire mais celui beaucoup plus conséquent de Jacqueline faillit le faire tomber à la renverse dans la poussière de la cour. C'était dans ces moments où il n'avait pas assez de bras pour les serrer contre lui qu'il regrettait le plus ceux de Gilberte.
Déjà ses cadets se plaignaient du temps qu'il avait passé loin d'eux et de la déception d'avoir été laissés ici comme on abandonnerait un chien ou un chat. Il les tança sans le penser et les laissa le guider jusqu'à la table sous le pommier, où Albert et Émile l'attendaient.

« Alors, le voyage a été bon ?

- Pas trop de soleil ?

- U-une chaleur atroce », leur répondit-il, laconique, le temps de reprendre ses esprits.

Les branches les plus basses accueillaient un couple d'oiseaux chantant à tue-tête. L'air était sec mais l'atmosphère paisible et Jules s'en délecta après plusieurs semaines de bruit et de foule.

« Tu as revu de vieilles connaissances ?

- Q-quelques unes, fit-il sur un ton qu'il espérait assez austère pour décourager Émile de s'aventurer sur un terrain sensible, c-certaines ne reviendront sans doute ja-jamais en F-france.

- Un peu comme toi, rétorqua Émile avec un demi-sourire, si ça n'avait pas été pour un enterrement... »

Il fut coupé par une Élisabeth excitée et désireuse de leur raconter en détails son voyage. Elle commença par l'aller et les beaux paysages qu'elle avait tout juste eu le temps de croquer, et Jules laissa tout ce petit monde pendu à ses lèvres. Il s'excusa à peine et poussa la porte de la maison, qui lui envoya pour seul remerciement une bouffée d'air frais. Il soupira longuement et sans retenue.

Dieu que je suis fatigué.

« Plus jamais », se fit-il la promesse en gravissant les marches jusqu'à sa chambre ; dans le long couloir qui y menait, il aperçut la porte de Raphaëlle entrouverte et s'arrêta pour y jeter un coup d’œil. La jeune fille rangeait les lettres dans son secrétaire, au troisième tiroir qu'elle fermait toujours soigneusement à clé. Le geste avait beau ne pas être contre lui – elle protégeait son jardin secret de ses sœurs envahissantes, il le prit comme un coup de poing à l'estomac.
Il fit volontairement du bruit pour qu'elle sursaute et vienne à sa rencontre.

« J-je ne t'ai pas vue mon-monter. A-albert et Émile attendent de tes n-nouvelles.

- J'allais descendre, je rangeais simplement quelque chose. »

Jules hocha la tête sans lui en demander plus, car cela ne lui aurait pas ressemblé. Dans son dos, Raphaëlle s'immobilisa sur la première marche et ouvrit la bouche, mais se ravisa au dernier instant et dévala l'escalier. Jules l'entendit crier une fois dehors, couvrant presque les rires d'Albert et les vagissements de Jacqueline.

Une fois la porte fermée, il put enfin goûter à la solitude qu'il n'avait pu avoir ce dernier mois.
Ses doigts effilés passèrent sur les meubles et la fine pellicule de poussière qui s'y déposait chaque jour. La charpente, visible au plafond, était décorée de gravures et Gilberte y avait fait poser quelques poupées et reproductions de bateaux à voiles. Il ne devait l'inventaire du mobilier qu'à elle ; lui n'avait fait que hocher la tête pour donner son assentiment.

Elle avait tout laissé en partant et lui n'avait eu le cœur de toucher à rien, pas même au tricot inachevé d'Armand, encore pris dans les longues aiguilles. Jules pensait souvent à sa femme mais cette fois-ci, sans qu'il sache pourquoi, c'était différent. Il savait qu'elle était morte et ne reviendrait jamais, et pourtant il espéra fort qu'elle passe la porte et le prenne dans ses bras, tant elle était la seule à le comprendre jusque dans ses silences. Il se laissa choir sur l'édredon propre et tourna la tête vers la grande fenêtre claire donnant sur le jardin.

Et il était revenu, il l'avait suivi de Paris jusqu'ici, il avait quitté la vieille toile du fauteuil pour venir se lover dans ses draps et la terre des fleurs en pot.

Comme le carrosse dans lequel Emmanuel s'en était allé, Gilberte ne reviendrait pas.



Les années passent sans se ressembler.

« Raphaëlle, qu'est-ce que tu écris ?

- Rien du tout. Occupe-toi de tes affaires, Jacqueline !

- Oh, méchante ! Je vais le dire à papa ! »



« É-Émile, de q-qui vient t-tout le courrier q-que ma fille reçoit ?

- Ah, eh bien... de Paris, je crois.

- L'e... l'expéditeur ?

- C'est que je ne sais pas si...

- É-Émile, j-je ne veux p-pas avoir à le re-redire.

- Bieeeen, comme monsieur voudra... »



11 Octobre 1811, canton de Neuchâtel.

« Et là, p-pourquoi ne p-pas me l'avoir d-dit ? »

Sa colère était palpable. Raphaëlle s'en tordit douloureusement les doigts. Assise à la table de chêne, elle jeta un œil aux lettres étalées sur le bois.

« Parce que je savais que tu serais fâché. Et tu l'es.

- Je le suis c-car tu ne m'as r-rien d-dit. Pou-pourquoi aurais-je été f-fâché, q-que diable ?

- C'est que... »

Elle posa une main devant sa bouche, comme si elle avait eu peur d'en dire trop. Et ces doigts, si promptes à dissimuler les secrets et ordonner le silence, se figèrent en poing pour la première fois.

« Parce que tu sembles le détester. (elle ne pensa pas utile de préciser qu'il semblait les détester) Je savais que je ne pourrais pas te faire entendre raison, et il avait besoin de quelqu'un à qui parler.

- Et il fa-fallait q-que ce quelqu'un soit t-toi », lui reprocha son père, sans relever la première partie de la phrase.

Elle accusa son regard avec un froncement de sourcils peiné.

« Et pourquoi pas moi ?

- P-parce que t-tu ne devrais p-pas lui parler.

- Tu vois, j'avais raison ; tu le déteste.

- Ne d-discute p-pas mes sentiments, Raphaëlle, j'en... ai eu mon c-compte. Ça ne regarde q-que moi. Et a-arrête de répéter q-que tu avais raison, cela t-te donne l'air v-vantard. »

La jeune femme soupira tout doucement pour ne pas fâcher son père et reporta son attention sur ses poignets sertis de dentelles. Elle l'entendait faire les cent pas en marmonnant, ses phrases hachées plus que de coutume. Il en devenait incompréhensible lorsqu'il s'énervait.
Joseph, dans sa dernière lettre, lui avait fait par d'un sermon tout aussi édifiant de la part de son propre père – motivé par quelque chose d'autre que la colère, et qu'il n'avait pu cerner.

Elle voyait bien qu'elle ne s'était pas mépris sur les regards lancés lors de leur séjour à Paris. Raphaëlle était observatrice, et tout le monde n'y songeait pas.

« J'aimerais retourner à Paris, lança-t-elle tout de go, consciente d'essuyer un refus dans la seconde. Jules s'écria tout son désarroi à grands renforts de menaces.

- Pa-parce qu'il y est, je s-suppose ? Je ne veux r-rien savoir de ces gens-là, et t-tu n'y retourneras p-pas. Je ne sais q-que trop bien ce q-qui s'y pa-passerait.

- Votre manque de confiance me blesse. »

Le vouvoiement le fit tiquer. Il se redressa et son regard se fit glacial.

« Et votre a-attitude ne me p-pousse p-pas à vous l'accorder. V-vous resterez ici, un p-point c'est tout.

- Ne pourrait-on pas y aller en famille ? »

Elle voyait sa silhouette tendue à contre-jour, face à la fenêtre donnant sur le jardin. Son visage se balançait de droite à gauche comme une pendule que l'on aurait déréglée.

« N-non. C'est bien t-trop loin, et pensez à votre frère q-qui a ses cours. N-nous sommes t-très bien ici.

- Parlez pour vous », murmura Raphaëlle en se levant, posant de force un point final à la dispute. Elle sentit son regard la suivre jusque dans les escaliers, mais il ne fit aucun geste pour la retenir. Elle entendit la chaise cogner le sol depuis l'étage et accéléra jusqu'à pousser la porte de sa chambre, où Élisabeth l'attendait.
Elle se jeta dans ses bras en pleurant.

« C'est tellement injuste.

- Il ne faut pas pleurer, il finira bien par se calmer...

- Tu le connais. Il ne me donnera jamais raison, jamais. »

Tout ce qu'Élisabeth pouvait faire pour sa sœur aînée, c'était lui caresser les cheveux en la rassurant, comme elle l'avait fait tant de fois après un mauvais cauchemar. Jacqueline, qui avait tout entendu, avait dévalé les escaliers pour aller consoler son père, lequel passait sa mauvaise humeur sur tout le mobilier. C'était à n'y rien comprendre, mais Jules faisait en sorte que ses enfants ne comprennent rien.
Il pensait bêtement qu'elle finirait par tout oublier et trouver quelqu'un de mieux, ici, à Neuchâtel, qui lui avait tant apporté. Il ne pouvait pas comprendre qu'elle lui préfère Paris, où une partie de lui était restée à contrecœur.



Notre mère va mal. Je ne peux jurer qu'elle y passera, mais s'il te plaît, hâte-toi avec tes enfants, qu'elle t'aies près de toi si les choses tournent mal.

Mais le monde s'acharne contre moi, songea Jules, froissant la lettre entre ses doigts crispés.



« … et c'est tout ce dont vous vous souvenez ? »

Il l'écarta avec un « tsss » de serpent, et elle abandonna le couvre-lit pour se redresser. Son sourire de guingois lui donnait l'air mesquine ou coquine, et à bien choisir il lui aurait collé l'adjectif le moins flatteur des deux.

« S-si seulement. Ce sont tou-toujours les mauvais souvenirs d-dont on a du mal à se dé-départir. N-non, je me souviens de t-tout... et il y a b-beaucoup à se souvenir. N-nous sommes restés u-un an.

- Un an ! 

- J'ai... J'ai c-cru mourir. »

Elle lâcha un ricanement sarcastique.

« Et pourtant, vous êtes toujours là. »

Il lui ficha une pomme à éplucher dans les mains pour l'occuper.

« Cesse d-donc de t-tout co-commenter comme une en-enfant. Tu as vingt-et-un ans d-déjà, va t-trouver un mari.

- Sûrement pas. Racontez-moi plutôt ce qui s'est passé à Paris, en 1812.

- T-tu n'étais même p-pas née.

- Justement. »

Il déporta son regard de ses cheveux bruns à la fenêtre haute et claire sur sa gauche. Il avait encore l'impression, malgré les années qui passaient, que tout s'était joué sur cette courte période, et qu'il aurait pu tout arranger s'il s'y était pris autrement. Il croisa ses doigts noueux sur sa poitrine fatiguée et s'autorisa une petite faiblesse.

« B-bien. Mais n-ne te plains p-pas si ce n'est p-pas joyeux.

- Vpus n'êtes pas joyeux tout court, et je ne me plains jamais. »

Elle aurait pu l'assassiner dix fois avec le couteau qu'elle tenait en mains, et pourtant elle ne le faisait pas. C'était à n'y rien comprendre. Tu sais où est l'argent, tu sais très bien ce que tu dois faire pour l'avoir.

Mais je n'en veux pas, monsieur.


Monsieur.

« … il... il était là, lorsque n-nous sommes a-arrivés, avec t-toute sa famille. »



25 Mars 1812, Paris, Empire Français.

Le monde entier semblait s'être donné rendez-vous dans le vestibule. Les têtes, connues et moins connues, se tournèrent toutes vers eux lorsqu'ils passèrent le pas de la porte. Deux domestiques leur ôtèrent manteaux et chapeaux à peine un pied sur le carrelage.
Isabelle émergea de la foule et prit son frère aîné par le bras, laissant aux enfants le soin de suivre les regards du cortège – Armand et Jacqueline se pressaient l'un contre l'autre, impressionnés par tant de monde.

