02|07|13


Frimousse boudeuse enfoncée entre ses deux paumes, Clementine guettait les clients du Sweet Dreams depuis la table qu'elle occupait avec Blackjack dans un coin de l'établissement. Pas trop près d'un mur pour ne pas attirer l'attention, mais pas non plus en plein milieu pour les mêmes raisons : c'était la jeune fille qui avait choisi leur emplacement, avec le sérieux d'un agent de la CIA en mission, laissant à son ami le loisir de faire tout commentaire créatif qui lui viendrait à l'esprit pendant ce temps.

En agent expérimenté qu'elle était, Clem avait d'abord pensé à se glisser au Memorial pour rencontrer Ewu, avant de se résoudre à accepter que risquer d'attirer l'attention en se donnant rendez-vous à un endroit où seuls les daemon étaient acceptés (et ils n'étaient que deux daemon sur trois) serait tout de même particulièrement stupide. Sans compter qu'il risquait d'y avoir moins de monde qu'au Sweet Dreams, où les consommations étaient gratuites et tout le quartier commerçant se retrouvait en fin de journée, et que les clients se connaîtraient mieux.
Dommage.
Curiosité, quand tu nous tiens. Une autre fois peut-être.
Le daemon qu'ils attendaient n'aurait pas manqué de souligner que si Clementine Bradbury tenait tellement à se faire prendre en flagrant délit de fraude dans un lieu qui lui était interdit, avec des cornes en carton sur sa tignasse rousse, il y avait des moyens plus ouverts de le faire.

Un grondement échappa à l'adolescente à cette idée ; adolescente qui, pour une fois, ne fraudait pas, justement.
Le café latte posé devant elle fit les frais de sa maussaderie à coups de tours de cuillère impatients, tandis que ses chevilles relâchaient puis revenaient capturer le mollet de Jack sous la table.

« ... Y a pas assez de monde. » Fit remarquer Clem dans un marmonnement insatisfait.

Depuis leur dernière escapade et la manière dont elle s'était terminée, la rouquine n'était pas tranquille. La fois précédente, l'ombre de la créature apparue entre les ruines des hors-limites l'avait suivie jusqu'à chez elle. Cette fois, c'était la déchirure de la lame de Kharon, le ton définitif de ses mots, et cette sensation de flou lorsque la jeune fille tentait de se rappeler ce qui exactement s'était produit lorsqu'elle avait fait trois pas dans la direction opposée à la ville.
Et que soudain, elle s'était retrouvée ailleurs. Elle en était certaine. Et ça n'arrivait pas, ça, Asphodèle ou pas Asphodèle.
Ou alors elle n'était pas au courant, et là...

Là, la curiosité se disputait à l'incertitude, aussi excitante qu'inquiétante, et le médaillon qu'elle avait récupéré dans les ruines - épisode encore plus flou si c'était possible - pesait lourd dans sa poche.
La cuillère finit entre les dents de l'adolescente, qui l'agita de haut en bas en parcourant une énième fois l'établissement des yeux.

« Tu crois qu'il va venir ? »

Jack aspira un grand coup de café à travers sa paille ; le gargouillis bruyant du liquide couvrit un instant les éclats de voix autour d’eux.
Planqués comme des espions (mais pas trop), ils attendaient qu’Ewu pointe le bout de son museau pour lui sauter dessus et lui poser tout un tas de questions gênantes. Cette fois, ils s’étaient mis d’accord pour ne pas atterrir devant sa porte comme des témoins de Jehova mal léchés, et plutôt lui donner rendez-vous comme des êtres civilisés. Ca avait moins de gueule que passer par sa fenêtre, de son avis, mais Ewu avait parfois des étagères devant ses fenêtres alors bon.
Et puis Clementine n’allait pas toujours avoir la chance d’esquiver le contrôleur, et les cornes en carton ça ne trompait pas tout le monde.

Bref. Sweet Dreams. Le général Bradbury avait pris le temps de choisir le table parfaite avant de s’asseoir et plonger le nez dans son café. Blackjack l’avait imité en faisant contre mauvaise fortune bon cœur – il n’aimait pas particulièrement l’établissement, mais il préférait être là qu’entouré de Daemon au Memorial. Ew. Très peu pour lui. Déjà que le menu du jour n’était pas appétissant…

Il coinça sa paille entre ses molaires en repensant à leur petite escapade dans les ruines. Entre Styx qui surveillait Kharon et Clementine qui souffrait de crises de somnambulisme asphodéliennes (sérieux, il avait pas compris le délire), il voguait de Charybde en Scylla. Jamais il n’avait eu aussi peur en seize ans d’existence, et ce n’était pas peu dire avec Andrew qui fichait son nez dans les caleçons de tout le monde. Peut-être que c’était pour ça qu’il tremblait à l’idée qu’elle aille faire des bêtises seule, ou qu’il tremblait tout court. Il savait que ça pouvait mal finir.
« Mal ». Enfin, ouais. Il aurait aimé se dire que pas de nouvelles, bonnes nouvelles, mais il fallait pas abuser.

S’il dormait, il n’en aurait pas dormi. A la place, il fixait le plafond de sa chambre en se demandant quoi faire.
A défaut d’avoir trouvé une réponse satisfaisante, il suivait Clem comme son ombre en priant pour qu’elle ne toque pas à sa porte un matin en agitant le plan qui menait jusqu’au bureau d’Aether. Ou qu’elle se lève pour aller aux toilettes et atterrisse comme par hasard dans le salon de Kharon.

Il savait pas. C’était bizarre.
Les petits coups impatients qu’elle lui donnait sous la table servaient de métronome. Il regarda autour de lui, paille à la bouche, avant de hocher la tête. Mine grave, regard conspirateur.

« Je sais pas. Peut-être qu’on l’a kidnappé en pleine rue pour l’empêcher de parler. (de quoi ? mystère. Mais y’avait des trucs à cacher et Ewu en connaissait tout un tas) Au pire, s’il vient pas, on passe par sa fenêtre. »

Non, il ne faisait pas une obsession malsaine sur les carreaux d’Ewu. C’était juste plus fun de passer par là, et moins ennuyant qu’attendre un bouc grabataire et pas pressé.

Pendant que Blackjack faisait une obsession parfaitement justifiée sur ses carreaux et que Clementine remettait poliment sa fiabilité en cause, Ewu jouait aux invités modèles. Mille manières de s'y prendre, soit ; la ponctualité étant surfaite, il avait décidé de s'illustrer d'une toute autre façon. Nommément ?
Leur donner raison.
Que ne ferait-on pas pour aider ses proches et estimés collègues à se mettre à l'aise. Non, vraiment — il avait senti leur aura de doute à des kilomètres et, bon comme il savait l'être, s'était dit que ça leur ferait du bien d'avoir raison. Pour une fois. Histoire de changer. Une petite victoire pour eux ; pour lui, un acte de charité sans précédent. Ne pas venir, non pas parce qu'il avait envie de rester très loin de toute cette histoire, mais juste pour qu'ils puissent sortir le fameux "je le savais" des détectives émérites.
Parce que du reste, il mourrait d'envie de les revoir.

Bien entendu.

Évidemment.

Prendre tout son temps avait ses limites, et Ewu les rencontra très vite. Au bout d'un moment, il dut bien se décider entre jeter un lapin à la figure des deux hurluberlus ou les gracier de sa présence ; choix qu'il n'aurait pas dû avoir à faire, puisqu'il leur avait assuré être prêt à les revoir, mais voilà. On ne dépasse pas le cap des huit-cent ans sans devenir un vieux grincheux rabougri qui change d'avis comme de chemise.
Sauf. Que. S'il ne les rejoignait pas, il savait parfaitement qu'il allait retrouver une tête rousse et une tête cornue sur son canapé. À toucher à ses affaires. À lui attirer encore plus d'ennuis qu'il n'en avait déjà perpétuellement.

Alors il ferma les yeux, grogna sur le vide, le ciel, le mur à sa droite, la petite plante solitaire à la fenêtre d'un magasin, et accéléra enfin le pas.

Quelques minutes de souffrance psychologique intense plus tard, Ewu passait la porte du Sweet Dreams. Être nerveux (ou paranoïaque) avait l'avantage comme l'inconvénient de rendre très — sinon trop — attentif ; il n'eut aucun mal à observer les lieux en un temps record et sans avoir à agiter la tête dans tous les sens.
Quand on a six cornes, une tête tout sauf humaine et des chemises colorées — rouge avec des motifs blancs et ocres, en l'occurrence —,on ne s'attend pas à passer autant inaperçu qu'un autre. Il devait compenser en se fondant autant que possible dans la masse.
Ce n'était pas toujours possible.
Ni l'un ni l'autre de ses fraudeurs préférés n'eut de mal à le remarquer, au moins. Et vice-versa.

« Bonjour. » Son regard glissa sur chacun d'entre eux, yeux plissés. « Je ne m'attendais pas à vous retrouver entiers et sans assignation à résidence. C'est que je serais presque impressionné. »

Presque. Le ton mi-sarcastique mi-las était suffisamment explicite comme ça.

Après le soupir de rigueur, il tira une chaise à lui, queue ramenée autour de sa patte pour s'éviter des accidents.
Il s'attendait à la fois au pire et à la fois à rien du tout. L'effet qu'ils lui faisaient était terrible. Et encore.

Il mâchait ses mots.

