« Marteeeen ! Debout, sale gosse, c'est l'heure. »

Que ce soit cette voix et pas une autre qui vienne le réveiller l'emplit d'amertume avant même qu'il ait eu le temps de comprendre ce qui était en train de se passer.
Mais peu importe. Il l'avait cherché, sûrement.

Le noir persista quelques instants.

Le retour à la réalité, malheureusement, fut aussi brutal que s'il venait de faire une chute de six étages à travers des planchers de verre pour mieux s'empaler l'estomac sur des clous rouillés contre le trottoir.
Précisément.
La sensation lui parut si vivace, l'image si nette qu'il dut cligner des yeux une bonne dizaine de fois après avoir roulé en chien de fusil pour s'assurer qu'il n'y avait pas plus de sang sur ses mains que de clous à travers son pull en laine. Son ventre le lançait, sa tête aussi, mais il avait la vue à peu près claire ; petit à petit, il réussit à suffisamment se concentrer pour arrêter de voir dix doigts là où il n'y en avait que cinq.
Rassuré de se voir à peu près entier, il plia ses phalanges, les compta et les entrelaça pensivement. Allongé sur le côté, genoux toujours plus ou moins contre sa poitrine, il ne voyait guère plus que du blanc ; il aurait été incapable de dire s'il se trouvait dans une pièce ou dans le vide. Il savait que la logique ne gagnerait pas contre la panique, en revanche. Alors il n'essaya même pas.
Il se contenta d'inspirer, d'expirer, d'actionner chaque muscle, chaque articulation et de cogner le reste gentiment pour s'assurer qu'il était là, qu'il était en vie, qu'il était entier. S'il avait mal, il était forcément là. Un mort ne souffre pas. Un mort ne pense pas. Un mort ne fait rien du tout par lui-même et il ne ressent rien.
Le mantra, une fois suffisamment répété, réussit à le calmer un minimum. Assez en tout cas pour lui permettre de se déplier, doucement, et de s'assoir sur ses talons.
Curieusement, ça ne le renseigna pas beaucoup sur la situation.
Il n'avait que des bribes de souvenirs en tête — et aucun ne faisait sens, tant ils étaient privés d'un contexte nécessaire — et aucune idée de comment il était arrivé là ; il se souvenait de son prénom, se souvenait à peu près de son âge et d'où il vivait, de quelles études il faisait, mais le peu de scènes qui lui revenaient refusaient de se placer correctement sur une ligne chronologique ordonnée. Il n'avait aucune idée de quel jour on était, et encore moins de l'année.
S'il était entré ici de son propre chef, quoi qu'il en soit, il ne s'en souvenait pas.

Et s'il ne s'en souvenait pas, alors, pour autant qu'il en sache, ce n'était pas le cas.

Grande sœur fidèle de la peur et de l'incompréhension, la colère ne mit pas longtemps à monter au créneau.

Ses bottes firent un bruit de tout les diables lorsqu'il se redressa pour mieux aller taper du pied jusqu'au premier mur qui croisa sa route. Sentir la surface lisse sous ses doigts le calma un peu ; et puisqu'il n'y avait aucun meuble à renverser et qu'il n'avait aucun autre moyen d'exprimer sa frustration, il y envoya un coup bien senti en guise de bienvenue.

« Où je suis, hein ?! Putain de merde ! »

On lui avait appris la politesse, mais personne n'était là pour le réprimander.
Après un deuxième coup au même endroit, il fusilla le mur du regard. Qu'il ait été enlevé ou drogué ou soit mort et monté au ciel, le premier type qui viendrait le lui annoncer allait se prendre son poing dans la figure et tout les remerciements qui allaient avec.
Promis juré.

Maeve émergea de force d'un sommeil sans rêve au doux son de talons énergiques contre le sol. Quand elle ouvrit les yeux, ceux-ci se virent aveuglés par le blanc comme si on lui avait projeté le faisceau d'une lampe de poche à quelques millimètres de La rétine. Ouch. L'adolescente fit la grimace et se frotta les paupières où de fines larmes pointèrent le bout de leur nez. Pendant ce temps, les coups ne s'étaient pas arrêtés et un éclat de voix s'était même ajouté. Voix qui ne lui disait rien du tout et lui retourna donc l'estomac.
Doucement, elle tenta à nouveau d'ouvrir les yeux et tomba sur le dos d'un jeune homme brun manifestement pas très content de se trouver là. Sûrement qu'elle partagerait son sentiment si elle savait où était ce là en question. La pièce n'avait rien à voir avec sa chambre ou le salon de ... le salon ? De qui ? Maeve fronça des sourcils inquiets et se gratta la tête. Oui, elle s'appelait Maeve. Dix-sept ans. Toutes ses dents, comme on disait. Mais pour ce qui était du reste, c'était le noir complet ... Avait-elle prit un coup sur la tête ? Maintenant qu'elle y pensait, elle lui donnait l'impression horrible de bourdonner. Sa vue aussi était trouble et même le vide tanguait selon elle. Comme si les poings de l'autre garçon étaient capables de faire trembler les murs.
Son instinct lui disait qu'il valait certainement mieux le laisser tranquille mais, d'un autre côté, elle venait de se réveiller et était complètement perdue. Rester là à ne rien dire n'allait rien arranger du tout.