L'air était froid mais Jules suffoquait. Au chevet de sa mère, il ne retrouva que son frère et son père, et Marguerite qu'il ignora sans la plus petite once de remord.
Raphaëlle serra son fils contre elle, un sanglot à la poitrine.

« Jules, Jules, j'avais peur de ne jamais te revoir.

- J-je suis là, ma-maman. »

Elle pleura tant qu'elle s'en fit mal, et ils mirent un long moment à la calmer. Une fois le silence revenu, elle demanda à voir Jacqueline et Armand. Voir que sa petite-fille ressemblait tant à sa mère la fit pleurer à nouveau. Elle regrettait de n'avoir pas pu revoir Gilberte.

« Ne pleurez pas, lui dit tout doucement Jacqueline, je suis sûre qu'elle vous entend depuis là-haut et vous pardonne. »

Elle se força à sourire pour ne pas les inquiéter, mais les larmes se pressaient encore par dizaine sur ses joues rouges.
Ils restèrent à son chevet une bonne heure, bien après que la foule dans le hall se soit dispersée. Lorsqu'ils sortirent, il ne restait que les Landerolt. Suzanne et ses traits tendus se précipitèrent immédiatement dans la chambre qu'ils venaient de quitter. Jules regarda sa queue de cheval disparaître par la porte, pensif.

Il savait ce que perdre un ami très cher représentait. Gilberte avait été femme et confidente. Pour le reste...

Isabelle lui prit le bras, levant vers lui un regard triste.

« Tu viendras dormir chez moi... Tes deux aînées iront chez Honoré. Tout se passera bien. »

Il laissa à contrecœur ses filles partir avec son frère. Armand ne lâchait pas sa main mais Jacqueline, passé le choc initial, furetait dans tous les coins avec curiosité. Il avait aperçu Camille dans un coin de la pièce ; il devinait Antoine quelque part dans le salon. Joseph, assis sur un fauteuil, ne regardait personne.

Charles leur tint la porte avec cérémonie.

« Nous aussi, nous reviendrons », lui dit-il pour lui montrer qu'il se souciait du sort de la malade recluse dans sa chambre. Avec un sourire reconnaissant, Jules aida sa sœur à enfiler son manteau, et ils sortirent sous une bruine tiède de printemps.



« T-toutes mes con-condoléances. »

Il n'avait appris la mort de Joseph que quelques jours plus tard. Cela expliquait les regards fuyants et les silences mornes, l'empressement de Suzanne auprès de Raphaëlle. Qu'elle ne veuille pas perdre sa meilleure amie après avoir perdu son mari, Jules le comprenait.
Lui n'avait pas envie de perdre une mère.

Mais leur laissait-on le choix ?



Elle ne mourut pas et un mois plus tard, Raphaëlle était de nouveau en pleine santé. Jules resta néanmoins pour lui faire plaisir, et de peur qu'elle ne rechute. Un an durant, il dut subir les bruits de Paris, l'assaut des souvenirs désagréables et la présence quasi quotidienne des Landerolt ; il crut qu'on ne l'autoriserait jamais à partir, que ce soit l'insistance de sa mère ou sa propre conscience. Elle aurait aimé qu'il revienne s'installer à Paris. Elle pensait à Albert, mais estimait aussi quelque part avoir subi sa part d'éloignement. Jules refusait de lui donner raison.
Son havre de paix était ailleurs.

Un incident, en fin d'année, lui permit finalement de tirer sa révérence sans trop de culpabilité.



« J'ai d-dit non. »

Raphaëlle avait crié. Lui avait demandé pourquoi. Avait menacé de pleurer. Joseph s'était sans doute fait la promesse d'être respectueux puisqu'il s'était contenté de serrer les poings sans rien redire.
Laissez-moi épouser votre fille, je la rendrai heureuse.

« N-non. »

Je vous en prie. Papa, s'il te plaît...

« N-non, c'est n-non. »

Elle s'était tellement énervée qu'elle avait dit qu'ils se marieraient, avec ou sans son consentement. Jules avait eu très peur. Antoine s'en était mêlé. Face à lui, Joseph ne s'était pas montré si respectueux.

Il l'avait giflé.

« Quand on te donne un ordre, tu obéis. Tu ne l'épouseras pas, un point c'est tout. »

Il avait quitté la pièce avec un regard noir et une fierté ravalée. Presque de force, Jules avait enfermé Raphaëlle dans la calèche et ils avaient quitté Paris, sa mère éplorée sur le pas de la porte.

Cette fois, ils ne reviendraient pas.
Jamais.

Je ne mourrai pas ici.



Elle ne faisait pas très bien semblant mais cette foi-ci, elle l'avait bien eu.

« A TABLE ! » hurla Émile depuis le bas de l'escalier, duquel Jacqueline surgit avec un « bouh » sonore : elle lui sauta dans les bras et il l'amena en riant jusqu'à sa chaise, où il la laissa tomber.

La pauvrette poussa un cri outré.

« Goujat ! C'est ainsi que tu traites une grande dame !

- Qui est grande, ici ? »

Elle lui tira la langue au moment où Armand prenait place. Il s'assit près de son père sans autre commentaire qu'un sourire amusé. Jules interrogea Jacqueline du regard.

« Où sont t-tes sœurs ?

- Bonne question. Dans leur chambre, je crois ? J'ai entendu Élisabeth dire qu'elle arrivait ! »

Il hocha la tête et reprit une gorgée de thé. La cadette descendit les escaliers quelques minutes plus tard, pomponnée et fardée. Elle prit place avec une grâce affectée dont se moqua Jacqueline ; puisqu'Élisabeth se targuait d'être mature maintenant qu'elle fréquentait un homme (en tout bien tout honneur, je te le jure papa, lui avait-elle dit), elle la snoba, le menton haut.
Jules ne put s'empêcher de lui faire remarquer :

« L-les hommes n'aiment p-pas les femmes hau-hautaines. »

Elle soupira largement et prit une viennoiserie dans laquelle elle mordit sans cérémonie.

« Alexis m'a dit qu'il aimait les femmes polies et bien soignées.

- Alexis n'épousera p-pas une image, il d-doit se faire au... au reste. »

La réflexion lui donna à réfléchir. Un long moment durant, le cliquetis des couverts s'imposa, puis Émile réitéra son appel, brisant le silence. Jules commençait à s'agiter ; le manque de ponctualité l'irritait.

« M-mais q-que fait-elle ?

- Je vais aller voir », proposa Élisabeth, repoussant assiette, couteau et fourchette. Sa cavalcade dans les escaliers leur parvint, suivit de ses cris affolés. Jules se dressa de sa chaise comme un ressort, aussitôt paniqué.

Il n'eut pas besoin de monter. Élisabeth dévala les escaliers, manquant de se prendre les pieds dans les dentelles de sa robe. Elle tenait entre ses doigts crispés un mot qu'elle tendit à son père, les larmes aux yeux.

« Elle est partie ! »

Un silence glacial s'empara du salon. Armand posa ses couverts avec mille précautions, Jacqueline referma la bouche qu'elle ne cessait d'ordinaire d'ouvrir, et Émile avait cessé le service, une soupière à bout de bras. Ils retenaient leur respiration, comme si le moindre souffle avait pu faire voler en éclat le fragile équilibre.
La mâchoire de Jules se crispa. Élisabeth eut l'air effrayée qu'il ne se mette à hurler. Il posa le mot à côté de son assiette, plié en quatre, et se rassit.

Tous furent interloqués.

« Man-mangez, leur ordonna-t-il, une colère perceptible dans le timbre.

- Mais pap-

- MANGEZ. »

Jacqueline serra les lèvres mais planta malgré tout la fourchette dans sa viande. Élisabeth mit plus de temps que nécessaire à arranger ses volants, le regard tantôt posé sur les violettes de son assiette, tantôt posé sur les mains de son père. Elles tremblaient.

« T-tu étais au c-courant ? »

Et sa voix aussi lorsqu'elle répondit :

« Non, sinon, je ne l'aurais pas laissée faire ! »

Leur complicité avait les limites que leur cœur et leur père leur imposait, et Élisabeth était une bonne fille. Elle obéissait à toutes ses injonctions. Elle tenait aussi à sa sœur.
Après ça, elle ne pourrait plus rentrer à la maison.

Je ne l'aurais pas laissée partir, je te le jure.

Ils finirent le repas dans le silence le plus complet et rejoignirent leur chambre une fois la vaisselle débarrassée.



A ce jour du 8 Mai 1813,
Mon cher Jules,

Raphaëlle m'a dit que tu n'aimerais sans doute pas entendre parler d'elle. Je prends la liberté de te faire savoir que nous l'hébergeons et qu'elle va bien. Son voyage n'a pas été mouvementé. J'aimerais pouvoir te dire qu'elle rentrera le plus vite possible, mais je ne pense pas que ce soit ce qu'elle ait en tête... Ne te fâche pas, les jeunes gens ont souvent de drôles d'idées, et je suis sûre qu'elle finira par retourner vers toi. Comment va ta famille ? […] N'oublie pas de me donner de tes nouvelles et, encore une fois, ne t'inquiète pas. Tant que nous veillons sur ta fille, il n'y a aucun risque qu'elle se porte mal.

Ta mère qui t'aime et pense à toi,
Raphaëlle Hauteclaire




A ce jour du 19 Août 1813,
Mon cher Jules,

Je te remercie des nouvelles que tu nous as fait parvenir, je suis soulagée de savoir que tout le monde va bien chez toi. […] Tu m'as dit que la nourrice d'Armand et amie d'Émile avait perdu son mari. J'en suis désolée. Tu lui diras que je pense à elle et ses enfants. Perdre un être cher est toujours dur. Comment le vis-tu ? Je n'ai pu souhaiter un bon anniversaire à Armand et tu m'excuseras auprès de lui pour mon retard, crois-bien que j'ai pensé à lui et à Gilberte au jour dit...

Treize ans déjà, comme le temps passe vite.

[…] Raphaëlle souhaite toujours rester à Paris. Ne lui en veut pas.

Ta mère qui t'aime et pense à toi,
Raphaëlle Hauteclaire.




A ce jour du 7 Décembre 1813,
Mon cher Jules,

Raphaëlle a eu 20 ans et je sais que tu ne peux avoir oublié sa date de naissance. Pourquoi refuse-tu de parler d'elle dans tes lettres ? Ton silence me fait de la peine, et il fait également de la peine à ton père […] Malgré vos différends, il est important que tu lui pardonnes et ne garde aucune rancœur. Elle ne le mérite pas. Et tu en souffriras, toi aussi, un jour.

[…]

Ta mère qui t'aime et pense à toi,
Raphaëlle Hauteclaire.




Au soir du sept Décembre, la table était anormalement sobre. Aucun d'eux n'y était habitué, et Jacqueline, tête en l'air, demanda bien fort en s'installant face à son père :

« Pourquoi il n'y a pas de gâteau, papa ? C'est l'anniversaire de Raphaëlle ! »

Jules ne leva pas même la tête de son assiette lorsqu'il lui répondit, d'un ton insolemment interrogatif :

« Q-qui ça ? »

Alors la jeune femme se souvint que sa sœur était partie en début d'année et qu'elle n'était toujours pas revenue. Penaude, elle fixa un long moment son assiette avant de décréter qu'elle n'avait pas faim et sortit de table sans demander la permission. Jules ne broncha pas.

Élisabeth et Armand échangèrent un regard. Jugeant sans doute qu'il était plus sage de ne pas l'abandonner et de faire semblant, ils se servirent, et la plus âgée engagea la conversation sur les derniers bricolages d'Alexis, qui s'était récemment trouvé une passion pour le travail du bois.

Jules Hauteclaire
- C 01 041836 47 01 B -

Jules Hauteclaire

En bref

Masculin
Pseudo : Never.
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Histoire


Il s'écoula de longs mois sans que la moindre mention de Raphaëlle n'échappe à Jules. Il faisait semblant de ne pas la connaître plutôt que de ne pas s'en soucier, et tout le monde dans la maison avait abandonné l'idée de lui faire entendre raison, Albert le premier. Il lui avait dit que son attitude le décevait, mais Jules avait fait mine de ne pas l'entendre. Il savait qu'insister et le pousser à bout ne pouvait que le plonger dans une colère noire, aussi ne lui parlait-il jamais de Raphaëlle ou quoi que ce soit la touchant.