Loin de la faire rire, la mention à un kidnapping, aussi légère soit-elle, tira à Clementine une grimace qu'elle ne chercha pas à réprimer. On ne plaisantait pas avec ça, Jack McBlackJack, sur Asphodèle aussi bien que dans certains coins de la Terre, ça...
Ça arrivait, oui.

Quand bien même cette éventualité restait-elle maigre, Clem n'en redressa pas moins la tête à la vue d'Ewu pénétrant le Sweet Dreams, cuillère dressée entre les dents, parfaite image du suricate de garde planté sur son monticule.
Bon, s'il n'avait pas l'air enchanté d'être là, au moins était-il présent. Et entier.

Jolie chemise.

L'adolescente laissa gracieusement au daemon un peu de la place qu'elle envahissait jusque là en s'étalant sur la table, et son dos vint tout doucement appuyer au dossier de sa chaise.
Elle salua Ewu en retour, pour grimacer de plus belle lorsque ce dernier annonça tout de go sa surprise de ne pas les retrouver au pain sec et à l'eau.
Figure-toi que...

« On essaie fort, pourtant. » Marmonna-t-elle dans sa barbe, avec une dernière capture de la jambe de son ami qui suintait la frustration. « T'imagines pas. »

Et pour cause : si elle devait lui dire tout bêtement qu'elle et Jack étaient retournés dans les Hors-limites sous le prétexte imparable que Kharon tardait à venir leur remonter les bretelles eh bien...
Eh bien grand-père allait leur faire une attaque, tout bêtement.

Clem n'était pourtant pas sûre que lui dire la vérité le ferait prendre ses cliques et ses claques et les laisser en plan (voire même allez les vendre au policier le plus proche). Après tout, même si c'était à reculons et avec force grognements, Ewu les avait aidés la première fois. Avait accepté de leur parler, à tout le moins.
Il était curieux, ça c'était sûr, et se sentait peut-être impliqué. Difficile de poser la limite de ce qu'il pouvait entendre.

La seule chose certaine, c'était que "Kharon venait pas alors on a été le chercher !!" ne serait pas reçu de gaieté de coeur (et franchement, qui pouvait l'en blâmer).

« Hmmmm t'es toujours d'accord pour discuter avec nous ? » Une autre chose certaine, c'était qu'Ewu se montrerait plus bavard que Kharon Sir ça-ne-vous-regarde-pas (gngngn) « Personne ne t'a posé de questions depuis la dernière fois, d'ailleurs ? »

En ce qui les concernait, ils étaient déjà dans les ennuis. Blackjack pour avoir été attrapé par Styx, Clem plutôt deux fois qu'une, par Styx et la police la dernière fois. Leurs escapades ne resteraient pas sans conséquences - quoi qu'elles se faisaient attendre, mine de rien - et il n'aurait plus manqué qu'Ewu soit mis dans le même panier qu'eux.

Il n'avait rien fait de mal, après tout, jusqu'ici.

En réponse à la grimace de son amie, Jack aspira bien fort une nouvelle gorgée de café. Lui aussi ça lui fendait le cœur que leur biquette préférée puisse se faire kidnapper, mais bon, c’était comme ça que ça marchait à Asphodèle. Plus tu es vieux et rabougri, plus la police secrète d’Aether t’as dans le collimateur.
Quelle police secrète ? Celle qui entrait par les fenêtres et dont Ewu cherchait à se défendre en y entassant des trucs, pardi. C’était l’hypothèse la plus crédible. Il était bien trop stressé pour son propre bien.
Qui a plusieurs verrous à sa porte, sérieux.

A cette pensée, l’invité du jour apparut auréolé de son retard tout relatif, et Blackjack lui adressa un sourire et un signe de la main. Celui-ci s’étonna que ni lui ni Clem ne soit assigné à résidence ou cul-de-jatte et il ne répondit que par un hochement de tête grave. Sous la table, il appuya gentiment contre la jambe de Clementine pour la soutenir. Il savait qu’elle aurait mille fois préféré être collée dans 6 mètre carré mais la tête pleine de réponses. Au lieu de ça, Kharon faisait son mec énigmatique et mystérieux et les lâchait avec un « allez emmerder quelqu’un d’autre » aussi bizarre que lacunaire.
Il touilla sa tasse avec énergie pendant que Clem balisait le terrain, histoire qu’Ewu ne se barre pas à peine assis. Ah ça allait pas lui faire des masses plaisir, le coup du « on est retourné sur les lieux du crime devine qui nous attendait », mais il avait signé pour un deuxième rendez-vous et il les connaissait.

Et s’il les connaissait pas encore assez, c’était le moment où jamais de se rendre compte de l’étendu des dégâts.
Bienvenue au club.

« Nous on a pas parlé de toi à Lharon, t’en fais pas » ajouta-t-il en reprenant une gorgée bruyante de café.

Précision vitale. Ils avaient été muets comme des tombes, y’avait de quoi leur confier sa vie et sa réputation. (qu’ils traineraient aussitôt dans les HL, mais détails)

Ewu posa sur Clementine le plus beau de ses regards désabusés. Oh, il imaginait très bien. Peut-être trop, peut-être pas assez ; ça, ils ne le sauraient qu'après avoir discuté de la pluie et du beau temps.
Il n'était, personnellement, pas pressé d'avoir la confirmation — ou infirmation — de leur irrémédiable stupidité. Savoir qu'ils savaient se tenir tranquilles l'aurait rassuré autant que travaillé. Comprenez ; deux abrutis qui ne savent faire que des bêtises, c'est terrible, c'est source de stress et d'inquiétude, mais on peut au moins trouver une certaine paix intérieure à savoir qu'ils sont juste comme ça. Qu'on ne peut rien y faire. Défaut de fabrication. Instinct de survie absent. Que voulez-vous.
S'il leur découvrait un côté raisonnable et sensé, il allait en être d'autant plus frustré de ne pas réussir à leur faire entendre raison à chaque fois.
Un tout autre problème.
Bras inférieurs lâches, mains posées sur ses cuisses, il croisa les supérieurs et accorda un hochement de tête résolu en réponse à la question de l'adolescente. Il n'aurait pas pu mieux traduire le "oui, et ça me réjouit beaucoup" qui l'avait fait traîner tout du long mais venir malgré tout.
Fidèle à sa décision. Il les aurait envoyé promener après la première fois, sinon. Inutile de s'embêter.

Plus que la seconde question de Clementine, qui le fit se tendre imperceptiblement — plus que les circonstances aggravantes qu'il allait sans doute devoir écouter, et même plus encore que l'idée de Blackjack se mettant à déclamer des poèmes sur sa personne à Kharon (ou Lharon, mille excuses), ce fut l'incapacité de ce dernier à boire correctement qui lui tapa le plus sur les nerfs.
Yeux plissés, regard rivé sur le malpropre de service, il ne fit pas mine de retenir son soupir désapprobateur.
Mais on lui avait demandé quelque chose. Est-ce que quelqu'un était venu lui poser des questions depuis la dernière fois ?

« Non. »

Simple, laconique, et sans explication supplémentaire.

« Je vais supposer que Lharon vous en a dit trop ou pas assez, puisque vous êtes là, enchaîna-il, soucieux de parler juste assez bas pour ne pas risquer d'être entendu d'un curieux sans se donner des airs de conspirateur pour autant. Et que votre rendez-vous galant ne vous a pas fondamentalement traumatisé. »

Ce qui, à priori, le laissait suffisamment perplexe pour que ça sente au ton de sa voix.
La mention immédiate de Blackjack lui avait laissé penser qu'ils avaient dû le voir — et si c'était juste l'obsession amourachée du daemon pour son compatriote en uniforme, eh bien il le serait encore plus. Perplexe.
Il ne concevait vraiment pas qu'on ait pu les laisser tranquilles après ça.

Clem jeta un regard bref à son ami qui, comme à son habitude, ne pouvait s'empêcher de faire le clown, mais le bruit ne la dérangeait pas autant qu'Ewu et ne reçut donc aucun commentaire de sa part.

Au contraire de l'assertion du daemon qui, elle, capta immédiatement toute son attention.
Pas fondamentalement traumatisés, hein.
Rien de bien grave, non. Une pacotille. Rien qui l'empêche de dormir la nuit (ou presque).
Quant à Jack, il ne dormait pas, donc le problème était réglé. Et Clem n'avait plus l'intention de le tirer derrière elle dans des coins potentiellement dangereux, donc c'était doublement réglé.

Elle préféra se concentrer sur l'insatisfaction que leur échange avec le garde en mauve lui avait laissé dans la bouche :

« Kharon ne nous a rien dit du tout, non. » Marmonna-t-elle en laissant retomber sa cuillère dans sa tasse. Une pause d'un quart de seconde suffit cependant à la faire admettre que c'était un peu de mauvaise foi : « Bon, si. »

Sans vouloir leur révéler quoi que ce soit à proprement parler, il avait quand même laissé filer des choses. A sa manière détournée et laconique, mais tout de même.
Clementine tendit la main pour tirer gentiment sur le numéro de Jack, tapotant du pouce le petit ○× désigné par le garde (et sur lequel Ewu, elle ne l'avait pas oublié, avait eu lui-même à coeur de loucher la dernière fois) :

« Qu'apparemment c'est particulièrement dangereux de se balader avec ça dans les Hors-limites parce que vous avez pas le euh. Système d'alarme. » A se demander comment leur star de la fraude locale avait réussi à si bien s'en sortir jusque-là. « Et que faucher Jack trop près du daemon qu'on a vu ça aurait été trop risqué, c'est pour ça qu'il ne l'a pas fait. »

Plus risqué que de le laisser courir, même, à l'entendre. Parce qu'il aurait peut-être pu s'en sortir.
Pas toi.
Clem remâcha cette différence aux causes trop vagues pour la énième fois depuis l'avant-veille, puis revint serrer les mains sur ses coudes.