« Euh ... Hey ? Il se passe quoi ? »

Pas sûre de l'intelligence de sa question vu la situation, Maeve ne trouva malheureusement pas mieux sur le coup. Main derrière le crâne, elle offrit un sourire peu assuré à son compagnon de salle blanche ?

Putain de mur de merde. Histoire de faire passer tout ce qu'il pensait de lui, Marten y renvoya un dernier coup de botte. Pas que les trois autres soient mieux, mais celui-là avait eu le malheur de croiser son chemin — et quand il était en colère, quiconque lui passait devant le nez prenait des airs de putain de piñata posée là juste pour se faire tabasser. D'autant plus si c'était une fille.
Gentleman. Toujours. Les femmes et les enfants d'abord, hein. On lui avait bien appris la leçon.

« Euh ... »

La voix le surprit si fort qu'il faillit déraper en faisant volte-face. Dos contre le mur, poings serrés, prêt à envoyer un uppercut au premier qui essaierait de s'approcher, il posa des yeux effarés sur la demoiselle assise par terre. Une ado, à priori — le genre de machin menu et mignon qui vient de finir le lycée ou qui y est encore. Pas une fille qu'il avait connue. Rien que pour les cheveux carotte bariolés de rose, il s'en serait souvenu. C'était vraiment pas le genre de détail qu'il se voyait oublier, même avec des souvenirs en charpie.
A son sourire, il renvoya des sourcils froncés et un regard dur. Il était sûr de s'être réveillé seul. A au moins — merde — à cinquante, soixante pourcent ? peut-être un peu plus. Suffisamment en tout cas pour que sa présence le mette mal à l'aise. Il avait envie de se barrer en courant. De se réveiller. De partir. N'importe quoi, mais pas rester enfermé là.
La nausée lui donnait envie de hurler.

« J'en. Sais. Rien. T'es qui, hein ? D'où tu sors ? T'es rentrée par où ? »

Il aurait aussi bien pu lui aboyer dessus. Aussi aimable qu'une porte de prison ne s'appliquait pas, dans son cas — il était brutal jusque dans ses intonations, et sa voix brûlait plus qu'autre chose. Il avait la violence chauffée à blanc.
Malgré tout, il garda ses distances. Juste au cas où. Il avait à moitié envie de lui éclater la tête contre un mur jusqu'à ce qu'elle réponde ou le fasse sortir de là, mais il n'était pas sûr de ce qui risquait d'arriver s'il décidait de s'approcher. Il préférait rester un minimum prudent.
Ça pouvait être un rêve. Une hallucination. Ça pouvait aussi être très réel. Dans tous les cas, agresser la seule personne qui pouvait potentiellement l'aider à comprendre ce qui se passait ne lui apporterait rien.
Il n'était pas encore complètement stupide.

Oups, Maeve s'en voulut presque de l'avoir surpris comme ça. Mais comment aurait-elle pu faire, autrement ? Au moins, elle se rassura en pensant qu'il ne s'était pas fait mal quand il s'était retourné ou quoi. Enfin, ça c'était avant qu'il n'ouvre la bouche et l'agresse avec son ton. Oulah, la jeune fille n'avait clairement pas besoin de ça et toute culpabilité naissante s'envola par la fenêtre inexistante.

« J'en sais rien ! »

Sa voix à elle était montée dans les aigües, et elle se rendit compte qu'elle venait de répéter ce qu'avait répondu le garçon à sa propre question. Maeve plongea un instant sa tête entre ses genoux et se frotta le crâne avec ses mains avant de reprendre son souffle et continuer plus calmement :

« Je viens de me réveiller, là. J'm'appelle Maeve, j'étais ... je suis de Belfast, Irlande. »

D'un côté, elle était contente de pouvoir sortir une information aussi précise de la compote qui lui tenait lieu d'esprit. De l'autre, le doute s'installait sur leur localisation actuelle et précise. Le pourquoi du comment venait ensuite. Une sombre histoire d'enlèvement était le premier scénario qui se profilait dans sa tête. Elle était jeune, l'autre aussi ...
Elle releva la tête pour retrouver les yeux de ce dernier :

« A toi. T'es qui ? Tu sais c'est quoi, ici ? »

Elle n'osait pas lui ajouter de se calmer, se disant que ça n'arrangerait absolument rien. Elle l'entendait déjà répliquer « Calme !? Mais je suis CaLmE ». Mon œil, ouais. Elle aurait sûrement préféré ne pas avoir affaire à lui, et le sentiment devait être réciproque, mais il n'y avait que lui, là. Ils allaient être obligés de coopérer, ou en tout cas c'était comme ça que Maeve voyait les choses. A voir comment ça allait évoluer, elle avait encore l'espoir que, passée l'anxiété, l'inconnu allait se montrer un peu plus raisonnable.
Et l'espoir fait vivre.