Il avait raturé dans les lettres de sa mère toutes les mentions à sa fille. Ses enfants lui en voulaient autant qu'ils l'aimaient et ce paradoxe des sentiments rendait parfois les conversations électriques. Armand était de loin le plus docile et Élisabeth la plus distante, car elle regrettait beaucoup plus sa sœur, mais Jacqueline criait plus fort qu'eux deux réunis et s'attirait souvent les foudres de leur père, derrière lequel son jeune frère se réfugiait instantanément.

Raphaëlle n'était pas exempte de critiques, et là encore, Jacqueline était la plus acide. Son père avait beau ne pas faire ce qu'il fallait, sa sœur était égoïste, irréfléchie, et assénait beaucoup de peine à tout le monde pour pas grand chose. Elle faisait passer son bonheur personnel avant l'équilibre de la famille et ça, elle ne pouvait pas lui pardonner, même en essayant très fort.

« Elle me manque mais je la déteste », disait-elle à Élisabeth après les repas où sa chaise vide semblait la prendre de haut.

C'était souvent Émile qui parvenait à détendre l'atmosphère et faire rire la petite famille à l'unanimité.

Puis un jour où tout semblait aller mieux, une lettre leur parvint, adressée à Élisabeth.



?? ?? 1814, canton de Neuchâtel.

« N-non. 

- Papa, tu ne peux pas dire ça ! »

Son visage fermé lui prouva le contraire. Buté, Jules claqua la porte pour sortir sur le perron, Élisabeth sur les talons.

« Écoute, lui dit sa fille cadette d'une voix douce pour ne pas le vexer, je sais que ce qu'elle a fait n'est pas bien, et je ne prends pas sa défense. Mais comment veux-tu régler les choses en refusant de lui parler ?

- Les choses s-sont t-très biens comme elles sont. C'est elle... q-qui a choisi. J-je respecte son choix.

- Elle veut se faire pardonner, elle regrette !

- Elle n-ne regrette ri-rien. Il fallait y p-penser a-avant de s'en aller. J-je ne veux p-pas la voir.

- Papa... »

Elle le poursuivit jusqu'à l'arbre sous lequel sa mère avait dressé mille et un pique-niques. Jules s'y rendait souvent pour penser et elle avait beau savoir qu'en pénétrant son sanctuaire de solitude, elle le fâcherait, elle ne voulait pas laisser tomber l'affaire.
Elle agita une nouvelle fois la lettre sous ses yeux courroucés.

« Dé-détruis-moi ça.

- Non. Accepte de la voir. Je t'en supplie.

- Elle v-viendra, qu-qe je le veuille ou... non. Accueillez-la si v-vous le désirez ; j-je ne lui pa-parlerai pas. »

La jeune fille poussa un gémissement de détresse. La large silhouette d'Albert lui prit gentiment l'épaule, coupant court à ses protestations.
Il n'avait l'air ni furieux ni bouleversé, mais fort pensif.

« Jules, il faut essayer de lui parler.

- J-je ne lui p-parlerai pas.

- Elle fait le premier pas vers vous, à vous de faire le second.

- N-non.

- Vous croyez vraiment que c'est ce que Gilberte aimerait ? »

Depuis l'ombre des grosses branches, ses yeux clairs lui envoyèrent des dagues. Ses phalanges se crispèrent.

« P-parce qu'elle aurait aimé q-qu'elle s'enfuit d-de la sorte, sans d-doute ? Gilberte... aurait sûrement s-su me convaincre d-de lui parler. M-mais elle aurait p-pu la con-convaincre de ne pas partir. Elle est m-morte. Elle n'est plus... là. Lai-laissez-la en p-paix. Cette m-maison m'appartient et j'y fais ce q-que je veux. »

Après un bref silence, il articula dans un souffle :

« Lai-laissez-moi s-seul. »

Élisabeth protesta. Mais Albert, silencieux, la prit par le bras et la ramena à l'intérieur de la maison, où Jacqueline et Armand attendaient près d'Émile, les doigts entremêlés et tremblants.



Le soir venu, tout le monde était parti se coucher à vingt-et-une heures. Jules était seul au salon, un livre dont les lignes s'embrouillaient en mains. Il était trop énervé pour pouvoir dormir. Il pensait à Gilberte, à Raphaëlle, à Joseph et Antoine tout à la fois, et ses dents se fermaient sur des ennuis invisibles. Il avait songé à Marguerite, aussi, mais sa seule pensée le mettait hors de lui. Tout était de sa faute.

Il espérait qu'elle ne trouve plus jamais le sommeil.

« Vous êtes encore debout ? »

Le pas lourd d'Albert avait précédé sa voix. Jules referma l'ouvrage, passa une main absente sur la couverture verte.

« J-je ré-réfléchis.

- Vous êtes ennuyé ? »

Il faillit lui répondre non, mais se tut au dernier moment. Albert se laissa presque tomber face à lui avec un soupir de soulagement. Ses vieilles jambes ne le portaient plus aussi bien qu'avant. La vieillesse avait posé son empreinte sur ses traits et ses mains.

Bientôt, il s'en irait. Jules se sentit incroyablement mal à l'aise.

« P-pour ce q-que j'ai d-dit tout à l'heure...

- Ça ne fait rien.

- S-si, ça fait beau-beaucoup. J'étais é-énervé. Je le suis t-toujours. Cette mai-maison est à vous, elle n'est p-pas à m-moi. Et... et je sais q-que Gilberte vous m-manque.

- A qui ne manque-t-elle pas », rétorqua son beau-père, les yeux dans la vague, sûrement hanté par quelques images fantômes aux contours trop clairs.

Jules en avait en permanence devant la rétine, et pas toujours des plus agréables. Albert le toucha en plein cœur en lui demandant soudain :

« Qu'est-ce que vous avez contre lui ? »

Immédiatement, Jules se sentit en faute et fronça les sourcils, toutes gardes dressées.

« Q-qui ça ?

- Ce garçon, Joseph. Pourquoi le détestez-vous au point de refuser que Raphaëlle l'épouse ?

- ... C'est p-personnel.

- Cela touche tout le monde, aujourd'hui. »

Il pinça les lèvres, assez fort pour se faire mal. C'était la dernière chose dont il avait envie de parler.

« Je... je lui en v-veux.

- Pourquoi donc ? »

Il secoua la tête de droite à gauche en guise de réponse avant de se taire. Albert le savait têtu au point de se blesser lui-même ; il s'enfonça plus confortablement dans la fauteuil et lui adressa un sourire.

« J'ai beaucoup d'estime pour vous. Ne souriez pas, c'est vrai... Vous savez, je crois que je peux comprendre votre réaction. »

Il avait attisé sa curiosité, mais aussi sa perplexité. Jules le lorgnait d'un œil mal assuré, comme s'il s'était attendu à une mauvaise plaisanterie.

« J'en ai toujours énormément voulu à mon père. Vous voyez, ma mère est morte quelques jours après ma naissance, tout comme Gilberte pour Armand. Mon père, qui était très triste, m'a confié à mes grands-parents le temps du deuil, et ce sont eux qui m'ont élevé les premières années de ma vie.  Ils pensaient bien évidemment que mon père finirait par me reprendre, et je le pensais aussi... Puis quand j'ai eu cinq ans, il s'est remarié. »

Le souvenir lui tira un éclat amusé dans lequel Jules perçut comme une note d'amertume.

« Mon demi-frère est né un an plus tard. Il n'a jamais voulu que j'aille habiter avec eux. Il payait tous mes soins mais refusait ne serait-ce que de me parler. Il ne voulait pas me voir. Et ça, plus je grandissais, plus je m'en rendais compte, et plus je lui en voulais. Je pensais qu'il voulait tirer un trait sur la mort de ma mère, mais je ne trouvais pas ça juste pour moi. »

Jules cligna des yeux, stupéfait. Il n'en avait jamais fait la moindre mention durant toutes ces années.

« C'est votre grand-père, un homme formidable, qui m'a servi de figure paternelle, et votre père ainsi que vos deux tantes étaient comme des frères et sœurs pour moi... Ils ont fait ce que mon père refusait de faire pour moi. Oui, je leur en suis reconnaissant, mais je savais mon propre père dans la même ville, mon père qui refusait de m'adresser la parole... Alors je suis parti, pour ne plus y penser. »

Il marqua une pause, cherchant dans les arabesques du plafond les mots appropriés. Jules le laissa prendre son temps, car il savait combien mettre des noms sur des sentiments était dur.

« J'ai fondé une famille, ici. Deux, même. Mais j'y pensais toujours. Ce n'est qu'à la mort de la mère de Pierre que j'ai compris que, peut-être, c'était nécessaire pour lui, et que mes désirs n'étaient tout simplement pas compatibles avec les siens. En vieillissant, j'ai appris à ne plus lui en vouloir. Oh, je suis encore un peu déçu, un peu amer, mais la colère est partie. »

Il planta son regard dans le sien, faisant sursauter son vis-à-vis.

« Il ne faut pas laisser la colère gâcher ce que vous avez construit, Jules, ça n'en vaut pas la peine.

- J-je sais. M-mais c'est plus f-fort q-que... moi. Ça ne p-ppart p-pas.

- Quoiqu'il se soit passé, il faut que vous pardonniez à celui qui vous a fait du mal...

- M-mais ce n'est p-pas m-moi. »

Sa voix s'était étranglée comme un sanglot, les surprenant tous les deux. Jules passa sa main sur sa gorge, étonné d'y trouver une boule plus grosse que son poing. Non, ça ne passe pas.

« S-si ça n'avait été que m-moi... -ppeut-être aurais-je p-pu... m-mais ce n'est p-pas q-que moi. »

Le livre retrouva sa place sur l'accoudoir. Jules savait qu'il ne disait pas toute la vérité, mais savait qu'il pensait ce qu'il disait.

« E-et puis, le m-mal est fait.

- Vous pouvez vous réconcilier.

- N-non. »

Il ignora l'immense tristesse qui passa sur le visage d'Albert. Il se redressa, lui tourna le dos, et entrepris de rassembler les papiers éparses sur la table du salon. Ses épaules tendues tremblaient ; il y sentait encore l'acier d'un regard implorant.

Le bois du fauteuil craqua largement. Une main serra son épaule.

« C'est encore votre fille, et vous êtes toujours son père. »

Jules attendit en silence qu'il ait traversé le couloir jusqu'à sa chambre. Une fois le verrou tiré, ses doigts s'activèrent de nouveau, mécaniques, et ses yeux restèrent posés sur les caractères manuscrits des missives. Son sang s'agitait, comme chaque fois qu'il était question de Raphaëlle.

Jules ne pensait pas avoir mal fait. Il connaissait ses défauts mais estimait avoir passé assez de temps à payer pour les erreurs des autres.

D'un claquement sec, il abattit la tranche des documents contre le bois. Le bruit couvrit un instant la grande horloge murale et il eut l'impression que, pour quelques secondes, le temps s'arrêtait.



A la date prévue, Raphaëlle revint à Neuchâtel. Jules s'était enfermé dans sa chambre à peine les chevaux attelés dans la cour, et sa fille aînée frappait à la porte dans l'espoir d'une réponse.

« Tu seras obligé de me parler. Je ne partirai pas d'ici tant que tu ne m'auras pas parlé.

- Raphaëlle...

- Tu m'entends ? Je ne partirai pas ! »

Le silence fut une fois de plus son seul et unique interlocuteur. Agacée, fatiguée, démoralisée, la jeune fille poussa un grognement sourd.
Son ventre arrondi de cinq mois perçait trop visiblement à travers la mousseline de sa jolie robe. Élisabeth ne pouvait dire qu'elle approuvait ; ça aurait été un mensonge éhonté. Mais elle ne pouvait pas non plus prétendre apprécier le silence de son père, qu'elle aurait aimé moins enclin à se murer dans ses appartements au moindre problème.