« Il a pas non plus dit à ses collègues que je l'ai vu. » Ou alors il ne boudait que Styx dans la boucle des infos, mais ça... « Ce qui lui importe c'est qu'on passe pas le ruban, le reste... » Geste vague.

A priori, Kharon n'avait pas l'intention de leur attirer des ennuis.
Enfin, plus qu'ils n'en avaient déjà. Parce que ne pas avoir encore de meute de chiens de police sur les talons ne voulait certainement pas dire que cela n'arriverait pas. Au contraire, Clem commençait à trouver le silence inquiétant.

Jack sourit à Ewu de toutes ses dents et se mit à souffler dans sa paille pour lui montrer qui était le boss. Blblblbl. Mais pendant qu’il faisait ses âneries, il tendait une oreille attentive aux propos des deux autres – il avait moyennement envie de s’étouffer dans son café parce que l’un ou l’autre aurait jeté un gros pavé dans la mare pour rire. Ils étaient plutôt du genre à tourner autour du pot les yeux bandés, mais sait-on jamais.
Papi pouvait se réveiller et décider de se rendre utile. Leur confier des trucs. Arrêter d’imiter Lharon et faire son grand mystérieux.

Il avait pas sa classe, en plus. Ca servait à rien.

Quant au rendez-vous galant, il s’était terminé aux chandelles. Une réussite.

« Kharon ne nous a rien dit du tout, non. Bon, si. »

Suite à quoi son amie vint tirer gentiment sur son numéro et appuyer là où ça faisait mal. Aouch. Son handicap. Il allait jamais s’en remettre. Son incapacité à ressentir les ondes des nudistes dans les hors-limites et s’enfuir quand ils s’approchaient pour demander du feu.
Ewu avait le même et ça le rassurait pas,  bizarrement. Moins ils avaient de points en commun, mieux il s’en portait.
Comme toute personne sensée, hein – qui aurait voulu lui ressembler ? Les quatre bras dans des trucs chelous, cloîtré chez lui.

Il prit la paille entre ses dents et l’agita, envoyant quelques gouttelettes de café lécher les mains de son compère à fourrure.

« Lharon c’est une tombe, hein, il a surtout fait son papa poule sévère. MAIS il nous a permis de genre. Harceler d’autres gens que lui. Discrètement. Donc c’est ce qu’on fait. »

Il adressa à Clem un clin d’œil exagéré.

« Y’a des disputes de couple entre lui et Styx, c’est intense » ajouta-t-il en repensant à la poigne de la garde sur son sweat ; il n’oubliait pas qu’elle avait voulu le trancher en deux sans tergiverser. C’était techniquement ce qu’un garde qui coinçait un fraudeur dans les HL était censé faire (il en savait quelque chose, avec son casier), mais ça faisait jamais plaisir de se faire secouer comme un prunier. Team Kharon, pour le coup.

Ewu fit de son mieux pour se concentrer sur tout sauf le bruit des couverts heurtant les tasses et des bulles dans les cafés — les voix et rien que les voix, le reste en sourdine.
Oh, il se connaissait ; il était suffisamment sur les nerfs pour réussir à en faire une maladie. Ça n'aurait arrangé personne. Autant faire un effort pour rendre la conversation un minimum agréable pour tout le monde, puisque Blackjack en serait incapable. Il allait devoir être mature pour deux.
Voire trois, selon le tournant que la discussion prendrait.
Il hocha la tête à la mention de Kharon, suivant des yeux le mouvement de main jusqu'au numéro de son semblable. Son regard s'y attarda pensivement, épaules un rien tendues, avant que Clementine ne reprenne la parole. Système d'alarme. Instinct de survie.
Rien qu'ils n'aient déjà abordé la dernière fois — et concernant le pourquoi du refus de faucher Blackjack, rien qu'il n'ait déjà soupçonné. Il eut une pensée pour le garde, silencieux au possible, en attendant que la demoiselle poursuive.

« Il a pas non plus dit à ses collègues que je l'ai vu. »

Mmmh.
Ewu appuya le coude de son bras supérieur contre ses bras croisés, main en poing sous son museau. Sa concentration rendit l'attaque perfide et insolente de la paille encore plus offensante ; yeux grands ouverts, il battit des paupières en direction de l'autre daemon sans chercher à masquer son effarement.
Il voulait jouer à ça ? Vraiment ?
Tout en faisant signe à un serveur de sa main libre, yeux plissés en direction du bavard de service, il nota les informations dans son bloc-notes mental. Il allait avoir des questions.
Restait à espérer que les réponses lui plairaient plus que celles de leur précédente conversation.

Il allait devoir remercier Kharon de leur avoir permis de venir harceler d'autres gens que lui. Quelle bonté. Il ne regrettait absolument pas.

« ... Des disputes de couple. » Il s'arrêta un bref instant pour demander un thé au serveur qui était arrivé près de lui. « Une interprétation très objective de la situation, j'imagine. Enfin, pourquoi pas. »

L'idée ne le choquait pas (mais ne l'intéressait pas vraiment non plus, il faut dire).

« Vous avez de la chance, reprit-il, les deux mains supérieures venues encercler son museau pour le frotter pensivement. S'il ne dit rien à personne, vous aurez sûrement moins d'ennuis. »

Rien de très compliqué à imaginer. Il n'allait pas leur expliquer en quoi plus il y avait de monde au courant d'une digression ou d'un témoignage gênant, plus il y avait de risques de se prendre bien plus qu'un coup de règle sur les doigts.

« N'empêche que c'est... Très diplomate et généreux de sa part, reprit-il, yeux plissés. Et permissif. Surtout pour vous. »

Autoriser Clementine Bradbury et Blackjack à harceler des gens ? Autant leur signer un papier et leur dire d'y aller. Evidemment, qu'ils n'allaient pas laisser tomber. Ils étaient incorrigibles. Pas dans les mêmes domaines, mais alors une fois collés ensemble ? Plus rien n'allait.
Mieux valait ça que ramper sous le ruban à la moindre occasion, apparemment.

« Mais s'il voulait garder ça entre vous, qu'est-ce que son ex-femme en devenir faisait là ? » Il glissa les yeux vers l'un, puis l'autre. « Ou bien ça n'a rien à voir ? »

Ce ne serait pas la première fois que son voisin de table déciderait de passer du coq à l'âne.  Il avait pu les voir se disputer avant, après... Allez savoir.

Pour une fois, Clementine apprécia de rester quelques secondes de plus dans le fond de sa chaise, à écouter Jack et Ewu bavarder des problèmes maritaux de Kharon et Styx, au lieu de prendre elle-même part à la conversation. Sa participation se limita donc à pousser distraitement le pied de Jack qui s'amusait comme un petit fou à faire s'étouffer Ewu d'indignation à coups de bruitages dégoûtants.

Certes, Kharon les avait autorisés à aller harceler d'autres gens que lui - chose que tout être pensant normalement constitué se serait probablement empressé de faire bien avant, mais Kharon était moyennement normalement constitué - mais l'absence de conséquences à leurs infractions jusqu'à présent rendait l'adolescente nerveuse.
Et, si c'était possible, quasiment prudente. Encore quelques jours de calme plat et elle se mettrait à prendre un maximum de précautions pour qu'Ewu ne se retrouve pas dans la panade avec elle en plus de Jack.
Blackjack, au moins, il cherchait à peu près autant qu'elle le bout du bâton avec lequel se faire battre.

La mention à la générosité de Kharon fronça le nez de la jeune malaisienne, qui accueillit donc les doutes d'Ewu avec un soupir bref. Elle s'était fait la même réflexion - après avoir fini de ronger jusqu'à la corde l'impression d'être traitée comme un élément négligeable - sans trouver de motif très plausible.
Bon, par contre, avec le babillage de son ami, Clem ne donnait pas deux minutes avant qu'Ewu ne mette le doigt sur le détail qui fâche, à savoir-

« Mais s'il voulait garder ça entre vous, qu'est-ce que son ex-femme en devenir faisait là ? Ou bien ça n'a rien à voir ? Et c'est parti.
— ... Parce qu'on y est retournés. » Laissa tomber l'adolescente après le plus court des silences coupables de l'univers.

De toute façon, il allait bien falloir en passer par là.
L'air tout sauf désolé, elle grimaça tout de même et tapota des ongles sur sa tasse tout en enchaînant rapidement :

« ... vu que personne venait nous sonner les cloches. » Mouais, c'était moyen comme argument, très moyen. « On voulait savoir et c'était inquiétant comme silence, enfin bref- »

Bref, oui. Des excuses pour jouer les délinquants, ils en manquaient à loisir, et ce n'était pas nouveau.

« En tout cas on est pas morts. (si) Eeeet ils nous ont chopés en deux-deux. So everything's fine. »

Ahahah far from fine.

