Valentin, après de savants calculs, avait décidé de ne pas se volatiliser ; de un, parce qu’il ne connaissait vraiment pas cet endroit, et de deux, parce que sa geôlière semblait suffisamment preste pour le rattraper ou l’assommer au moindre pas chassé. Il sentait son regard de braise posé sur lui, une braise au sens le plus littéral, et il lui chauffait les épaules à blanc. C’était désagréable, et le paysage était si étrange qu’il avait l’impression d’être sorti de son propre corps. Enfin, il était mort, c’était sûrement le cas – mais en se pinçant pour vérifier qu’il n’hallucinait pas et qu’il était toujours en chair et en os, la douleur et l’élasticité de sa peau le firent douter. Pourquoi n’était-il pas un spectre invisible, errant sur terre pour effrayer les vivants et clamer vengeance ? Valentin était au moins certain d’une chose : sa mort était soit criminelle, soit purement accidentelle. Il ne se souvenait pas avoir été malade de sa vie (pas au point d’en trépasser), et il n’était pas non plus triste au point de vouloir en finir. C’était stupide. Son petit doigt lui susurrait que Gustave devait avoir quelque chose à y voir ; après tout, il l’avait menacé quelques jours auparavant. Ça devait être ça.

L’idée le laissa à la fois furieux et atterré. Si cet idiot l’avait envoyé six pieds sous terre, il jurait de se venger – comment, là n’était pas la question. Il le jurait, c’était tout. Il préférait encore s’être jeté par erreur dans la Seine. Il était bon nageur, mais…

La multiplication de bâtiments à la périphérie de sa vision coupa tout apport d’oxygène à son cerveau. Sans la présence de sa gardienne, il se serait arrêté. Il continua à avancer machinalement, sans penser à ce qui l’attendait au bout du voyage. Il fixait les boutiques et les visages curieux qui se tournaient vers lui. Il y avait là une foule de personnes de tous les horizons, et leur seul point commun semblait être un vêtement noir et blanc qui devait leur servir d’uniforme. Ceux qui ne le portaient pas n’avaient pas l’air d’être humains. Il leur lança à chacun un regard singulièrement intrigué. Mais où se trouvait-il ? En Enfer, au Paradis ? Aucun risque d’atterrir au Paradis, avec ce qu’il avait fait. Les jeux de hasard n’étaient guère au goût de Dieu, parait-il.
En attendant, Valentin n’avait vu aucune lumière divine, seulement une pièce toute blanche et une ville morne peuplée d’êtres étranges. La Bible avait tout faux. Ça ne l’étonnait pas, mais…

Il avait du mal à se défaire de son éducation religieuse. Il ne voulait pas y croire, mais l’idée d’une fin brutale et sans suite l’avait toujours angoissé.

Après avoir pressé le pas, la jeune fille aux yeux rouges le fit entrer dans un bâtiment très haut, à l’allure plus soignée que ses congénères. Il plut immédiatement à Valentin. L’intérieur était tout aussi accueillant, et il se sentit apaisé. Il y régnait une effervescence familière. Il se tourna vers la gardienne peu commode, qui lui indiqua gentiment un bureau à leur droite en lui expliquant la démarche à suivre. Bien, cela semblait relativement facile ; Lucie ? Le nom lui évoquait une amie et le rassura. Son interlocutrice marqua une pause, puis finit par lui souhaiter une bonne chance. Valentin lui renvoya ses vœux, un peu déboussolé, mais pas paniqué.

Il n’était pas encore certain d’être mort. En regardant la jeune fille disparaitre, il réprima un haut-le-cœur.
Le choc viendrait après.

Le rouquin observa encore un peu les alentours avant de se diriger vers le bureau indiqué. Il toussota pour attirer l’attention de Lucie, et demanda ensuite :

« Je suis vraiment mort ? »

Ce n’était pas la meilleure entrée en matière, mais c’était la question la plus évidente à ses yeux. Il ne pouvait pas se pleurer, s’il n’avait pas de croix sur laquelle déposer des fleurs.

Le toussotement du garçon fait presque sursauter Lucie ; doigts serrés sur son crayon, elle lève des yeux bêtes vers lui. Ça ne dure qu'un instant — juste le temps de comprendre pourquoi il est là, de reprendre contenance et de lui adresser un sourire chaleureux.
La question le lui colle sur les lèvres. Figé, interdit. Embarrassé. Elle ouvre la bouche pour répondre quelque chose, puis la tord finalement sur une grimace gênée.

« Oui. Je suis désolée, ajoute-t-elle, et un sourire compatissant revient étirer ses lèvres. Ça fait toujours un choc, au début, mais — si ça peut vous rassurer, on est bien, ici ! Personne ne va vous dévorer ou vous jeter dans un bûcher ou. Ou je ne sais quoi. »

Trop de religions, trop de croyances ; à force, on ne sait plus trop ce à quoi les gens peuvent s'attendre. La réponse commune aura tendance à être "pas à ça", mais il faut bien qu'il y en ait un au monde qui ai imaginé Asphodèle exactement tel qu'elle est.
La demoiselle pose les mains à plat sur son bureau et lui sourit de plus belle.

« Si vous voulez bien me donner votre nom et votre prénom, dans cet ordre, ce serait gentil. Un surnom ou autre chose qui fasse sens, si vous ne vous en souvenez pas. Je répondrai à vos questions ensuite, d'accord ? N'hésitez pas  à me dire si vous voulez vous asseoir ou avez besoin d'un verre d'eau. »

Que la jeune femme se mette à lui parler de bûcher ou de cannibalisme éclipsa sur le champ le petit pincement au cœur qui allait de paire avec le « oui » ; soit il allait finir dans un potage avant d’avoir pu comprendre où il était, soit elle était juste très habituée à ce qu’on lui pleure des histoires de damnation dessus. Probable, après tout, ils étaient tous morts – et certains avaient de quoi s’en faire.
Allez, rassure-moi, je ne veux pas me penser perdu tout de suite.

Lucie reprit avec un aplomb qui le laissa coi, et il décida de laisser toutes ses interrogations de côté pour lui répondre. Des questions simples, des faits, un verre d’eau… Rien que de très humain et administratif, en somme. Très vivant. Il appréciait.

« Si ça ne vous dérange pas, j’aimerais bien un verre d’eau. »

Il avait la gorge sèche et s’il était déjà mort, impossible de l’empoisonner. Il fit courir un instant ses yeux verts sur l’agitation qui régnait dans la salle, ses oreilles parmi les bruits sourds de conversation, jusqu’à ce qu’un sourire ne lui étire les lèvres.
Il en fallait peu pour se sentir mieux.

« Horville. Valentin. Je peux vous l’épeler, si vous le souhaitez. »

Il déduisait de sa précision que tout le monde n’arrivait pas avec tous ses souvenirs, et il était vrai que les derniers jours (semaines ? mois ?) lui semblaient un peu flous. Pas au point d’en balbutier ou d’en oublier son nom, mais assez pour lui faire crisper les doigts sur le tissu de sa veste. Que s’est-il passé ? Comment ai-je pu atterrir là ?

Qu’il ait plusieurs scénarios en tête pouvait le faire rougir de honte. Mauvais fils, va.