Elle passa un bras autour de celui de sa sœur, qui chercha à s'en débarrasser. Elle tint bon et ne la laissa pas partir.

« Raphaëlle, tu te fais du mal. Tu as besoin de repos. (elle posa sa main libre contre le tissu tendu de son ventre) De beaucoup de repos.

- J'ai besoin de lui parler, protesta-t-elle en retour, les larmes aux yeux, maintenant.

- Il ne te laissera pas entrer. Tu le connais. »

Elle pinça ses lèvres fines. Elle se débattit encore un peu, sans plus de succès, et cria presque au nez de la porte close :

« Fort bien. Je me repose. Mais je ne partirai pas d'ici avant de lui avoir parlé. Jamais ! »

Élisabeth s'exclama lorsque Raphaëlle lui échappa. Elle échangea un regard avec son frère et sa sœur, puis partit à sa poursuite sans s'attarder. Quant à Jacqueline et Armand, une fois qu'elles eurent disparues au bout du couloir, ils ouvrirent doucement la porte.

« Papa ? »

Jules, assit sur le lit, leur tournait le dos.

« Papa, est-ce que ça va ? »

Ils prirent place chacun d'un côté, conscients que l'épreuve était dure pour l'un comme pour l'autre. Ils ne pouvaient qu'imaginer Raphaëlle pleurer et crier à l'autre bout de la maison, dans sa chambre d'enfant.
Le regard de leur père, fixe, ne se détourna pas du mur. Ses mains, en revanche, passèrent dans leurs cheveux avec une délicatesse qui ne lui était pas coutumière.

Jules était avare d'affection, et tous le savaient, s'en étaient accommodés.

« S-soyez sages, murmura-t-il, votre m-mère n'aimerait p-pas que l'on se... fâche. »

Son image, fugace pour Jacqueline, fabriquée de toutes pièces pour Armand, les gonfla d'émotion. Il était rare qu'il l'utilise pour les faire obéir mais lorsqu'il le faisait, ils savaient que la chose était importante.
Plusieurs minutes durant, ils se contentèrent de rester enlacés ainsi, sans vouloir bouger ou respirer.



Raphaëlle passa deux longues semaines à chercher son père en vain – il se déplaçait avec une telle discrétion qu'elle ne savait jamais où le coincer. Finalement, et pour ne pas gâcher le mariage prochain de sa sœur, elle partit sans avoir pu lui parler.
Sa visite avait tant partagé les sentiments qu'aux repas, personne ne savait quoi dire. Jacqueline était toujours en colère mais voir sa sœur lui avait fait du bien. Armand était plus triste, car il mesurait pour la première fois le fossé que son départ avait crée entre eux.

Émile aussi réfléchissait plus souvent qu'il n'en avait l'habitude.

« Ça va être drôle, dit-il à Élisabeth un soir en lui servant la soupe, de ne plus t'entendre te plaindre tous les quatre matins.

- Très spirituel, rétorqua la jeune femme en plantant sa cuillère dans les légumes liquides, je sais que devoir laver toutes mes robes va te manquer.

- Oh, ça me manquera. Toi et ta sœur, vous comptiez pour la bonne moitié de mon travail. »

Jacqueline n'était pas aussi coquette que ses aînées et se promenait volontiers avec des vêtements tachés d'herbe. Elle s'en vantait d'ailleurs beaucoup, et n'en avait pas honte.
Cette attitude désinvolte et insouciante, Jules ne savait où la retrouver. Chez Isabelle, sans doute...

« Et quand Armand retournera au pensionnat, Jacqueline sera seule avec moi.

- Ce sera terrible, approuva-t-elle avec sérieux, on jouera aux cartes toute la journée.

- Seulement le soir. J'ai du travail, moi. »

Ils se disputèrent gentiment et la soirée se termina sur une note positive pleine de rire. Chaque chose retrouvait lentement sa place pour en être dérangée à nouveau ; les enfants grandissaient, quittaient le nid, et les autres vieillissaient.
Albert avait de plus en plus de mal à marcher.

« La vieillesse. Un jour, c'est à moi que vous devrez des fleurs. »

Jules n'aimait pas y penser car il savait que sa mort le toucherait aussi brutalement au cœur que celle de Gilberte. La vie allait ainsi, on ne pouvait l'arrêter, mais on pouvait choisir de l'ignorer.

« Et j'interdirai à quiconque d'être triste. J'ai déjà tant vécu. »

Il lisait toujours dans ses traits ridés de la satisfaction, et il savait qu'il disait la vérité ; il avait survécu à ses deux femmes et à un de ses enfants. Il avait vécu assez pour voir ses petits-enfants se marier et avoir leurs propres enfants. C'était plus que beaucoup n'en aurait jamais.

Jules aurait aimé prendre les détours de la vie avec plus d'humour que de fatalité résignée.



Le 15 Octobre 1815, Raphaëlle accoucha d'une petite fille qu'elle appela Joséphine. De père inconnu, les rumeurs allèrent bon train, que sa grand-mère balaya avec énergie. Elle hébergeait encore sa petite-fille, qui savait encore pour combien de temps.
Jules l'ignora, ainsi que ses plaidoyers manuscrits qui lui parvenaient tous les mois. Il en avait assez entendu.

La semaine suivante, Élisabeth épousa Alexis avec les bénédictions abondantes des deux familles. Jules savait que Gilberte aurait été en pleurs de voir sa fille si grande déjà ; lui ne renifla pas, et se contenta de la prendre dans ses bras. Un geste valait pour lui autant qu'un long discours.

La maison se vida tout doucement jusqu'à respirer au ralenti, dans une langueur qui rappela à Jules ces tristes jours de pluie. Quand le soleil tapait trop fort, il se rendait à l'ombre du grand arbre où il réfléchissait et écrivait. Parfois, Jacqueline venait l'embêter en lui ramenant des fruits.

La vie suivait son cours.



9 Avril 1817, canton de Neuchâtel.

« Félicitatioooons ! »

Jacqueline écrasa sa sœur contre sa large poitrine, lui broyant sans doute quelque côtes au passage. Alexis admira la force herculéenne de sa belle-sœur, les yeux écarquillés, presque effrayé de devoir lui confier le bébé qu'il tenait.

Les yeux bleus de la demoiselle brillaient.

« Il est magnifique ! C'est bien un garçon, oui ?

- Exact. Il s'appelle Pierre », ajouta Élisabeth en caressant du bout du doigt la joue rebondie de son fils.

Jules, à l'écart, observait la scène avec un sourire. Sa cadette s'empressa de lui mettre le nouveau-né sous les yeux, comme s'il avait été sourd et aveugle.

« Papa, je suis tante ! »

Sa joie brusque le fit gentiment soupirer. N'était-elle jamais lasse de s'exclamer ?

« Et m-moi grand-père, rétorqua-t-il en prenant à son tour l'enfant, qui ne pesait pas plus lourd que deux plumes, et j-je ne hurle p-pas.

- Tu ne te rends pas compte. C'est exceptionnel.

- J-je me rends com-compte. Ta m-mère aussi me c-criait dessus q-quand tu es née. »

Jacqueline rougit, gloussa, et retourna embêter Émile qui faisait le service. Profitant de cette brève accalmie, le petit groupe se dirigea vers la chambre d'Albert, qui partit d'un long rire en les entendant arriver.

« Ah, voilà enfin le héros du jour ! Bonjour Pierre. »

Le bébé gardait les yeux et les poings fermés, en proie à des rêves sans formes ni couleurs. Albert, confiné au lit à cause de ses douleurs, l'observa un long moment.

« J'essaye de me souvenir ce que cela faisait de prendre un de mes enfants dans mes bras, les informa-t-il au bout de quelques minutes à bercer le nourrisson en silence, Pierre faisait justement cette taille... Cassandre et Gilberte étaient beaucoup plus grosses. »

Ils se mirent tous à rire, avec une pensée pour la pauvre Cassandre, qui se serait récriée bruyamment sur son tour de taille.

« On essayera de faire mieux la prochaine fois, plaisanta Alexis en récupérant son fils, mais je doute que nous y parvenions.

- Vous êtes si minces. Je me sens seul dans cette maison. Heureusement que Jacqueline est là pour me tenir compagnie ! »

Rien ne semblait pouvoir attrister le vieil homme, qui continuait à plaisanter, même après avoir perdu presque toutes ses forces. Son rire vibrant n'avait pas changé, et ramenait aisément Jules plus de vingt ans en arrière, quand ils étaient arrivés dans la cour de cette maison qu'ils ne connaissaient pas.

Ses yeux se perdirent un instant dans ceux bruns de son beau-père.

« V-vous allez bien ? »

La question était plus profonde qu'elle n'en avait l'air. Albert le comprit et lui offrit un large sourire depuis ses draps.

« Oui. Mieux que jamais. »

Puisqu'il ne mentait pas, Jules aussi se laissa aller à un petit sourire.



Peut-être que, même s'il ne l'admettait pas, cela avait rendu les choses plus aisées.
Jacqueline froissait le tissu de sa robe. Armand gardait la tête baissée. Élisabeth les tenait chacun par une épaule. Aucun d'eux ne pleurait.

Le temps hésitait et malgré le vent doux, le ciel était couvert et cachait le soleil à leur vue. Le cimetière avait été noir de monde en début de matinée ; à présent, il ne restait qu'eux.
Jules déposa une dernière fleur sur la terre retournée.

« Vivre si longtemps, ce n'est pas donné à tout le monde, dit doucement Émile à Armand, qui cachait ses yeux derrière sa manche, il a été heureux et il voudrait que vous vous rendiez compte de sa chance.

- Je m'en rends compte, fit le jeune homme d'une voix étranglée, mais il va me manquer.

- A tout le monde. Il va falloir apprendre à penser à lui sans être triste. »

Armand hocha la tête sans pouvoir regarder la stèle en face. Il fut le premier à quitter les rangées de tombes, Émile sur les talons, suivi par Élisabeth après un dernier regard à son père.
Jacqueline s'approcha du nom gravé dans la pierre et sans se soucier de l'étrangeté de son geste, l'embrassa avant de l'enlacer.

« Si tu vois maman, il faudra lui dire qu'on pense aussi à elle. »

Puis, comme une voleuse, elle s'échappa à la suite de son frère et de sa sœur, sa longue jupe lui battant les jambes.
Une fois encore, Jules se retrouvait seul avec ses morts.

La différence résidait dans le fait que contrairement à Gilberte, Albert était parti en paix, heureux d'avoir eu une vie aussi remplie. Ses joies n'avaient pas été avortées et il n'avait laissé que du bonheur derrière lui. Son cœur ne se serrait pas car il le savait dans un endroit plus propice, dans la suite logique de toute vie vécue jusqu'à la fin.

Il posa une fleur sur la tombe de Gilberte et sur celle de sa mère. Le temps rendait les blessures moins douloureuses et tout juste amères. Il leur adressa un signe de tête, comme si elles pouvaient le voir de là et le remercier de penser toujours à elles après toutes ces années.

Aussi affreux que cela puisse être, Jules voulait enterrer ses parents. Et après eux, partir lui-même.

Il ne voulait plus d'un cycle détraqué enlevant trop vite les enfants à leurs parents.



Liberté suivait du regard les sillons laissés par le couteau dans la chair de la pomme. Le soir tombait doucement, Jacqueline et Sébastien n'allaient pas tarder à arriver.
Elle laissait à la cuisinière le soin de leur préparer un repas chaud.

« Et c'est après ça que vos parents sont morts. »

Il acquiesça très vite pour s'empêcher de trop y penser. Du moins le voyait-elle ainsi.

« T-trois ans après. A t-trois mois d'écart, en mê-même temps que Suzanne. Une mau-mauvaise année pour t-tous. »

Il ne lui parlait jamais de ces « autres », sauf pour les brèves mentions qu'elle en saisissait au vol, et qui n'étaient jamais flatteuses. Il avait beau s'être ouvert à elle, il lui cachait encore beaucoup de choses.
Combien de pommes fallait-il éplucher avant qu'il ne se montre sincère ?