« A un ou deux détails près. Peut-être. »

Disons qu'à chaque fois qu'ils jouaient à saute-mouton par-dessus ce satané mur, ils revenaient avec deux fois plus de questions qu'avant.
Chose qui n'était pas pour déplaire à Clementine en temps normal, mais avoir les réponses à toute ses questions littéralement sous le nez à chaque fois et se heurter à un mur de silence à cornes au lieu de les obtenir avait un petit quelque chose de frustrant.

Super objective. D’accord, Styx avait dit que non, mais peut-être qu’elle mentait. Qu’elle préservait son intimité. Que Lharon n’était pas le copain officiel. Ou juste l’amant.
Tant de possibilités. Il en avait le tournis.

Leur « moins d’ennuis » lui tira une grimace et une nouvelle ribambelle de bulles au fond de son verre – honnêtement, il aurait préféré que Kharon les balance à tous ses collègues et aux forces de l’ordre en prime. C’était ça la réaction normale. Ca que Styx aurait fait. La première règle du guide de l’employé modèle. Les laisser courir partout en leur permettant de poser des questions, par contre…

Ben c’était très permissif et généreux, comme papi ne tarda pas à le faire remarquer. Kharon était pas vraiment LE garde généreux. Tchac tchac dès que tu passes le ruban.
Enfin, jusque-là.

Il laissa Clementine expliquer à Ewu qu’ils étaient repassés dans les hors-limites et que c’était pour ça qu’il s’était retrouvé au beau milieu d’une dispute passionnante entre Styx et Kharon. Jack n’avait pas envie de s’attarder sur les détails, mais ils venaient littéralement pour les détails, alors il n’allait pas y échapper. Il y avait beaucoup de choses qui ne faisaient pas sens dans cette  situation, et même si Ewu en savait plus qu’eux (il en savait forcément plus qu’eux), il ne leur dirait peut-être pas tout.

Si le nudiste des HL était dangereux et secret, ben…
Tout le monde allait vouloir qu’il reste secret. Logique. Culture de base.

« Hmmmouais. Y’a quand même des trucs hyper bizarres dans les hors-limites, et je parle pas de Lethe. C’est… »

Pas à moi de te raconter que j’ai été possédé et que je suis tombé sur un collier. Par contre…

« Styx. Elle espionne Kharon. Ou elle le fait suivre. Un truc du genre. »

Il fit une grimace qui pouvait se traduire par « le divorce passe mal, c’est chaud ».
Y’a des jours où il aurait aimé que tout ne soit que de simples histoires de cœur.

Parce qu'on y est retournés.
Évidemment. Bien sûr. Normal. Pourquoi pas, après tout. Ils n'avaient rien à perdre. Qui ne tente rien n'a rien. Les réponses ne viennent pas d'elles-mêmes. Tentative logique et raisonnée. Rien de plus banal.
Il allait les tuer.
Les expressions ne passaient pas toujours très bien, quand on ne possédait ni visage ni sourcils. La consternation offensée, plus froide qu'une brûlure à l'azote liquide, put aisément passer pour n'importe quoi d'autre. Indifférence ; lassitude ; fatigue chronique. Il aurait fallu aller très loin pour y voir de la joie, mais sait-on jamais. Chacun sa manière d'interpréter les silences obstinés et les regards fixes.
Tandis qu'Ewu cherchait la manière la plus efficace de leur faire comprendre à quel point ils pouvaient être de sombres crétins, Clementine poursuivait une explication qui ne mina en rien sa détermination. Il allait les traiter d'imbéciles pendant deux heures, conclure par un coup de boule et espérer que ça leur remettrait les idées en place.
Il leur avait demandé une chose. Une seule.
"Se tenir tranquille" n'existait pas dans leur vocabulaire, à l'évidence.
Everything is fine, sure.
Il la croyait sur parole. Même pas besoin des détails pour ça.

Son regard glissa sur Blackjack quand il reprit la parole, brisant enfin son immobilité pour venir glisser ses mains sur les côtés de son crâne et jusqu'à ses cornes. Le poids de sa tête glissa vers l'avant ; il ferma les yeux, une seconde, deux, et les rouvrit sur la grimace de son semblable.
Terrible, en effet. Les relations entre ex-époux. Que voulez-vous.

Après un silence lourd de sens, il poussa le soupir le plus démuni de l'histoire de l'humanité — et du reste.

« Vous allez finir avec plus d'ennuis que vous ne serez capables d'en gérer, gronda-t-il, la base de ses mains inférieures appuyées contre ses yeux comme pour chasser un début de migraine. Mais puisque vous ne m'écouterez pas, je ne vais pas me fatiguer. »

Quand quelqu'un refuse de vous écouter, il n'y a rien à faire. Il aurait pu les qualifier d'imbéciles pendant vingt ans, leur donner des arguments logiques, essayer de les persuader, les supplier, ça n'aurait rien changé. Clementine était bornée. Blackjack était Blackjack.
Pour sa propre santé, il décida de ne pas insister. Il aurait fait ce qu'il pouvait.

« S'il vous arrive quelque chose, je serai le dernier à pouvoir vous aider, reprit-il, la voix tendue par plus que de la frustration. J'espère que vos questions en valent la peine. »

Il plissa les yeux en direction de Blackjack.
Mais soit.

« Pour ce qui est des gardes, aux vues des tensions actuelles, j'ai envie de dire que ça ne m'étonne pas. Aucune idée de pourquoi Styx ne ferait pas confiance à Kharon mais en même temps, reprit-il en croisant tous les bras, s'il voulait lui cacher votre promenade, elle n'a pas forcément tort. »

Tout le monde savait que dans une équipe, l'honnêteté était importante. Dès qu'un élément n'en faisait qu'à sa tête, tout partait à vau-l'eau.

« Il ne m'a jamais paru être du genre à déroger aux règles. Je ne sais pas pourquoi il aurait décidé de le faire pour vous. » Il haussa les épaules. « Si en dehors de ça votre balade de santé s'est bien passée, en tout cas, c'est tout simplement merveilleux. »

Le sarcasme n'aurait pas pu être beaucoup plus apparent.
Des années et des années d'entraînement. On devient un professionnel, à force.

Sans avoir l'hypocrisie de prendre l'air penaud face aux reproches d'Ewu - visible ou pas sur son museau, le désappointement s'entendait très bien dans son sarcasme et son ton sec - Clementine en fut tout de même visiblement chagrinée. Pas qu'elle s'attende à ce qu'on la félicite pour ses bêtises - il n'aurait plus manqué que cela - mais faire face à la déception et la réprobation d'une figure qu'elle respectait ne constituait jamais un moment agréable.

La rouquine ne s'excusa pas, cependant, parce qu'elle n'était pas vraiment désolée. Sinon elle serait restée au chaud chez elle dès le départ.
Tenez-vous tranquilles. Une association de mots qui n'avait jamais réussi à frayer correctement son chemin dans sa petite tête, visiblement. Elle devait avoir un filtre sélectif à l'entrée pour ce genre de choses.

« ... Je dirais paaas ça. » Répondit-elle sans enthousiasme, avec un regard en coin à son ami. « Pas complètement. »

L'envie d'ajouter un "si ça peut te faire plaisir" bien immature lui brûla la langue, et Clem préféra noyer cette dernière sous sa boisson, les deux mains sur sa tasse, que se laisser aller à l'amertume.
Décidément, son humeur du moment ne risquait pas de lui rallier des amis supplémentaires.

En tout cas, non, tout ne s'était pas bien passé. Et elle ne parlait pas du fait que Kharon les avait soigneusement découpés en tranches pour les réexpédier d'où ils venaient ainsi qu'il convenait.
Ce qui avait au moins le mérite de confirmer que le daemon géant (et nu) n'était pas dans les parages à ce moment-là.

« Dans les ruines. Il s'est passé un truc bizarre. » Elle buta sur le mot et fronça les sourcils, chercha comment expliquer. « Comme une transe ? J'ai fait un pas - alors que Kharon t'avait dit non - d'un seul coup je me suis retrouvée à plusieurs mètres de là, et. J'ai récupéré un truc qui n'avait rien à faire là sous des débris. »

L'air morose et les ongle tintant légèrement contre sa tasse, Clementine vint replier un genou contre sa poitrine, talon sur le bord de sa chaise.
Sans commentaire, ses semelles étaient propres.

« C'est pas qu'on se fiche de ce que tu dis, c'est juste. » Elle secoua la tête : de toute façon, ses raisons n'étaient pas suffisantes pour Ewu. « C'est trop dur d'attendre sans savoir. »

Ce n'est pas très juste non plus.
Ce qui n'enlevait rien au fait qu'ils étaient des têtes brûlées irréfléchies qui avaient mis les pieds dans un tas d'ennuis à dessein. Clem ne mesurait pas encore à quel point elle allait le regretter ou non. Jusqu'ici, cela ne lui était jamais arrivé.

Jack haussa les épaules et aspira une nouvelle gorgée ; il allait se retrouver à court de café d’un moment à l’autre et la paille allait prendre à la place. Le truc, c’était qu’il s’en fichait de se faire remonter les bretelles par Ewu. Il radotait. Il savait déjà tout ça. Il savait que s’acharner n’en valait pas la peine, qu’il n’existait aucun mystère qui mérite que l’on s’y écrase comme un papillon sur un réverbère. Il savait qu’ils auraient dû se tenir à l’écart, oublier, ne pas poser de questions.
Mais il allait pas laisser Clem mener l’enquête toute seule, si ? Si elle disparaissait, elle aussi, il voulait savoir pourquoi et où elle irait.