« J'en sais rien ! »

Oh putain.
Crispé de la tête aux pieds, Marten enfonça plus fort son dos dans le mur pour s'éviter d'aller lui arracher la tête. Il avait presque oublié à quel point entendre des filles monter dans les aigus pouvait lui donner envie de les suriner jusqu'à ce que mort s'ensuive. Juste — ta gueule. La ferme. Qu'elle se taise. Qu'elle ne parle plus JAMAIS et peut-être qu'il allait réussir à se calmer assez longtemps pour leur éviter un aller express en taule et à la morgue à peine sortis d'ici.
S'ils sortaient d'ici.
Maeve, Belfast, bla bla bla, super génial, merci pour tout. Il s'en foutait, de son nom — il voulait savoir qui elle était pour se retrouver coincée là. La fille du président ? Son ange gardien putain de raté ? Satan ?
Ou alors juste une débile avec des mèches roses et vraiment, mais alors vraiment pas de chance.
Si l'Enfer consistait à rester enfermé dans une pièce blanche avec une irlandaise jusqu'à ce que l'un ou l'autre meure et revienne et rebelote pour l'éternité, la première entité qui passait dans le coin allait se prendre son poing dans la gueule mais si fort. Qu'on le coince avec une quadragénaire qui avait l'air de le mériter, au moins. Il aimait faire les choses un minimum bien.

Yeux clos, main contre ses paupières, il inspira entre ses dents.

« Marten, grinça-t-il. Et c'est un putain de cauchemar. »

Seule explication plausible. Elle avait bien la tronche de ses terreurs nocturnes, elle, en tout cas.
Ses bras retombèrent le long de son corps dans un grognement. Okay, Marten. Réfléchis. T'es coincé avec une ado girly dans une pièce blanche sans porte ni fenêtre. Y'a quoi de rationnel à ça, dis-moi. Y'a quoi à en tirer. Sois scientifique deux secondes. Pragmatique. Logique.
Des années de rigueur mathématique essayèrent de tirer sens de la situation, en vain. Pas besoin de se poser plus de deux secondes pour se rendre compte que soit il hallucinait complètement, soit on les avait enlevés ; et des pièces comme ça, il n'en avait jamais vu de sa vie. Il était encore trop intelligent pour croire que les Illuminati ou le gouvernement les avait foutus là pour faire des expériences. Encore moins les aliens.
Donc tout ça c'était faux, ou bien ça n'avait pas de sens — et il allait péter un câble d'ici dix secondes top chrono.

« Tu m'approches pas, somma-t-il en la foudroyant du regard. Je sais pas d'où tu sors ni pourquoi on est là mais si tu fais UN PAS vers moi, je t'éclate la tête. Compris ? »

Au moins, ce serait clair. Pour la sécurité de mademoiselle comme pour la sienne, ne lui en déplaise — parce qu'il risquait vraiment de la frapper si elle se foutait à portée de bras, et que la tenir à distance était encore le seul moyen qu'il voyait pour s'empêcher de lui refaire le portrait.
La frustration faisait des ravages.
Et là, il était frustré et anxieux à en faire des conneries.

« Marten. Et c'est un putain de cauchemar. »

Okay, vraiment super sympa. Si elle essayait tant bien que mal de se montrer compatissante malgré le flou de la situation, elle aurait aimé qu'il en fasse de même. Un minimum. Mais c'était sûrement trop demandé. Au moins, il lui avait donné son prénom. Qui ne lui disait pas grand chose. Ce n'était pas le nom d'un animal, d'ailleurs ? Comme une fouine toute petite et mignonne.

« Tu m'approches pas. Je sais pas d'où tu sors ni pourquoi on est là mais si tu fais UN PAS vers moi, je t'éclate la tête. Compris ? »

Très bien. Si son plan était de lui faire peur, il avait clairement réussi. Bravo. Elle lui aurait bien rétorqué qu'ils étaient dans le même bateau et qu'il n'avait pas le droit de la traiter comme ça, mais ses émotions se bloquèrent au milieu de sa gorge. Tant mieux, ça servait à rien de se fâcher et ça n'aurait fait qu'envenimer la situation. Mais Maeve ne se sentait vraiment pas bien. Incapable de prononcer un mot, elle réussit malgré tout à répondre à Marten en hochant rapidement la tête avant de la plonger une nouvelle fois entre ses genoux.
Ses bras vinrent se poser au-dessus de sa tête comme pour se protéger du ciel et, avant qu'elle n'ait pu remettre ses idées en place, un sanglot s'échappa finalement. Oh non, non, non. Elle sentait ses larmes qui dégringolaient sans aucune envie de s'arrêter, tout comme ses hoquets qui ne comptaient pas laisser son chagrin tout seul. Mister Marten n'allait clairement pas apprécier, mais l'adolescente n'y pouvait vraiment rien.
Elle se sentait tellement seule.
Que quelqu'un vienne, s'il vous plaît ...