« Mais si vous n'aimez pas Paris, pourquoi être revenu ?

- Je ne... sais p-pas, répondit-il immédiatement et avec une franchise déroutante, j'avais beau-beaucoup de peine, je p-pensais que ce serait m-mieux. Je ne comptais p-pas rester. Mais ai-ainsi va la vie. »

La jeune femme n'aimait guère cet adage fataliste que son père lui avait servi à la mort de sa mère et qu'on ne cessait de lui répéter depuis. Elle est partie, ainsi va la vie. Tu te marieras et aura des enfants, ainsi va la vie.

Les gens arrivent et repartent presque aussitôt, sans se soucier d'avoir tout chamboulé. Ainsi va la vie.

« Il n'est pas trop tard pour y retourner, hasarda-t-elle, lui tendant les morceaux soigneusement coupés de la pomme, qu'il dédaigna bien évidemment, vous pourriez y retourner.

- Et t-tu me s-suivrais ? N-non merci. »

Elle fit la moue.

« Je suis si prévisible. »

Il lui sourit, moqueur, et elle mima sa grimace comme un miroir. Il cherchait à la blesser pour qu'elle s'en aille, mais elle ne comptait pas lui faire ce plaisir.

Elle aussi voulait avoir le cœur brisé, juste pour voir, et mieux le comprendre.



9 ?? 1820, canton de Neuchâtel.

« Tu es sûr ? »

Ses yeux bleus suivirent la courbe de son visage fermé. Pour la troisième fois, Jules acquiesça sans revenir sur sa décision.

« Je... je ne peux p-pas rester i-ici. Tu étais co-comme un fils pour lui, il n'y aurait vu au-aucun inconvénient. »

Les fenêtres reflétaient le ciel gris et chargé du matin. Armand l'attendait dans la calèche chargée, et Sébastien et Jacqueline dans la leur, juste derrière le portail de bois.
Le fils aîné de Lisa retenait ses cadets près de lui ; il était le frère de lait d'Armand et Jules le savait assez intelligent et débrouillard pour prendre soin de sa famille.

« Il te l'avait donnée.

- C'est p-pour ça q-que je ne veux p-pas que n'importe q-qui s'y installe. Ce... toit-ci est m-meilleur q-que celui sous lequ-quel vous viviez. »

Il lança un regard à Lisa, dont le deuil et le travail avaient peu à peu fermé le visage. Elle ne souriait presque plus et Jules l'avait connue jeune et indocile.
Le temps qui passe ne faisait pas de bien à tout le monde.

« J-je te fais con-confiance, Émile. »

Cette marque de respect autant que d'affection lui tira un sourire. Il avait passé sa vie entre ces meubles, et quitter la maison lui aurait fendu le cœur.
Pour autant, la savoir vide le lui brisait tout autant. Il y avait vécu avec Albert et ses enfants ; puis sa  sœur et Jacqueline étaient parties, Pierre, Cassandre, et il avait enterré Gilberte dans le cimetière voisin.

Quelque chose manquerait, et il n'était pas assez idiot pour se dire qu'un jour il le retrouverait.

« Si un jour tu reviens, tu seras accueilli comme chez toi. »

Jules hocha la tête. Émile sut confusément qu'il ne le reverrait pas.
Au moment de partir, Lisa attrapa la main du veuf. Elle était toujours aussi ferme et prompte à frapper les hommes désobéissants.

Cette fois-ci, elle serra à peine les doigts, et se contenta de le remercier.



Jules avait hérité de la maison familiale ; Isabelle et Honoré lui avaient laissé la pleine et entière disposition du bâtiment, et Marguerite n'avait pas protesté. Pour ce qu'il en savait, elle habitait en ville, dans un appartement que son fils lui payait. Frédéric était marié et père d'un jeune garçon – quant aux deux autres, Jules n'avait pas entendu parler d'enfants.
De bêtises, oui, mais quoi d'étonnant ? Le second était ami avec Joseph.

Jules détestait penser au loup, car il l'ameutait inévitablement dans la bergerie.

La pauvre Ludivine faisait barrage de son petit corps à la jeune femme énervée sur le perron. Celle-ci tenait une petite fille dans ses bras, et une seconde accrochée à sa robe.

« Je suis sa fille. Laissez-moi passer, je vous en prie.

- Monsieur ne désire pas recevoir, protesta l'Angevine pour la énième fois, et vous en particulier.

- Il ne peut pas me laisser à la porte !

- Je suis désolée, mademoiselle. »

Son ton était hésitant, mais patient. Raphaëlle battit retraite avant de trop attirer les regards, et la pauvrette ferma la porte avec un soupir soulagé.

« Madame n'aimait pas que l'on critique sa petite-fille, murmura-t-elle à Jules dans l'après-midi, elle chassait tous ceux qui se moquaient d'elle. Je ne l'ai pas connue beaucoup, parce qu'elle est allée vivre ailleurs après. Vous savez... »

Il savait ; Isabelle avait à cœur de le tenir au courant. Cet homme lui avait offert une belle maison de campagne où elle avait à sa disposition tout ce dont elle pouvait rêver. Elle y élevait seule ses deux enfants, et il lui rendait visite régulièrement.
Les gens aimaient en gloser, car Joseph était marié et père d'une fille.

« C'est bien malheureux », avait soupiré Ludivine, et il l'avait approuvée sans un mot. Si Raphaëlle avait été sage, elle aurait pu se marier et fonder une famille sans en avoir honte.
La manière dont elle exhibait en ville le fruit de ses péchés ne semblait pas la déranger.

Lui préférait ignorer son existence. Ce n'était pas en appelant sa seconde bâtarde Julie qu'elle l'amadouerait et lui ferait accepter leur existence.

Le bruit des fers sur le pavé n'était plus si insupportable ; il avait d'autres ennuis pour lui assourdir quotidiennement les oreilles.



11 Juillet 1823, Paris, Royaume de France.

Laurentine avait tout d'une épouse modèle et aucun défaut visible – les dîners interminables ne lui avaient tirés que de jolis rires, et pas un faux pas. Elle était timide et mesurée mais savait tenir les apparences, même en présence de Jacqueline.
Ce qui, pourtant, n'était pas une mince affaire.

« Vous avez déjà pensé à un nom pour vos enfants ?

- Jacqueline, nous ne sommes même pas mariés, protesta Armand en rougissant ; sa sœur ayant obtenu la réaction qu'elle voulait, elle appuya les coudes sur la table, un rire aux lèvres.

- Mieux vaut prévoir ! Comme je ne peux pas en avoir, je veux beaucoup de neveux et de nièces. »

Elle s'interrompit pour tapoter le bras de son mari, qui lui tendit une oreille indulgente.

« Sébastien a beaucoup de neveux ! Laisse-moi le battre.

- Ce n'est pas un concours...

- J'ai neuf frères et sœurs, cela aide.

- Oh ! C'est beaucoup. »

Laurentine lui expliqua qu'elle n'avait qu'un frère beaucoup plus âgé et qu'elle espérait pouvoir porter au moins trois enfants. Jacqueline parvint à hausser la barre jusqu'à cinq, avant que son frère embarrassé ne lui demande de changer de sujet.
Chose qu'elle fit avec bonne grâce. Toute à son soucis de discrétion, elle héla son père à l'autre bout de la nappe blanche :

« Papa, quand est-ce qu'Élisabeth et Alexis arrivent ?

- La se-semaine prochaine, lui répondit-il en fronçant les sourcils, ne hu-hurle pas.

- Désolée. Je suis si contente. »

Trois longues années loin de sa sœur lui avaient suffi. Alexis était parvenu à déménager jusqu'à Paris pour se rapprocher de sa belle-famille, et les préparatifs s'accéléraient maintenant que leur troisième enfant avait fêté sa première année.
Jules ne cachait pas le soulagement qu'il avait de savoir sa fille plus proche de lui.

« En tout cas, ajouta Jacqueline pour clore la conversation sur un meilleur ton, je suis heureuse pour vous. »

Les verres se levèrent avec entrain.



« Tu penses qu'elle serait fière de moi ? »

Jules cessa de tirer sur le col de son fils pour lever les yeux vers lui. Il n'avait pas besoin de lui demander de qui il parlait ; il n'y avait pas mille personnes dont il cherchait désespérément l'approbation.
Seulement deux.

« B-bien sûr. T-tu es devenu quelqu'un de b-bien, et tu as fait les b-bons choix. Elle l'est. 

- Et toi ? »

Il s'était donné les moyens pour briller dans les yeux du seul parent qu'il lui restait. Ses sœurs comptaient beaucoup, mais pas autant, et l'affection était différente. Ses mots choisis se teintaient de déférence lorsqu'il lui parlait, et s'il ne l'imitait pas jusque dans ses silences, il cherchait sa posture et sa droiture.
Jules n'en aurait pas mis sa main à couper, mais il pensait qu'Armand cherchait à bien des égards à polir les angles laissés saillants par le départ de Raphaëlle.

C'était beaucoup de poids pour un jeune homme si mince. De sa mère, il n'avait que la douceur.

« Oui. »

Il pinça les lèvres et un voile brillant passa devant ses yeux. Il retint ses larmes tandis que son père nouait le dernier ruban à son col.



Lors des nuits qu'il ne pouvait passer dans son lit, Jules se rendait à l'étage et se laissait tomber dans le fauteuil que personne n'avait pensé à changer. Sa toile abîmée par des années d'usage, terne et triste, recouvrait un bois encore solide qui rechignait à peine à porter son poids.
La fenêtre était plus claire que dans son enfance, et certaines façades avaient changées. Le décor dans lequel le carrosse noir s'était ébranlé n'était plus le même ; quelle chance avait-il de le voir revenir un jour ?

Emmanuel était mort, ses parents n'étaient plus de ce monde. Marguerite n'était plus là pour l'enlacer et le rassurer comme elle avait eu l'habitude de le faire – avant qu'elle ne jette ses promesses au feu. Cette maison lui appartenait, il n'était plus un enfant.

Seigneur, mes enfants sont tous grands, ils n'ont plus besoin de moi. Qu'ais-je encore besoin d'attendre ici-bas ?

Le carillon resta muet. Une porte claqua au rez-de-chaussée, où Armand dormait.
Il pensa à Gilberte, à Albert et Émile, puis souffla la flamme de la bougie, presque entièrement consumée.



Peut-être par esprit de contradiction, ou tout simplement par provocation, Jules avait consenti à rendre visite à la femme de Joseph.
Personne n'ignorait l'adresse de l'imposant hôtel à la façade ouvragée. Les lieux suintaient la richesse de leur propriétaire et donnaient le tournis rien qu'à se tenir au bas des marches. Il n'avait pensé passer qu'une seule fois, pure courtoisie de sa part, mais était revenu régulièrement lors des absences du maître de maison.

Hélène était une femme à la beauté banale, petite, mince et nerveuse. Elle vivait dans l'attente perpétuelle du retour de son mari, qu'elle savait chez une autre femme, et la frustration et la colère laissaient leur emprunte sur chacun de ses mots. Elle était sèche avec les invités et les domestiques, et ne complimentait guère que sa fille, à laquelle elle tenait sans doute trop.

Jules savait qu'elle n'avait tenu à le voir que par la faute d'une curiosité mal placée ; d'ailleurs, elle s'était immédiatement montrée désagréable avec lui. Il était le père de Raphaëlle, la rivale contre laquelle elle ne cessait de perdre.

Il avait eu pitié d'elle et après s'être rembrunie, elle avait fini par apprécier sa compagnie. Ils étaient devenus bons amis et, ironiquement, le seul confident l'un de l'autre.

« Peut-être que si j'ai un fils, lui dit-elle un après-midi d'automne, il s'intéressera un peu plus à nous. Je sais qu'il en attend un. »

Jules n'osa pas lui faire montre de sa perplexité. Depuis que le médecin avait confirmé qu'elle était enceinte, après sept ans d'essais infructueux, elle n'avait cessé d’espérer un petit garçon. Rose se montrait tout aussi enthousiaste, lui rappelant Raphaëlle à son âge, collant sa joue contre le ventre à peine arrondi de sa mère et réclamant un petit frère.