Il ne se le pardonnerait pas, s’il trouvait juste sa chambre vide un jour.

En attendant, ils étaient toujours loin de savoir pourquoi Kharon avait été aussi indulgent envers eux et aussi secret envers des collègues en qui il était censé avoir confiance. Blackjack n’était pas un pro de la hiérarchie ni de tous ces trucs, mais c’était pas un peu la fin du monde, quand toute la pyramide n’en faisait qu’à sa tête ?
No offense, eux ça les arrangeait. Mais bon, ça l’aurait ennuyé qu’il ait des problèmes, en plus d’être bizarre (inhabituel).

Pendant que Clem racontait à papi grognon le petit passage possession des HL, il regardait autour de lui. L’ambiance des derniers mois le mettait involontairement sur ses gardes, comme si marcher dans la rue ou prendre un café était susceptible d’une visite au poste. Il avait l’impression de ne pas filer droit, même en suivant la ligne. C’était stressant, fatiguant, et il n’aimait pas ça. Alors en rajoutant le daemon nudiste des HL par-dessus le marché…
Il allait faire quoi, lui, si plus rien n’était comme avant ? S’il ne pouvait plus courir derrière le ruban sans risquer un sort plus funeste que la faux d’un garde ?

Jack n’aimait pas le changement et depuis un bout de temps, il n’y avait que ça.
Fascinant mon œil. Que Phlege revienne, que le truc chelou derrière le mur enfile une chemise, et voilà. Pas compliqué, non ?

Il fit la grimace, souffla une bulle ou deux, et ouvrit la bouche :

« Si tout le monde était transparent au lieu de faire des cachoteries pour rien, aussi. Le truc dans les hors-limites, là ? (vague geste du poignet censé désigner le mur, bien loin d’eux, aux confins du quartier résidentiel) On nous dit ce que c’est et on passe à autre chose. »

Là encore, pas compliqué. Right ?

Qui l'eut cru.
Le "pas complètement" de Clementine faillit le soulager, et Ewu ne sut que faire de ce constat — si ce n'est qu'il était déplorable, exagéré, et qu'il le regrettait amèrement. Inutile de dire qu'aucune de ces émotions ne l'aidait.
Bientôt, l'un ou l'autre lui passerait devant le nez, dans la foule, et il clignerait des yeux en se disant "oh, ils sont là, ils vont bien", et ce serait dire s'ils en étaient arrivés à un stade critique.
"Diantre, personne n'en est encore mort ? Incroyable."
On ne vit pas aussi longtemps sans devenir paranoïaque ou l'inverse. Il aurait aimé convaincre Clementine d'être un peu moins comme lui, mais cherchait encore les mots justes pour passer sa muraille de mécontentement infantile. Il n'était pas forcément le mieux placé pour faire la leçon aux fauteurs de trouble. S'il la braquait encore plus, bonjour le résultat.

« Dans les ruines. Il s'est passé un truc bizarre. »

Bien sûr. Elle aurait juste pu trébucher sur un caillou, se faire attraper par Kharon et revenir en grognant, mais non — il fallait qu'il se passe un truc bizarre.
Aussi exaspéré soit-il (et vraiment, c'était plus de l'angoisse et de la tension qu'autre chose), il l'écouta dans un silence respectueux. Une transe ; un truc qui n'avait rien à faire là, sous des débris.
Sa réflexion resta purement interne. Aucun signe de surprise, d'inquiétude ou de joie en apparence ; ses deux paires de bras restèrent soigneusement croisées, regard tantôt sur Clementine tantôt sur la table, jusqu'à ce qu'elle ne se replie — physiquement — sur elle-même.
Il avait appris à ne pas (trop) commenter la manière dont chacun s'asseyait. Il traçait la proverbiale limite aux pattes et chaussures sur la table ; pour le reste, il exerçait un minimum de souplesse.
Question d'ergonomie.

« C'est trop dur d'attendre sans savoir. »

Que voulez-vous répondre à ça ?
Il contempla les possibilités, pensif et un rien malheureux, en quête de quoi dire. Qu'elle juge ne pas se ficher de ses conseils était une chose, mais elle ne les écouterait pas. Et c'était ça, l'important.
En être rendu à compter sur Blackjack pour lui mettre du plomb dans la cervelle était d'un triste. Il arrivait vraiment à court d'idées.

Son thé arriva juste quand Blackjack terminait sa proposition ô combien pertinente — nul doute que les hautes sphères auraient apprécié l'idée. Apshodèle était notoirement secret dans sa gestion de tout et n'importe quoi ; leur dire de devenir transparent, c'était. Eh bien.
Mal barré.
Il remercia le serveur, satisfait de constater que sa physionomie particulière lui valait de recevoir des pailles avec absolument toutes les boissons. Sait-on jamais.

« Je suis à peu près sûr qu'ils ont de bonnes raisons de ne pas avoir annoncé publiquement ce que fiche votre ami là-bas, soupira-t-il en dépliant doucement les bras. À peu près. »

Ah, le doux son de la panique ou de l'indignation populaire. Rien de tel pour démarrer sa journée.

« Je ne suis pas sûr de ce qui a pu t'arriver, reprit-il rapidement, regard en coin à l'appui. Cet endroit n'est pas vraiment mon domaine d'expertise, encore une fois. Mais... »

Pas qu'ils aient vraiment d'expert notoire sous la main ; ils n'étaient pas non plus obligés de le croire sur parole. Il comprenait.

« ... Franchement, ça ne me dit rien qui vaille. » Ses pattes inférieures allèrent s'occuper avec la tasse et la paille ; les supérieures revinrent serrer son museau. « Est-ce que vous lui en avez parlé ? »

À Kharon, sous-entendu. De la "transe" ; du... du ce qu'elle avait trouvé. Quoi que ce soit.

D'une main libre, il planta sa paille dans sa tasse et aspira un peu de thé.

Paille qui fut ensuite secouée le plus tranquillement du monde en direction de Blackjack, parce que la vengeance est un plat — et cetera et cetera.

D'un haussement d'épaules moroses et un hochement de tête, Clem appuya les dires de son ami - lequel allait finir avec sa cuiller dans l'oeil ou sa tasse renversée sur la tête à la vitesse où allaient les choses, mais ce ne serait pas si cher payé.
La culture du mystère, elle connaissait. Tous les gouvernements du monde à toutes les époques possibles en raffolaient - l'espèce humaine même en raffolait tellement que lorsque rien n'était prouvé, les gens se faisaient une joie d'inventer des mystères à tout va. Elle était bien placée pour le savoir.

C'était beau et amusant à gratter du bout des ongles quand on était une métis privilégiée à Singapour et qu'aucune cachotterie n'allait impacter votre mode de vie; moins quand il s'agissait de mensonges sur les bases fondamentales d'une société dans laquelle on vous a balancée une fois décédée sans vous demander votre avis. Surtout si le régime en place c'est tais-toi, ferme les yeux, pose pas de questions et en bonus le lourd écrin d'impuissance accompagnant ces beaux slogans.

Au cas où personne ne s'en était rendu compte, Clementine avait encore son dialogue de sourd avec Kharon coincé en travers de la gorge.

Alors entendre Ewu déclarer qu'il était à peu près sûr qu'on leur cachait l'existence de leur grand ami des Hors-limites pour de bonnes raisons ne lui tira qu'une moue des plus dubitatives.
Panique civile exceptée - et encore, où est-ce qu'ils voulaient qu'ils s'enfuient, les civils ? Faire sauter le centre-ville ne les arrangerait pas tellement non plus - elle ne voyait pas de raison crédible.
A part en considérant tout Asphodèle comme une gigantesque garderie supposée se tenir sage devant ce qu'elle ignorait, comme Kharon semblait le faire.

Nouveau grincement de dents, qui résonna faiblement sur le point d'interrogation qu'Ewu posa en fin de phrase. Clem laissa passer un blanc.

« ... Non. » Elle frotta son genou du bout d'un index, et le leva avant d'être gratifiée d'un nouvel air exaspéré : « Parce que. Je ne voulais pas qu'il me prenne ce que j'avais trouvé. Et de toute façon, paraît-il que ça ne nous regarde pas. »

How dare.
Tout en parlant, la jeune fille tira le médaillon de sa poche pour le faire tourner entre ses mains sans se décider à le poser sur la table à la vue de tous. Quand bien même, avait-elle beau balayer le bar du regard, elle n'apercevait personne susceptible de les alpager.

« C'était ça. » Elle tapota la surface métallique du bout des doigts. « Je lui ai demandé ce qu'étaient ces ruines avant, quand même. » Elle glissa un regard à Jack à ces mots, même si elle doutait qu'il vienne la contredire sur la suite. « Et. Je crois bien qu'il ne savait pas. »

Elle marqua une hésitation nette avant de reprendre :

« ... Il y avait autre chose dessous. Dans un trou. Je voulais pas spécialement y toucher mais... » Un frisson de malaise lui remonta d'ailleurs le long de l'échine au souvenir de l'attraction, indépendante de sa volonté, qui l'avait poussée à étendre la main.