Même si elle le montrait très peu, elle aussi souffrait de ce qu'elle nommait communément les « préférences » de son père ; elle détestait ses demi-sœurs, qui s'accaparaient toute son attention.
Jules avait de la peine pour elle, car elle était une petite fille intelligente et éveillée.

« Maman a dit qu'elle l’appellera François, pour son frère qui est mort. »

Le ton grave ne souffrait aucun refus. Jules lui assura qu'il aimait beaucoup le prénom.

« Quand il sera grand, je lui apprendrai à jouer de la flûte. »

L'idée lancée avec la détermination des plus jeunes avait fait frisonner sa mère. La fillette recevait régulièrement des leçons de chant et de musique, et si elle se débrouillait plutôt bien avec sa voix, la flûte et le piano gémissaient à l'agonie, de concert avec le professeur excédé.

« Nous verrons, d'accord, Rose ? Une fois qu'il sera né. »

Il se demandait parfois si l'utilisation du futur leur servait à se rassurer et se dire que, sans subjonctif, le bonheur était assuré.



Mais comme toujours, la vie s'en prend à ceux qui le méritent le moins, jusqu'à ce qu'ils retiennent la leçon.



Elle souriait à en aveugler quiconque juste avant de s'écrouler, la main au ventre.
Jules, qui allait prendre congé, se précipita pour la redresser. Elle poussa un cri d'animal blessé, refusant de déployer l'échine.

Rose s'affola et poussa un cri paniqué.

« Maman, maman ! Qu'est-ce qu'elle a ? »

La question, qui lui était adressée, resta sans réponse. Il lui confia la main tremblante de la jeune femme avant de pousser la porte du salon, à la recherche de domestiques.
En cette fin d'après-midi, ils étaient seuls.

« J-je vais chercher d-de l'aide, je re-reviens. »

Il ne se souvint pas avoir couru aussi vite ni s'être exclamé sans se soucier du regard des autres. Son cœur battait encore la chamade lorsque deux femmes accoururent pour prendre soin de la malade, la rassurer, lui confier qu'un médecin allait être appelé à son chevet.
Les larmes d’Hélène n'étaient pas autant dues à la douleur qu'elles ne l'étaient à la rage.

Elle aussi avait compris avant qu'on ne la ménage inutilement pour le lui dire.



Et depuis six heures au soir, elle pleurait sans interruption.
Joseph avait été rappelé depuis sa retraite aux abords de Paris. Il ne serait présent que le lendemain, peut-être même le jour d'après, suivant l'urgence qu'il déciderait de donner à la missive.

Jules pensa à Raphaëlle et espéra qu'elle ferait ce qu'elle devait. Sa présence n'aiderait pas Hélène à aller mieux, mais elle était nécessaire.
Rose avait enfoui sa tête dans les épaisses couvertures du lit, les joues rouges d'avoir pleuré avec sa mère un petit frère qui ne viendrait jamais au monde.

« Je voulais lui apprendre beaucoup de choses. »

L'absence était plus cruelle pour elle, qui avait rêvé de combler les journées passées à jouer avec son propre reflet.
Quant à Hélène, elle pleurait davantage la chance qu'elle avait perdue de retenir son époux à la maison. L'estime qu'elle avait de sa personne baissait encore, elle qui était incapable de porter plus d'un enfant et de fonder une grande famille.

Jules s'en voulut de ne pas pouvoir trouver les mots justes, et promit de revenir les voir.

Il tint sa promesse, et Joseph ne revint que quatre jours plus tard.



22 Novembre 1825, Paris, Royaume de France.

« Je ne sais pas si mon frère mérite ça. »

Jules, que la voix avait figé, daigna enfin claquer la porte ; le garçon ne sauta pas à bas de son perchoir et continua à la fixer, le sourire drôlement déplacé pour quelqu'un en train de se plaindre.

« Enfin, je veux dire... Même lui. C'est plutôt violent, ce que vous écrivez. »

L'assassin chassa la remarque d'un haussement d'épaules et fit un pas sur le trottoir, sans intention visible de s'arrêter. Le geste força l'autre à claquer des bottes contre le pavé pour le rejoindre – Jules n'accéléra pas comme il l'aurait fait pour d'autres, car sa présence ne le gênait pas.

Une fois passée la surprise de le trouver à chaque coin de rue et même sur les toits, Charles ne laissait plus que l'impression ténue d'être observé par un chat.

« Mais surtout, continuez, fit-il en riant, preuve s'il en était que rien ne le choquait, personne d'autre ne peut le critiquer, et ça me fait rire.

- Rire des ma-malheurs de ton frère, d-drôle d'occupation.

- Oh, s'il ne m'embêtait pas comme il le fait, je serais sans doute plus gentil. »

L'emphase avait soigneusement été mise sur le conditionnel. Jules leva les yeux au ciel bizarrement bleu, faussement excédé.
Maintenant que faire courir la plume sur le papier était devenu un métier et non plus un simple passe-temps, il avait à cœur de fournir le journal en histoires et critiques : ses préférées portaient encore et toujours sur la figure ô combien controversée du riche bourgeois dont personne n'osait se moquer à voix haute tant son influence pouvait se montrer mortelle. Ses collègues frissonnaient d'horreur chaque fois qu'il lançait un pavé sur ses prétendues turpitudes, et ça malgré le fait qu'il n'en avait jamais subi le revers de la médaille.

Joseph acceptait les pires articles de sa part, et Jules n'était pas idiot.
Il savait pourquoi.

« T-tu devrais te ma-marier, au lieu de dé-déambuler dans les rues et vi-visiter les prostituées.

- Oh, ça fait mal. Mais je sais. Ma mère et ma sœur me le répètent assez souvent ; sans le passage sur les prostituées, cela dit. »

Vivons bien, vivons insouciants. Jules adhérait au principe, et Camille sans doute encore plus.

« Sauf qu'une fois marié, plus de liberté ! Non, j'aime bien ma vie comme elle est. Et vous ?

- Je n'ai p-pas d'avis.

- Vous êtes si pessimiste.

- Tu es t-trop o-optimiste. Soigne b-bien tes ma-maladies honteuses. »

Le grand jeune homme partit d'un long rire sonore. Ceux qui ne s'étaient pas déjà retournés sur son passage le dévisagèrent, intrigués.
Charles ressemblait à sa mère, et avait la taille haute de son oncle. Ses épaules larges et son corps bien dessiné faisaient de lui la coqueluche de ces demoiselles, qui appréciaient également son sourire charmeur et sa désinvolture. Il n'était pas froid et distant comme Joseph et savait se faire beaucoup d'amis, qu'ils soient oui ou non fréquentables.

Il ressemblait à son père dans sa jeunesse, en plus ouvert et moins hypocrite. Jules avait trouvé en lui un interlocuteur respectueux sous ses plaisanteries douteuses et il était le seul Landerolt auquel il ne fasse pas la moue.

Charles aimait de surcroît lui parler, malgré les remarques de sa jeune sœur, chez laquelle il soulevait moult appréhensions ; avec l'âge, elle s'était rapprochée de Joseph.
Et son époux en était un ami intime, qui ne cessait de le menacer à mots couverts. Jules prenait la chose avec philosophie.

Il n'en avait pas peur.

« Au fait, j'ai appris qu'Armand allait encore être papa. Il faudra que je le visite, pour le féliciter.

- Ne lui a-apporte p-pas d'alcool, il... déteste ça.

- Juré, et je ne lui démonterai pas l'épaule. »

Il lui parla encore un peu de ses neveux, de son amante préférée, de tout un tas de choses qui lui passaient par la tête et qu'il avait besoin de raconter. Leurs conversations n'étaient pas toujours banales ; Charles était un garçon intelligent.
Il partageait ce trait avec son frère aîné.

« Faites attention à vous en rentrant, lui dit-il à un croisement, on rencontre beaucoup de gens peu fréquentables ces derniers temps.

- P-pour ça je te fais con-confiance, tu les c-connais bien. »

Charles ne le contredit pas. Il lui adressa un dernier signe de la main avant de plonger dans une ruelle étroite, où s'alignaient des logements de peu de valeur.
Il persistait à vivre ici, alors que sa famille avait l'argent nécessaire pour lui obtenir un bel appartement.

Et quelque part, cette simplicité touchait Jules, qui détestait la vanité autant que le mensonge.



?? Avril 1826, Paris, Royaume de France.

Plutôt que des voleurs, Jules était tombé sur une fillette.
Elle alpaguait avec insistance ceux qui avaient le malheur de ne pouvoir s'écarter d'elle à temps et ne semblait pas se soucier d'être si souvent rabrouée. Elle avait de toute évidence délaissé les quartiers où se réunissaient les gens comme elle pour tenter sa chance un peu plus loin ; ses fleurs étaient belles.

Jules eut tout le loisir d'observer celle qu'elle lui mit avec énergie sous le nez.

« Une fleur, monsieur ? Elles sont belles ! »

Il ne dit pas non sans dire oui. Il fit la moue une longue minute, durant laquelle elle ne lâcha pas son sourire.
Finalement, lui laissa partir avec son manque de tact habituel :

« Les fleurs sont b-belles, m-mais tu es m-mal ha-habillée. »

La pauvrette écarquilla ses grands yeux bruns. Elle devait se concentrer sur l'étrangeté de la réplique plutôt que son insolence, car elle ne se vexa pas et ne se mit pas à crier.

« C'est vrai, répondit-elle en ramenant la fleur contre sa poitrine, pensive, parce que mon papa ne peut pas me faire beaucoup de vêtements, il n'est pas riche.

- T-tu ne serais p-pas là sinon, je m'en d-doute.

- Si vous m'achetez des fleurs, peut-être que je serai mieux habillée.

- J'en d-doute. »

Il lui tendit malgré tout une pièce, qu'elle rangea avec excitation. Elle ouvrit la bouche pour le remercier, mais dut la fermer aussitôt. Il avait piqué la tige dans son chignon, comme une jolie décoration. Elle leva les yeux en vain, et dut se résoudre à la palper du bout des doigts.

« Pourquoi ? Elle est à vous !

- Tu feras m-moins peur aux gens si tu p-prends soin de t-toi. Ils ne s'enfuiront p-pas en te voyant a-arriver. T-tu gagneras leur con-confiance. 

- Et je vendrai mieux ? »

Jules hocha la tête. La conclusion impressionna fort la gamine, qui passa le panier à son bras et tendit l'autre pour tirer la veste de son inopportun acheteur, lequel haussa un sourcil intrigué.

« Hm ?

- Vous êtes riche pourtant. Comment est-ce que vous pouvez savoir que ça marchera mieux !

- Grâce au b-bon sens.

- Oh... »

A voir sa mine éclairée, elle n'avait jamais dû penser à l'utiliser jusque là. Jules lui adressa un signe de tête poli, et fit un écart pour continuer son chemin.
Deux petits pas le rattrapèrent bien vite pour lui faire la conversation.

« Vous avez l'air de savoir plein de choses, s'exclama la petite fille en balançant son panier d'avant en arrière, moi aussi j'aimerais ! Mais je ne suis pas allée à l'école.

- Q-quel dommage, lui répondit Jules du ton le plus bas et le moins engageant pour l'encourager à déguerpir.

- Eh oui ! Mais mon père m'a appris quelques choses ! Pas tout. Je sais un peu lire, vous savez !

- M-merveilleux.

- Et écrire un peu, aussi. Pas les chiffres, par contre, ça je ne sais pas. Vous savez compter ?

- N'as-tu p-pas des fleurs à ven-vendre ?

- Oh. »

Elle devisa un instant sur l'avantage qu'elle aurait eu à savoir compter correctement pour vendre les fleurs en question. Elle dériva assez pour lui faire part de son goût pour la géographie et les cartes ; elle avait tracé le plan de sa maison sans aide, et son petit frère et sa petite sœur avaient été impressionnés.
Jules faillit se retenir de l'applaudir pour ce don qui, sans nul doute, l'aiderait à devenir riche dans l'année.

« Eeet aussi, je m'appelle Liberté. »

Le prénom était sorti sans s'annoncer, au détour d'un énième monologue sur la nécessité de savoir compter.
Jules s'arrêta de marcher, intrigué.

« Li-liberté ?

- Juste Liberté. »

Un regard noir lui fit ravaler son ton moqueur et elle baissa les yeux.

« Pardon, ça ne se fait pas.

- T-tes parents sont nés en... 1789, n'est-ce p-pas ? »

Sa mâchoire toucha le sol, au sens figuré.

« Ma maman oui ! Mon papa juste avant. Il en est fier. (étonnant, tiens) Comment vous avez fait pour deviner ?

- Ce n'est p-pas un prénom q-que l'on ren-rencontre tous les jours. »

Mademoiselle Liberté s'en regorgea en gonflant la poitrine à la manière d'un coq. Jules leva les yeux au ciel. Drôle d'enfant.

« Et vous, vous êtes... ?

- J-Jules.

- J'ai un oncle qui s'appelle Jules ! »

Il secoua la tête pour lui signifier clairement qu'il s'en fichait. Reprenant sa marche, il ne fut pas étonné de trouver Liberté à nouveau sur ses talons, si loin de son point d'origine. Il se promit de ne pas la raccompagner si par mégarde elle se perdait.

« Monsieuuur, attendez...

- T-tes fleurs.

- Mais je voulais vous remercieeer. »

De quoi, pas moyen de savoir ; elle lui mit une nouvelle fleur entre les mains, qu'elle lui défendit de lui rendre ou de jeter.

« Mettez-là dans un vase et offrez là à votre femme ! »

Sans s'attarder sur ses traits figés et sa bouche pincée, elle fit demi-tour et disparut bien vite à l'ombre d'une bicoque bossue. Resté seul avec le silence qui lui était si cher et si rare, Jules soupira longuement. Ne pouvait-on pas espérer une marche tranquille sans être grossièrement interrompu ? Par une gamine, qui plus est.

Il regarda la fleur aux pétales blancs, soigneusement coupée et préservée, et hésita à la jeter. Que pouvait-il en faire ?

La pensée que, sans doute, un vase était libre chez lui, l'encouragea à ne pas la laisser flétrir sur le trottoir charriant déchets et eaux usées.



Liberté se mettait en embuscade au coin de la rue chaque fois qu'elle pensait le voir arriver.
Jules avait pensé à changer son itinéraire pour la perdre, mais un soupçon de fierté l'en empêchait chaque fois. De quel droit aurait-il dû changer ses habitudes bien ancrées pour une fillette ?

Enquiquinante, envahissante, et trop bavarde de surcroît. Au moins l'avait-elle écouté, et sa toilette était plus belle.
Chose dont elle se félicitait trop souvent à voix haute pour son propre bien.

« Les messieurs me disent que je suis très belle ! Et maintenant ils acceptent mes fleurs. »

Elle sautait à pieds joints de pavé en pavé. Les semelles dures de ses bottines créaient un écho insupportable qui menaçait de faire exploser la tête de Jules.
Il finit par lui mettre une main sur l'épaule pour l'empêcher de recommencer.

« F-fais attention aux com-compliments, la gronda-t-il en s'assurant qu'elle ne se remette pas à sauter, les hommes ne sont p-pas toujours ho-honnêtes.

- Mais ce ne sont que des compliments ! Ce n'est pas grave.

- Les com-compliments grossissent l'ego. (il posa un doigt sur son front) T-tu n'arrives plus à ré-réfléchir correctement, et les hommes p-peuvent te m-manipuler aisément. »

Il se détourna avec un soupir.

« F-fais attention aux... hommes. »

Son froncement de sourcils trahit sa réflexion et la contrariété qui allait de pair. Elle le rattrapa à grandes enjambées pour faire le moins de bruit possible, les pans de sa robe trop longue dans les mains.

« Je suis trop jeune pour me faire manipuler par un homme, protesta Liberté, soucieuse d'avoir le dernier mot.

- Une fille n'est ja-jamais trop j-jeune pour cela, rétorqua Jules, pas moins décidé à l'avoir lui aussi, certains ne se p-priveraient pas ma-malgré ton âge. »

Elle frissonna, et il se félicita de lui faire peur. Ce n'était certes pas charitable, mais il le fallait pour qu'elle évite les pièges qu'on lui tendrait sans vergogne. Il n'aimait guère les charognards qui rôdaient autour des filles de la rue, si fragiles et sans défense.
De belles promesses, et qui savait où il la retrouverait dans quelques années.

« D'accord, je ferai attention, grommela-t-elle, pour ma vertu.

- Sa-sage décision. »

C'était ce à quoi une femme aurait dû tenir le plus ; la plupart n'avaient guère autre chose à quoi se raccrocher.
Jules ne se serait en revanche pas plaint que la fillette devienne muette sur le champ.

« Mon papa ne me parle jamais de ces choses-là, vous savez. Parce que c'est un homme. Il n'aime pas ça. Pourquoi vous en parlez, vous ?

- Parce que je co-connais des femmes q-qui s'en sont mo-mordu les doigts, voilà t-tout.

- Qui. Votre mère ? Sœur ? Oh, je suis sûre que vous avez des filles ! »

Dieu, ayez pitié de moi.
Il tendit trois doigts dans sa direction et elle piaffa d'excitation.

« Je suis très forte ! Je pourrai les voir ?

- N-non.

- Pourquoi !

- Parce que t-tu n'as r-rien à leur di-dire.

- Siiii, beaucoup de choses. (elle pleurnicha un instant avant de reprendre, plus vindicative) Vous êtes mon seul ami, vous savez ! »

Voilà une déclaration qui ne l'étonnait à vrai dire qu'à moitié.

« Q-quelle chance t-tu as.

- Mais vous êtes vieux, alors vos filles le sont sans doute aussi.

- Q-quelle pertinence.

- Vous avez des petits enfants ? »

Il soupira assez longuement pour qu'elle arque les sourcils.

« Je veux juste savoir...

- T-tu es t-trop... curieuse.

- Je sais, mon papa me le dit aussi. »

Liberté fit la grimace, sans que Jules ne se fasse d'illusions pour autant ; elle n'était pas du genre à rendre si facilement les armes.

« Ce serait peut-être plus simple si ma maman était là... mais elle est morte. »

Le constat sembla grandement la contrarier. Jules, même avec son absence de cœur, fut désolé pour elle.

« Je ne me souviens pas bien d'elle, parce qu'elle est morte à la naissance de mon frère et j'avais... (après une rapide réflexion, elle aventura un âge) cinq ans, à peu près. »

La réflexion dans laquelle elle s'était lancée seule lui causait un peu de chagrin.

« Mon papa est gentil, mais un papa n'est pas une maman.

- Un pa-papa fait ce qu'il p-peut, crois-moi. Sois gen-gentille avec le t-tiens. Et ta m-mère, tu d-dois la rendre fière, car elle t'o-observe même si t-tu ne la vois p-pas. »

Liberté entrouvrit la bouche, partagée entre lui faire remarquer qu'il avait prononcé une très longue phrase, et le remercier. Jugeant que la seconde option était la plus correcte, elle lui sourit de toutes ses dents.

« Je ferai de mon mieux ! Merci de me consoler.

- J-je ne te con-console pas. »

Il fit un demi-tour raide, agacé. Elle le suivit tranquillement au pas, peu décidée à lâcher l'affaire avant qu'il ne lui demande expressément de dégager.
Elle ne rencontrait pas des gens gentils et intelligents avec qui discuter tous les jours.

Jules fut surpris de retrouver une nouvelle fleur sous son nez.

« En fait, je suis désolée aussi. Je pense que vous n'avez plus de femme. C'était maladroit. Vous donnerez celle-ci à vos filles. »

Il n'eut pas le temps de lui demander comment elle avait pu le deviner, si butée et distraite qu'elle semblait être. Elle lui en donna deux autres, pour la parité, et hésita à porter une nouvelle fois la main à son panier.

« Vous avez des fils, aussi ?

- U-un seul. »

Satisfaite, elle rajouta une fleur sur le tas.

« C'est bien ça ! Je vous ai dit que j'aimais mon frère ? »

Il s'autorisa un ricanement moqueur, dont elle s'offensa bruyamment.



?? ?? 1830, Paris, Royaume de France.

Ils étaient revenus en un long défilé de voitures noires. Pas seulement eux, mais tout un tas de familles éplorées, qui allaient et venaient en maudissant la monarchie.
La France se retrouvait à nouveau dans un désordre institutionnel que, de son temps, Jules aurait été bien en peine de s'imaginer. Comme si chaque couronne sur le trône devait en tomber dans une mare de sang, chaque changement s'accompagnait de violences.

Cette fois-ci, le peuple avait dressé des barricades dans toute la ville, et le combat avait duré deux jours – ou peut-être trois, il avait perdu la notion du temps. Un laps de temps court qui, pourtant, avait suffi à teindre en rouge chaque pavé de chaque rue.

Il avait tout d'abord entendu la nouvelle de la part de Suzanne, enceinte et triste à l'hystérie. Puis Hélène l'en avait informé, qui l'avait elle-même su de son époux, qui était arrivé sur les lieux du drame après Suzanne. De ce qu'il en savait, il avait fallu la tirer de force des décombres tandis qu'elle hurlait.
Camille et Antoine étaient arrivés ensuite, vêtus de noir.

« Vous le connaissiez ? »

Liberté ne pensait plus à se plaindre de la chaleur. Elle restait immobile sous la porte cochère, les yeux rivés à quelques morceaux de bois cassés barrant encore la rue.
Elle n'osait pas le regarder mais si elle l'avait fait, elle se serait rendu compte que lui non plus.

« On p-peut dire ça.

- C'était un ami ?

- Une sim-simple co-connaissance. M-mais je le respectais.

- Je vois. »

Elle s'adossa au battant, rajustant le chapeau qui ne retenait que très mal ses boucles brunes. Les cris se fondaient dans le silence qui les assourdissait.

« C'est terrible, finit-elle par murmurer, incapable de supporter plus longtemps les bourdonnements qui lui picotaient les oreilles, on ne devrait pas mourir comme ça, si jeune.

- I-il savait ce qu'il f-faisait.

- Mais sa famille est triste, maintenant. »

Elle avait bon cœur, contrairement à lui. Qu'ils pleurent ne lui faisait rien. La seule chose qui lui serrait douloureusement la poitrine, c'était de savoir que c'était le meilleur qui s'en allait.
Joseph restait, lui.

« Comment est-ce qu'il s'appelait, déjà ?

- Ch-Charles.

- Charles... »

Elle rit tout bas, les yeux fermés.

« Comme mon papa. »

Et à cet éclat ténu, comme un verre que l'on cogne à un autre, Jules sentit la panique l'envahir. La tristesse, le deuil, savoir que peut-être ceux qu'il lui restait ne seraient pas là demain – que dans la rue, il pouvait se passer n'importe quoi.

« Liberté. »

Elle leva un regard interloqué vers lui. Tout et n'importe quoi.

« T-tu cherches t-toujours du travail ? »

Le silence la laissa pantoise.



L'horloge marquait les secondes d'un « tac » régulier.
Liberté leva un œil vers le cadran éclairé par la pleine lune de minuit. Pour une fois, son souffle régulier ne sifflait pas, et elle ne parvenait pas à dormir.

Plus que de l’inquiétude pour son propre avenir, elle en avait pour lui. Elle ferma fort ses paupières, derrière lesquelles un feu d'artifices éclata.

On m'a dit, vous savez, qu'on ne savait pas vraiment où allaient ceux qui partaient, mais j'ai envie de croire...

Jules Hauteclaire
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Jules Hauteclaire

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Histoire



« Les couverts. »

Un bruit de chute fit soupirer Ludivine, qui enfonça ses traits fins dans ses petites mains.

« LES COUVERTS, LIBERTÉ. 

- Oui, tout de suite, j'arrive ! »

Le ton, qui se voulait rassurant, fut presque immédiatement suivi d'une injure à la longueur de sa jupe. La jeune femme râla, sous le regard fixe de son maître, que le vacarme avait sorti de sa lecture.
Elle en profita pour le prendre à témoin, mains sur les hanches.