Clem était aventureuse certes, curieuse aussi, tête brûlée à ses heures perdues, mais ça, ça ne lui ressemblait pas. Un trou, on donne un coup de torche dedans avant d'y mettre la main si on ne veut pas la perdre, c'est tout. Faire l'inverse, c'était stupide, et c'est pourquoi elle s'empressa d'ajouter, mâchoire un peu crispée :

« ... Mais il y avait peut-être quelque chose qui voulait que j'y touche. » Toujours aussi farfelu, dit comme ça. Bientôt, on allait pouvoir la poser dans le même panier que les cartomanciennes et les pseudo-voyantes d'un claquement de doigts. « C'était peut-être de l'eau, mais je ne sais vraiment pas... »

Soudain plus pensive que frustrée, l'adolescente retourna s'appuyer dans le fond de sa chaise, tapotant des ongles sur sa trouvaille.

« Il devait y avoir une ville là avant. Une extension d'Aspjodèle, peut-être. Ce serait étonnant qu'il n'y ait pas des réseaux d'alimentation souterrains, quelque chose... » tout en parlant, elle interrogeait les deux daemon du regard : « Et je ne comprends pas comment personne n'en aurait parlé avant. »

Naaah. Y’avait jamais de bonnes raisons. C’était toujours en cachant des trucs qu’on empirait la situation. La preuve : les fraudeurs continuaient à faire les cabris dans les hors-limites et n’importe qui pouvait croiser leur nudiste chelou.
Contents ou pas, ils allaient devoir faire une annonce si plus d’une personne croisait son chemin. C’était bien beau de vouloir garder le secret pour pas faire paniquer la populace or something, mais bon.
A un moment, fallait plus se bercer d’illusions, et agir. Et il ne disait pas du tout ça parce que le poids des secrets lui pesait un peu trop sur les épaules.

Un peu feignasse, Aether, hein.

En réponse à l’attaque d’Ewu, Jack souffla assez fort pour faire éclater quelques bulles sur la table. Pendant que Clementine expliquait au bouc qu’elle voulait absolument garder son collier hanté et que Kharon avait qu’à leur expliquer des trucs s’il voulait qu’ils lui expliquent des trucs aussi (et toc), les yeux jaunes du Daemon filèrent sur la foule pour mieux éviter le médaillon. Ramener des pierres souvenir des HL, encore, pourquoi pas, mais un collier trouvé à proximité d’un trou bizarre après y avoir été téléporté…
Eh. Nope. Bizarrement, ça lui disait rien qui vaille.

Il se contenta d’adresser un léger haussement d’épaules à la question des ruines, et fixa intensément le fond de son café quand elle aborda le reste. C’était bizarre, et à priori Kharon avait raison de leur ordonner de se tenir à l’écart des hors-limites, mais Blackjack n’avait jamais aimé les règles. Tant qu’il restait à distance respectable des vieux murs décrépis qui possédaient les rousses et servaient de cachette à des nudistes, alors pas de problème – right ?
Seize ans d’existence et il avait jamais rien croisé de dangereux. Pas de raison que ça commence aujourd’hui.

Il daigna regarder son amie dans les yeux une fois le point d’interrogation posé, mais s’avoua vaincu ; il devait être mille fois plus jeune que Kharon, alors une ancienne ville…

« Y’a peut-être plus personne qui peut en parler » hasarda-t-il, parce que c’était la réponse la plus plausible à ses yeux.

Les gens allaient et venaient. La notion de temps n’était pas la même selon les Daemon, selon les humains, selon le temps passé à Asphodèle…
Jack avait arrêté de s’intéresser à ce genre de truc trop abstrait il y avait bien longtemps.

Ewu posa sur Blackjack un regard tout sauf impressionné, soucieux de passer sous silence le fait qu'il venait de participer à ses bêtises sans le moindre regret. Facile d'oublier que le bouc très très vieux et très très sérieux n'était pas juste le papi grognon du village. Lui-même se surprenait, parfois, lorsque le naturel revenait au galop. Ça devenait si rare.
En d'autres circonstances, dans un autre monde, ils auraient fait autant de bruit l'un que l'autre. Clementine aurait eu honte, aucun d'entre eux n'aurait eu peur et lui, il n'aurait rien eu de pertinent à leur dire.
Quelques siècles plus tôt, ils auraient sans doute été amis.
Dommage.
En attendant, Kharon ne savait rien de ces détails. Ses mains passèrent de son museau à l'arrière de sa nuque, ébouriffant son pelage sur leur passage. Rien d'étonnant à ce qu'un garde leur dise que ça ne les regardait pas ; rien d'étonnant non plus à ce que la demoiselle ait décidé de tout garder pour elle. Que ce soit une bonne ou une mauvaise décision, maintenant, il n'en savait trop rien. Trop d'inconnues dans l'équation.
Son regard suivit les mouvements du collier, ouvertement intrigué. Pour un "truc qui n'avait rien à faire là", c'était plutôt inoffensif. Les connaissant, il s'était presque attendu à ce qu'ils lui ramènent une plante carnivore capable de réciter les secrets de l'univers, ou que savait-il d'autre. Un mot doux de Kharon, pourquoi pas.

Il avait vraiment toute foi en eux. Aucun problème là-dessus.

Son attention ne flancha pas le temps que Clementine poursuive, regard tantôt posé sur le médaillon, tantôt sur son visage, tantôt sur celui de leur voisin. Savoir qu'elle avait mis la main dans un trou, peut-être touché de l'eau, peut-être été poussée à le faire, n'avait rien de rassurant pour mille raisons dont il n'aurait eu à expliquer qu'un petit tiers. Ils devaient tous savoir que mettre ses doigts n'importe où n'était jamais une bonne idée. Le faire dans les hors-limites était juste, de son humble avis, bien pire.
Quoi qu'il n'aurait pas été lui conseiller de mettre sa main où que ce soit dans l'Érèbe, non plus. Mais ce n'était pas le sujet.

Paire inférieure croisée, il se servit de ses autres bras pour se saisir de sa tasse et en boire une gorgée prudente. Clementine avait des questions, Blackjack n'avait pas de réponse.
Et lui, eh bien.

Une de ses mains libres désigna le garçon d'un geste vague.

« Probable. » Il marqua une pause, incertain, avant de soupirer. « J'étais là avant Kharon. Les frontières de la ville étaient les mêmes à mon arrivée, et donc à la sienne également. Quoi qu'il y ait là-bas, c'était déjà à l'abandon il y a huit siècles. »

Quoique pas dans le même état, probablement. Ça faisait un bout de temps.

« Je n'y ai jamais été, donc je ne vais pas pouvoir vous aider à faire des comparaisons ou que sais-je, enchaîna-t-il, épaules haussées. En tout cas, la ville ne venait pas d'être amputée quand je suis arrivé. J'en aurais entendu parler. »

Si, cinq à dix ans auparavant, on avait détruit tout un quartier de la ville, il y aurait encore eu du monde pour s'en plaindre. Il y croyait dur comme fer.
Sans compter qu'ils parlaient des hors-limites côté mur. Un mur ne se construit pas en trois jours, et déforme durablement le paysage. On ne s'y fait pas si vite que ça.

« Pour ce qui est du reste, je ne sais pas. Il doit bien y avoir des poches d'eau, en plus des canalisations, mais je ne vois rien d'autre. » Il plissa les yeux, pensif. « Du moins rien qui pourrait te pousser à mettre ta main dans des trous. Ni ce qu'il pourrait y avoir dans le trou en question. »

Parce que, rappelons-le, c'était tout de même la partie la plus inquiétante du récit. Clem qui avait une envie irrésistible de mettre son nez partout. (plus que d'habitude, en tout cas)
Il appuya ses coudes contre la table, tasse reposée devant lui, et posa son museau contre une de ses mains. Son autre bras vint se tendre sur la table, paume vers le haut.

« Je peux ? »

Si elle préférait le garder, il comprendrait. Simple curiosité.
Et s'il finissait maudit et allait mettre ses pattes dans des trous ensuite, eh bien ce serait de sa propre faute.

Plus personne pour en parler, ok. Voilà de quoi enflammer son imagination, mais pas son optimisme. Clem glissa un regard à Jack avec une moue contrariée, sans rien dire cependant, consciente de la pertinence du propos.
Pertinence qu'Ewu ne manqua pas de souligner, et la jeune fille soupira.
Rien de nouveau de ce côté-là non plus.
A part la petite surprise d'apprendre que le daemon était plus vieux que leur baby-sitter attitrée. Apprendre ça de Kharon eut le mérite de faire hausser les sourcils à l'adolescente : quand bien même elle aurait dû savoir que considérer les gardes comme des monolithes n'était pas très malin, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir déconcertée.

Juste un instant, qu'Ewu mit à profit pour lui demander le médaillon.
Le regard brun de la jeune malaisienne tomba sur l'objet, et elle le posa sur la table pour le faire docilement glisser jusqu'à lui.

« Sure. »

Après tout, c'était des réponses qu'ils étaient venus chercher, et à part les disputes de couple de Kharon et Styx et sa nouvelle mésaventure à elle dans les ruines, il n'y avait pas grand-chose de nouveau à demander au daemon.
Clem avait toujours l'impression qu'il en savait plus qu'il ne le disait de lui-même, mais elle avait du mal à mettre le doigt sur les sujets auquel il pourrait répondre.

« T'étais là avant Kharon. » Se borna-t-elle donc à commenter en se rasseyant dans son siège.

Pourquoi pas, hein.

« Ça veut dire que tu l'as vu bébé et pas vieux papy aigri ? » Ajouta-t-elle donc avec une moue amusée.

On se console comme on peut.
Clem observa leur proie du jour examiner le médaillon en frottant gentiment le tissu de son uniforme, et ne put s'empêcher de commenter :

« Tu vas pouvoir écrire un livre quand on se sera fait bouffer par le croquemitaine. »

Mi-figue, mi-raisin. Un peu découragée, un peu cynique.
Mais mine de rien, autant de mains, ça devait être bien pratique si on voulait se faire écrivain.

Yup. Huit siècles ça faisait quand même un paquet de temps, et pas juste pour un humain. Tout le monde avait eu le temps d’oublier ou partir en vacances, voire se faire jeter dans les cachots d’Aether. Tellement de possibilités.
En attendant, ils étaient pas plus avancés qu’avant au sujet des ruines dans les HL, mais ils avaient appris que Ewu était là avant Kharon. Wow. Ca, il aurait pas pensé. Il leva les sourcils et fixa la biquette tout le reste de la conversation, comme pour essayer de tirer un quelconque secret de la couleur de ses poils. Il se raidit en entendant le bruit du médaillon sur la table, et se ranima quand son amie décida de parler de Kharon. Ah !

Ca c’était un sujet qu’il aimait bien. Mieux que les ruines chelous et hantées et les livres qu’on écrirait sur eux une fois disparus dans la nature. L’idée le mit terriblement mal à l’aise, pour une raison évidente.
Il fit passer le froid dans ses os en répliquant :

« C’est peut-être toujours l’instinct de survie. Touche pas à Arthur mais tripote la nappe phréatique dans les HL. »

Au fond, c’était pas un réflexe de survie plus absurde qu’un autre. S’il écoutait ses amis fans de survie, c’était même primordial d’avoir un point d’eau sous le coude, au cas où.
Pas ici, mais qui sait ; si leur gorge décidait qu’ils avaient soif, ils avaient soif. C’était comme ça.

« Et ça veut dire que Kharon est jeune ! Enfin plus que je pensais, tempéra-t-il, vu que le truc avait sans doute 800 ou 700 ans quand même, je propose qu’on aille poser la question à Phlege, alors. Ca l’occupera sur son brancard. »

La pauvre, il était sévère son arrêt maladie. Elle était tellement active au quotidien qu’elle devait mourir d’ennui depuis des mois.
Jack n’aimait pas se poser et se rendre compte qu’on avait sûrement amputé une partie de la ville et mis un mur entre les deux zones – parce que ça criait danger, et que depuis que Clem avait croisé un truc chelou dans les ruines…

Il sortit la paille de son verre et souffla sur Ewu avec, histoire de salir sa chemise. Elle était pas belle.
Même le sucre qu’il mettait dans ses boissons n’arrivait pas à chasser l’amertume que tous ces événements lui laissait au fond de la gorge.

Ewu se saisit du médaillon sans se faire prier. Il n'était pas particulièrement fan d'objets étranges et inconnus ramenés tout droit des hors-limites, mais il était fan d'objets ; en soi, c'était souvent suffisant pour lui faire mettre les pattes sur tout ce qu'on voulait bien faire glisser jusqu'à lui.
Au pire, il serait maudit jusqu'à la fin de ses jours. Une fin très relative, tant qu'à faire, dont il avait moins peur que d'autres aux vues son grand âge — et si l'idée d'être maudit pour l'éternité ne l'enchantait guère, il avait quand même envie de regarder ce qu'elle avait trouvé.
On ne se refait pas.
Il tourna le petit objet entre les dix doigts de deux mains, curieux, tout en accordant des regards à l'un et l'autre de temps en temps pour leur signaler qu'il écoutait toujours. Parfaitement capable de s'atteler à deux tâches à la fois, merci bien. Il n'était pas encore sénile ou incompétent (ou du moins pas plus qu'avant — la qualité des compétences en question restait sujette à débat, selon à qui l'on posait la question).
Sans surprise, le "avant Kharon" n'eut pas le temps de se dissiper avant d'être ramené sur le tapis. Il s'y était attendu. Ça faisait cet effet. Les gardes faisaient figure de piliers, ici ; éternels, sinon immuables.
D'où la panique générale concernant l'état de Phlege.
La mention à un bébé Kharon — en opposition à l'actuel, qui était apparemment un vieux papi aigri — tira un souffle amusé au daemon. Quoi qu'il en pense, il n'élabora pas immédiatement, préférant poser sur Clementine un regard tout sauf impressionné à l'idée d'un roman dont ils auraient été les héros.
L'idée ne l'emplissait pas de joie, bizarrement.

« C’est peut-être toujours l’instinct de survie. Touche pas à Arthur mais tripote la nappe phréatique dans les HL. »

Nouveau soupir amusé. Ah, Arthur. Le fameux.
Si tripoter les nappes phréatiques pouvaient les sauver de l'Arthur en question, pourquoi pas ? Il était peut-être hydrophobe, après tout, leur ami nudiste au visage changeant.
Il avait son avis sur la question, mais eh.

Enfin.

L'agression totalement injuste et (presque) injustifiée qui suivit la mention au brancard de cette pauvre Phlege fit lever des yeux offensés à Ewu — qui aurait dû s'attendre à la réciproque, mais entre temps il s'était retrouvé occupé.
Museau plissé, il leva les yeux au ciel bien comme il faut.
Pendant que deux mains s'affairaient à épousseter (en vain) sa chemise, le médaillon glissa contre la table et jusqu'à Clementine.

« Je suis sûr qu'elle serait ravie de te voir. Avec un peu de chance, tu prolongerais sa convalescence de dix ans rien que par ta présence. »

Crédible. Lui aussi aurait voulu prendre des congés, s'il avait dû constamment travailler avec des imbéciles pareils.

« Désolé, ça ne me dit rien, ajouta-t-il à l'adresse de la demoiselle. Je ne pense pas que ça appartienne à quelqu'un que je connaisse, en tout cas. Je ne vois aucune raison à priori d'en faire un secret d'état, mais il se peut que ça mérite d'en être un. Difficile à dire. »

Il se pouvait que ce soit juste un collier perdu par un imbécile dans les hors-limites. Il se pouvait que l'imbécile soit quelqu'un d'important. Il se pouvait aussi que ce soit tout autre chose, lié ou non aux histoires de tripotage de nappe phréatique. Allez savoir.
Il tapota des doigts contre la table, pensif, avant de récupérer sa tasse entre deux mains et d'en boire une gorgée.

« J'avais promis que je vous expliquerais, si votre babysitter ne le faisait pas, reprit-il, le regard dans le vague. Je reste persuadé que c'est une mauvaise idée, personnellement, mais... »

Autant il ne se gênait jamais pour revenir sur ses promesses quand la situation l'exigeait, autant il savait que Clementine ne lâcherait pas le morceau. Blackjack, peut-être. Mais Clementine ? Peu de chances.
Il préférait lui dire quelque chose, et espérer que ça l'occupe six mois, un an en silence, plutôt que la voir fouiner partout et se mettre à harceler absolument tout Asphodèle.
Son regard glissa sur l'un ; l'autre.

« Je ne le prendrai absolument pas mal si vous décidiez que vous préféreriez parler de la pluie et du beau temps. Ou de la jeunesse de Kharon, qui était définitivement un bébé adorable à l'époque », ajouta-t-il, la voix égale et indifférente.

Et si dire une chose pareille le faisait tomber du toit pour laver son honneur souillé, eh bien personne n'en serait étonné.

Clem observa Ewu tourner le médaillon entre ses doigts, tandis qu'à côté d'elle, son ami reprenait ses pérégrinations hasardeuses sur le système d'alarme intégré dont il était dépourvu - et ça, l'adolescente comprenait que ça continue de le travailler - et l'intérêt d'aller directement demander son avis à Phlege.
Chose à laquelle Ewu prit soin de répondre que n'importe qui confronté à un Blackjack en pleine forme s'empresserait de prendre des congés supplémentaires.

Compatissante, Clementine revint jouer des chevilles autour de celles de Jack, et reprit le médaillon avec un sourire contrit lorsque le daemon avoua qu'il ne lui disait rien. Elle non plus voyait difficilement quelle raison il y aurait eu de dissimuler un objet apparemment sans importance, mais il se trouvait sur place, et sur le moment...
L'adolescente le tourna entre ses mains en écoutant la suite, tout en songeant qu'elle aurait peut-être mieux fait de poser la question à Kharon directement.

« La pluie et le beau temps, c'est assez monotone par ici. » Répondit-elle, consciente que leur ami aurait préféré faire un détour autour du sujet. Mais d'un haussement fataliste des épaules, Clem confirma qu'elle ne comptait pas lâcher le morceau de sitôt : si Ewu se chargeait tout seul de remettre le sujet sur le tapis, ça l'arrangeait certes bien. « Et bébé Kharon adorable, on pourra en parler au club de litté. »

Celui qui n'existait pas encore mais qui serait bien pratique pour empêcher les jeunôts d'aller se suicider tête la première par-dessus le mur n'est-ce pas.

Bien sûr que Phlege aurait été ravie de le voir. Elle était toujours ravie de le voir. C’était pas simple et ça demandait de la concentration, mais il voyait la joie dans ses yeux à chaque fois.
Jack continua de jouer avec sa paille tandis qu’Ewu rendait son collier à Clem, accompagné d’un « RAS mais on sait jamais ça pourrait quand même être toxique ». Ouais, en même temps, ça l’aurait étonné que le médaillon le fasse sauter sur sa chaise ; c’était juste un collier. Pour qu’on le reconnaisse au premier coup d’œil ou qu’il fasse hurler d’effroi, il aurait fallu qu’il appartienne à Aether, ou un truc du genre.