« Elle aura cassé toute l'argenterie avant d'avoir réussi à dresser correctement une table.

- J'en ai p-peur.

- Je comprends que vous vouliez l'aider, mais là... »

Elle se mit à marmonner sur l'adresse de la petite servante, encore plus maladroite que sa fille aînée – qui avait neuf ans. Néanmoins pleine de pitié, elle consentit à réexpliquer les bases à la catastrophe ambulante et lui prêter main forte afin que les invités aient des assiettes dans lesquelles manger.
Jules était sûr que Jacqueline aurait beaucoup aimé prendre son repas à même la table, mais il préférait qu'Hélène et Rose aient des couverts.

« Ce n'est pourtant pas compliqué !

- Excusez-moi, Ludivine. »

Elle la renvoya aux cuisines d'un gentil coup de torchon, exaspérée.



« Papa, devine qui est encore enceinte. »

Elle plissa des yeux, taquine, pour mieux voir vers qui se déportait automatiquement son regard.
Laurentine rougit à se confondre avec les cerises du dessert.

« Gagné !

- Jacqueline, tu nous gênes.

- Vous êtes enceinte ! C'est votre combien ?

- Liberté.

- Ah ! Enfin quelqu'un qui me comprend, ici ! »

Entre les reproches faussement vexés d'Armand et le rire tonitruant de Jacqueline, Jules crut devenir sourd pour de bon.

« Notre quatrième, répondit prudemment Armand, pas encore tout à fait à l'aise avec la demoiselle qui assurait le service, mais nous...

- Ils doivent en faire cinq, asséna Jacqueline sans prendre la peine de baisser le ton, c'est ainsi.

- En attendant, Sébastien a toujours plus de neveux que toi. »

Jacqueline tira la langue à Rose, arrachant à la table un rire unanime.
Jules, droit sur sa chaise, se contenta de les regarder s'amuser en silence.



Ce n'est pas à moi qu'ils manqueront. C'est moi qui leur manquerait.
Pourquoi serais-je triste, alors, dis-le moi, si ce n'est pour eux ?



19 Mai 1834, Paris, Royaume de France.

« Je vous en supplie, ne le laissez pas faire. »

De gros sanglots secouaient les épaules de Rose, accrochée à sa taille depuis plus d'une demi-heure. Elle lui demandait l'impossible, murmurant qu'elle ne voulait pas quitter sa mère, ni le quitter lui, et que si elle avait vu le jour à Paris, elle voulait aussi y mourir.
Ses jolis yeux bruns remplis de larmes cherchaient dans les siens un assentiment qu'il ne pouvait lui donner. Elle n'était pas sa fille. Et même si elle l'avait été, les liens du sang avaient-il déjà empêché le pire ?

Joséphine allait fêter ses dix-neuf ans.

« Je ne veux pas partir en Angleterre, gémit-elle à nouveau, tandis qu'il lui caressait doucement les cheveux, ni me marier à un homme que je ne connais pas. Mon père ne fait ça que pour l'argent, je le sais. »

La pensée lui était insupportable, et Jules comprit bien vite pourquoi.

« Il m'avait promis de ne pas me forcer. C'est la seule chose au monde qu'il m'ait promis. »

Elle se remit à pleurer, blessée dans la confiance qu'elle portait à son père. S'il avait pu, Jules se serait dressé contre cette décision, comme Hélène l'avait fait. Seulement, après le refus qu'il lui avait asséné, des années auparavant, il savait que jamais il n'obtiendrai gain de cause.

« Ma maman va se sentir tellement seule si je pars. Elle n'a que moi. Dites-moi que vous n'allez pas la laisser toute seule.

- Ne p-pleure p-pas, allez. »

Il essuya des larmes qui coulèrent à nouveau la seconde d'après. La voir dans cet état lui faisait mal au cœur ; il avait tant pensé à elle comme à une de ses filles.
La vie lui prouvait à nouveau qu'elle n'avait que cruauté en réserve pour les éplorés.

« Je ne veux, je ne veux pas... »

Lui, si maladroit, ne put que l'étreindre encore et encore.



Le mois suivant, Richard mourrait, laissant Rosalie et le seul enfant qu'il leur restait inconsolables.

Jules sentit à cette époque plus de colère et d'injustice qu'il n'en avait ressenti depuis ce fameux jour où Marguerite lui avait fermé la porte au nez. Les paysages changeaient, les visages connus disparaissaient, et il avait tant prié pour partir le premier, pour ne pas avoir à subir tout ça.

Emmanuel ne revenait pas. Marie était morte. Gilberte s'était assoupie sans se réveiller. Ses parents étaient partis. Albert à son tour. Lui restait.
Antoine aussi.

Dieu, pourquoi tant de haine, quand je t'ai demandé tant de fois de les protéger, et de me laisser partir à leur place ?



« Je n'estime pas avoir mal agi. »

Il cassa la pointe de son stylo contre le papier vierge de la feuille.

« Si j'ai fait du mal aux gens, c'était dans leur intérêt.

- M-menteur.

- Et vous, vous pensez peut-être avoir mieux fait que moi ? »

Sa voix était chargée de grondements sourds. Il le sentait comme prêt à pleurer.

« Je l'ai rendue heureuse. Il n'y a que vous qui la rendiez triste. Pour le reste... »

Il abîma le tissu du rideau entre ses doigts crispés.

« Je ne saurai jamais ce que vous me reprochez, à moi ou mon père. Je me suis fait à l'idée. Mais sachez seulement que je l'ai rendue heureuse. »

Il ne désirait laisser que cette déclaration en testament.

« Et que ma mère aussi a toujours été heureuse. »

Il prit un temps pour sourire, le regard par la fenêtre.

« J'imagine, vous voyez, qu'on ne peut pas tout rater dans une vie. »



Et qu'aux prix de sacrifices, on parvient à se racheter, ne serait-ce qu'un peu.



Un après-midi d'hiver, il s'était mis à tousser rouge, et il n'avait plus cessé depuis.

« La seule chose q-que je regrette, tu v-vois, c'est q-que ce soit aussi... long. »

Liberté laissa filer un « pft » hautain.

« Qui est dépourvu de bon sens, à présent, dites-moi ?

- T-toi, car tu pourrais a-attraper la ma-maladie, à dormir près de m-moi.

- Si je ne dors pas ici, vous seriez capable de vous étouffer dans votre sommeil. Non merci.

- T-tu m'empêches de mou-mourir en paix.

- C'est que j'aimerais vous épouser, et que l'on épouse pas un mort. »

La proposition, qui n'était pas nouvelle, le fit lever les yeux au plafond. Avait-il besoin d'une pauvre épouse de vingt ans ?
Chaque fois qu'il refusait, elle disait trouver ses arguments invalides, et lui ordonnait d'en chercher d'autres. Chaque fois, elle secouait la tête et le manège se répétait.
Tout tournait en boucle, depuis qu'il était allongé au fond de son lit, alité la moitié de l'année.

« V-va trouver un époux t-travailleur de ton âge.

- Mais vous êtes l'homme de ma vie !

- Cesse d-de ra-raconter des bê-bêtises, et soigne-toi. »

Elle s'effondra sur le couvre-lit pour toute réponse, la tête entre les bras. Il n'arrivait pas à l'en déloger, sauf quand Ludivine ou Guillaume avaient besoin d'elle aux cuisines et criaient assez fort pour la faire descendre.

« Ça va être dur de trouver quelqu'un, et c'est à cause de vous. Personne ne sera à la hauteur.

- Q-quelle hauteur.

- Je peux me moquer de votre taille, ou je dois répondre sérieusement ? »

Il lui fit signe de partir. Elle lui dit que non.

« C'est triste, que vous n'ayez pas une bonne opinion de vous-même.

- On me l'a dé-déjà dit.

- Votre femme ? »

Il haussa les épaules.

« Q-quelle importance ?

- Vous êtes si pessimiste. »

L'écho étira vaguement ses lèvres, assez pour que Liberté n'y voit pas là un caprice des reflets du soleil.

« Moi, j'aime ce que vous dites, c'est toujours très beau, quand ce n'est pas impoli. »

L'ombre au coin de sa bouche s'évapora aussitôt. Elle craignit d'avoir dit une bêtise de trop en le voyant tourner la tête vers les grands carreaux clairs de la fenêtre.
Ils restèrent silencieux un moment, et lorsqu'il reprit la parole, il ne se fâcha pas comme elle avait cru qu'il le ferait.

Sa voix avait quelque chose de sec, comme un vieux parchemin.

« Je ne veux p-pas qu'on m'enterre à P-paris. J-je veux qu'on m'enterre là-là-bas. Tu leur d-diras. »

Elle prit la main qu'il lui tendait, les doigts tremblants ; elle pesta contre son cœur, qui répugnait à le sentir si loin d'elle.

« Promis. »

Juré.



« Juuuules, regarde ! 

- Je ne p-peux pas re-regarder, Gilberte.

- Oui, bon. Tu manques de poésie. Peu importe ! Tu la sens ?

- Elle bouge m-moins que R-Raphaëlle.

- N'est-ce pas ? Elle sera peut-être plus sage. »

Concentré sur le ventre rond de sa femme, il ne la vit pas sourire.

« Je t'aime, Jules. »

Il redressa trop brusquement le menton, et elle se mit à rire. Il fit la moue, les joues rouges.

Traîtresse, va.






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CETTE FICHE EST FINIE.
ENFIN.
JE PLEURE.

*se désape et court dans les champs de la réussite*


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Félicitation
Vous êtes officiellement validé ♥️

????? Non.

Oui, ça va sortir à chaque fois. Je vais changer le thème du forum, ça me fera moins de mal /PELURE/

Urghfuhjngrerd. J'ai un tout petit point faible discret shh pour Jules, donc je te remercie de m'avoir détruit l'âme pendant des mois à le faire SOUFFRIR COMME. COMME UN PAUVRE QUI N'A RIEN MÉRITÉ. Ou pas tout, on va dire. Jules. Vilain bébé. CvC ♥️
VOILA JE. POURRAIS DIRE BEAUCOUP DE CHOSES SUR SON HISTOIRE mais ca prendrait beaucoup de place et je me remettrais sûrement à pleurer ma tristesse au milieu. En tout cas j'aime tout le monde et je pleure. Albert était trop cool. NE PARLONS MÊME PAS DE GILBERTE ELLE ME DÉCHIRE L’ÂME. Hélène x Jules. Jules senpai x Liberté kawaii. Émile x Magnifique fils du boulanger. J'apprécie les apparitions remarquées d'Antoine (wonk) et le quota d'amour porté à Joseph dans cette histoire.  CA COMPENSE LES PETITS CŒURS QUI FLOTTAIENT AUTOUR DE VAL EN PENSANT A LUI, ON VA DIRE. J'aime Rose ??? Je découvre des trucs, tu vois. Charles x Prostituées. Paris x Lyon. Je ne sais plus. J'aime tout le monde. Les bébés, les disputes ;; ♥️
Je suis trop impliqué dans leur bonheur. Tu dois réécrire ça en version zéro conflits zéro morts prématurées, maintenant. Je compte sur toi. Mon cœur en a besoin. (^:

Je n'ai rien à redire du reste, sinon. J'ai relu les descriptions, le casier, tout va bien. Il est réglo. Il peut passer dans l'Au-Delà. Je l'accepte même dans le club très sélect des papis d'Asphodèle, où il se sentira comme chez lui Jules Hauteclaire ▬ « Ce parfum de nos années mortes » 3005761276  Jules Hauteclaire ▬ « Ce parfum de nos années mortes » 3212372723


A-allez. (okay, c'était petit) (comme JueeijnD?E.)

Tu peux dès à présent recenser ton avatar, ton métier et demander une chambre pour t'en faire un petit nid douillet. Tu peux également poster une demande de RP ou créer ton sujet de liens. Ton numéro va t'être attribué sous peu, si tout va bien, et tu vas être intégré à ton groupe dans l'instant. Tu arriveras dans la pièce Nord.

Marguerite, dooonne moi ton cœur flower

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