Clementine l’avait trouvé coincé sous des pierres dans les HL, donc son propriétaire s’était forcément retrouvé derrière le mur. Assez loin du mur. A un endroit où Clem, possédée, s’était rendue sans y penser.
Il l’y avait laissé dans un éboulis, ou il l’avait coincé là exprès.

Bref. Louche. Il termina son café d’une dernière longue gorgée, qu’il fit s’éterniser contre le fond du verre dans un bruit affreux. Non, il n’avait pas envie de savoir ce qu’il avait à dire, et oui, il aurait largement préféré parler de la vie de stagiaire de Kharon pendant une heure. Mais Clementine n’allait pas lâcher le morceau et lui, il voulait entendre ce qu’elle allait entendre. Au cas où. Pour être sûr. Il pourrait regretter après, il aurait tout le temps pour ça.

Jack répondit à Ewu par un soupir aussi bruyant que le vent dans sa paille.

« Vas-y, accouche, de toute façon on a quartier libre alors c’est pas comme si la police allait débarquer pour nous arrêter. »

Ca ne voulait rien dire, Kharon ne donnait sans doute pas sa bénédiction avec l’accord de la police, mais voilà. Si ça se trouve, ils n’étaient même pas au courant qu’un nudiste chelou se promenait dans les hors-limites.
Avant l’autre jour, ils n’étaient pas au courant non plus.

Il aurait préféré que ça reste comme ça, mais que voulez-vous.
Les rousses portent malheur.

Oui, bon. Il aurait essayé. Sans entrain ni conviction, avec autant de détermination qu'un condamné à mort tentant tant bien que mal de persuader son bourreau de changer de métier à la dernière seconde, mais il l'aurait fait. C'était le plus important.
(admettons)
Le fait était qu'Ewu avait accepté, dans son for intérieur, que cette discussion aurait lieu. Il n'était pas sûr que ce soit la chose à faire, pas certain non plus des conséquences qu'elle risquait d'avoir tant sur eux que sur lui-même, mais le sentiment d'inévitabilité supplantait le reste. Clem était têtu, Jack n'avait aucun instinct de survie (réel ou fictif), et s'il les laissait faire il craignait que la frustration et le silence ne les poussent dans certains retranchements desquels il préférait les tenir éloignés.
Bon samaritain, et cetera et cetera.
Ses buts étaient les siens, sa parole également. Ils devraient faire avec.
Le regard de désapprobation qu'il posa sur Blackjack fut rapidement suivi d'un soupir, museau dans son thé.

« La police, peut-être pas. »

Sans expliciter sa pensée — ni même faire mine d'en avoir un jour eu l'intention —, Ewu se mura dans un silence contemplatif. Il observa les rides sur le liquide ; la paille abandonnée non loin ; ce qu'il voyait de ses compagnons de discussion, sans bouger la tête ni les yeux.
Après une dizaine de secondes pour le moins tendues, il haussa les épaules. Deux de ses mains plongèrent dans les poches de son pantalon tandis qu'il reprenait, le ton égal :

« Je maintiens ce que j'ai pu vous dire la dernière fois concernant ce que je sais ou non des hors-limites. » À savoir : pas grand chose, selon lui. « Je ne suis pas au courant de ce qu'il y a là-bas. »

Y passer tous ses dimanches ne lui disait rien, vraiment. Non merci. Il laissait la place d'expert à Blackjack.
Mains inférieures accrochées au bord de la table, il sortit de ses poches un papier plié en huit et un crayon. La feuille fut dépliée ; le crayon à papier, tourné entre ses doigts.

« ... Mais. »

Puisqu'il y avait un mais, évidemment. Il ne les avait pas chassés sans raison, la fois précédente (quoi qu'il aurait peut-être dû le faire avant — ça se discutait).
En quelques gestes précis, il se mit à tracer des traits sur le papier. Faire des schémas, ça le connaissait. Certaines personnes avaient critiqué son coup de crayon, par le passé, mais eh.
Trop exigeants. Voilà tout.

Il tourna la feuille vers eux, de manière à ce qu'ils puissent voir à peu près ce qu'il faisait sans devoir se tordre le cou.
D'un côté, un rectangle censé représenter une photographie de polaroid. Pas forcément instinctif, et la confusion avec autre chose aurait été légitime, mais il rajouta rapidement un rond, des cornes, des yeux, et une silhouette très simplifiée mais reconnaissable pour quiconque avait vu le cliché.
Arthur, donc.
Ses mains inférieures glissèrent sur ses genoux, où il avait ramené sa queue. Elles s'en saisir machinalement.

« Ça... » Il traça une flèche depuis leur meilleur ami nudiste, vers l'espace blanc, côté droit. « C'est quelqu'un. »

Sans rire. Ils auraient été plus étonnés qu'il leur dise "c'est le fantôme du Noël précédent", à priori — mais peu importe.
À droite, il dessina un rond ; une silhouette très simple, là encore, longue et humanoïde. Arthur V2, sorti de sa photographie, avec des cornes vaguement différentes. Il lui ajouta une longue queue, et ne s'embêta pas à finir le bas.

« Que j'ai déjà vu. »

Il lui donna un col de veste ; une cravate. Un trait dans le dos, en diagonale, assorti d'un croissant de lune.
Une faux.

« ... Ou alors il lui ressemble drôlement, grommela-t-il en tapotant des doigts contre la page. Certains détails ne vont pas. Je peux me tromper. » Il tapota les cornes du bout de sa mine ; les yeux ; traça des zigzag incertains sur ses joues. « Ma mémoire est ce qu'elle est, mais je peux vous affirmer qu'il était très habillé, avait un visage parfaitement normal et savait tenir une conversation civilisée. »

Peu de gens pouvaient se vanter d'aller feuler nu dans des ruines abandonnées au-delà du mur. C'était un passe-temps relativement obscur.
Mais qui aurait osé juger, après tout.
Après un énième soupir de rigueur, tendu, nerveux, il gribouilla par-dessus son croquis et déchira tranquillement la feuille en deux.
Puis en quatre.

« Bref. »

Bref, oui. Clairement le mot le plus approprié à la situation.

Suspendue aux lèvres de leur interlocuteur, Clem en décrocha à peine les yeux pour les ramener sur Jack à sa mention de la police, avant de revenir sur le premier. Sa semelle battit nerveusement la mesure contre celle de son ami tandis qu'Ewu s'accordait le temps de la réflexion, et ses yeux accrochèrent les multiples mains du daemon dès que celles-ci se mirent en mouvement.
Parfois, il lui semblait que celles qui n'étaient pas occupées à dessiner sur le papier, qu'il venait alors d'étaler sur la table, en disaient bien plus long que les autres. Elle eut presque du mal à s'en détacher pour poser son regard brun sur le schéma.
Le polaroïd.
Le bout de sa chaussure s'immobilisa contre la semelle de Jack.

« Ça... C'est quelqu'un. » Clem papillonna des yeux et, pour une raison inconnue, sentit sa gorge se serrer. « Que j'ai déjà vu. »

"Ce n'est personne."

L'adolescente riva un regard intense au dessin, s'attardant sur chaque détail qu'y ajoutait Ewu comme si cela allait faire entrer leur ami dévêtu dans le bar pour leur révéler tous ses secrets. Et plus qu'excitée et enthousiasmée par les précisions que le daemon apporta à son dessin, Clem se sentit mal.

Sans que ce soit lié à un point particulier, ou participant d'un sentiment nettement identifiable. Juste mal.

Alors le dernier mot lui fit cligner des yeux.
Bref ?? Elle voyait difficilement quelque chose de moins "bref" que ce que le daemon venait de leur raconter. Avec l'équivalent d'un "clac" sonore, le train de ses pensées se remit en marche et son cerveau à tourner à toute vitesse. Tous les éléments du puzzle vinrent se superposer dans tous les sens ; les mots ; les scènes, au ralenti, comme sur un vieux film dont les images sautent un peu. Et en voyant Ewu ramener à lui les morceaux de la feuille qu'il venait de déchirer, l'adolescente s'empressa de se pencher en avant :

« Attends. »

Avant qu'il ne puisse les balayer définitivement de la table, l'index de Clem vint y clouer celle qui laissait deviner un croissant de lune dans le dos du daemon dessiné.
Une faux.

« C'est un garde ? » Elle planta les yexu dans les siens (autant que possible), une note grave dans la voix : « C'était un garde ? »

Quelque chose de froid chuta de sa poitrine jusque dans son estomac. Des souvenirs du concerné avant que la nuit ne tombe complètement, et de la voix de Kharon dans l'obscurité.
Bizarrement, le serpent de peur enroulé sur lui-même dans un coin reculé de son corps se nourrit de cette occasion précise pour relever la tête.

« C'est qui ? Quand ? Qu'est-ce qui lui est arrivé ? »

La seule chose que vous pouvez faire à ce sujet...
La frustration lui mordit la poitrine et lui fit serrer les dents à en entendre craquer l'émail.

« Pourquoi ça mérite un secret pareil ? » Clem était loin d'avoir oublié la réaction d'Ewu devant le polaroïd, et son ton soudain catégorique.

N'en parlez à personne, c'était fait, Kharon va vous tomber dessus, aussi. Et après ?