Le chemin se fait au rythme d'Acheron ; c'est à dire à pas longs mais lents, comme s'il craignait que faire plus d'efforts que ceux qu'il fournit actuellement risquerait de le casser. Nul besoin d'en faire le moindre pour se souvenir d'un chemin qu'il a fait plus de mille fois par le passé, qu'il refera encore mille fois les jours suivants. Le plan de la ville est gravé derrière ses yeux fatigués.
Plongés dans les silences, les deux jeunes gens avancent d'abord à travers des rues entièrement vides ou presque ; petit à petit, cependant, la vie semble retrouver ses droits. Des personnes en uniforme marchent ça et là, de plus en plus nombreuses, côtoyées par des Daemon en tenues toutes plus différentes les unes que les autres. Le contraste est frappant. Il fait bien attention à ce que la demoiselle ne se perde pas, posant régulièrement sur elle son regard attentif.

Une fois devant les Bureaux, il ouvre la porte principale et invite la décédée à y entrer. Refermant derrière eux, il lui indique un bureau situé non loin sur leur droite.

« Veuillez vous rendre là-bas. Ils vous expliqueront tout ce que vous avez besoin de savoir. Vous devrez également répondre à quelques questions avant qu'on vous remette de nouvelles affaires. Sur ce... »

Il la salua en se penchant en avant, doucement, avec une certaine élégance. Puis, déjà, il avait fait demi-tour.

► Vous devez répondre pour signifier que vous vous adressez au bureau susnommé. Vous avez le droit également de décrire votre cheminement jusqu'aux bureaux, vos impressions, etc.
Ensuite, un PNJ vous répondra pour vous accueillir.

Collée à Acheron comme il le lui avait gentiment demandé (disons qu'elle mettait ses pas dans les siens comme si le chemin avait pu être bourré de mines), Amal avait hésité à fermer les yeux tout le long du voyage. Les paroles du jeune homme s'emmêlaient dans son esprit sans faire sens et elle avait beaucoup, beaucoup de mal à imaginer qu'il puisse ne pas plaisanter. Parce que si ce n'était pas une vaste blague, qu'est-ce que c'était, hein ? Elle ne pouvait décemment pas être morte et avoir été accueillie aux enfers ou elle ne savait pas trop où par un espèce de... une espèce d'entité démoniaque ! Plus dubitative que jamais, les yeux rivés à la faux que son gentil guide ne lâchait pas, elle se faisait violence pour ne pas s'enfuir en courant – le plomb que la peur coulait dans ses jambes l'empêchait de toute façon de prendre la clé des champs.

Ahahaha. Et encore, ça, c'était à la sortie de la pièce peinte toute en blanche. Au fil des longues enjambées d'Acheron, Amal avait découvert un monde différent de celui qu'elle connaissait : envolées, les rues d'Alexandrie ! Disparu, le port et ses parfums entêtants ! Partout où elle allait, les mêmes couleurs dominaient, la chaîne brisée de temps à autre par des individus tout de couleurs vêtus – parfois avec des membres en trop ou des attributs clairement animaux. Anxieuse, le corps raide, elle avait tourné la tête pour ignorer les regards parfois curieux que l'on posait sur elle.
Ça va passer, ça va passer...

Une fois la porte poussée, Amal resserra le voile autour de son cou, comme s'il avait pu lui être d'une quelconque utilité face à la marée de visages inconnus qu'elle allait devoir affronter. Les mouvements d'Acheron la sortirent de la contemplation muette du bâtiment (bouche ouverte et regard fixe), et elle sursauta presque en se tournant vers le bureau qu'il lui indiquait.

« Veuillez vous rendre là-bas. Ils vous expliqueront tout ce que vous avez besoin de savoir. Vous devrez également répondre à quelques questions avant qu'on vous remette de nouvelles affaires. Sur ce... »

Un sourire niais tendit ses lèvres et le temps qu'elle observe ledit bureau comme s'il avait pu lui pousser trois rangées de dents, Acheron avait fait demi-tour et était hors de vue. Amal poussa un cri aigu vite camouflé par ses doigts tremblants, avec la sensation soudaine et désagréable de n'être qu'une petite fourmi dans une immense fourmilière. Suis les autres, fais comme on te l'a dit, s'intima-t-elle en redressant le dos et affichant un air déterminé en totale contradiction avec ses nerfs à vif. Démarche d'un robot, boule à la gorge, elle s'approcha du bureau et fondit immédiatement comme neige au soleil.

« Euh... Bonjour ? Tenta-t-elle en passant les mains derrière son dos pour ne pas les martyriser, on m'a dit que vous pouviez m'aider. »

Elle n'osa pas quitter son sourire, obsédée par l'idée de paraître sympathique. On aurait pu lui dire qu'une guillotine l'attendait au moindre geignement que le résultat n'aurait pas été différent.

Aussitôt que la nouvelle arrivante élève la voix, la jeune femme assise derrière le bureau quitte ses papiers des yeux pour les poser sur elle. D'un geste habitué, elle replace derrière son oreille une mèche brune échappée de son chignon sommaire et, tout sourire, s'adresse à elle d'une voix joviale.

« Bonjour ! Si vous venez d'arriver, oui, je peux vous aider ! »

Après une brève pause qui laisse le temps à la demoiselle de confirmer, elle se met à tasser ses feuilles avec un empressement qui, à défaut d'être très professionnel, semble efficace. Son bureau est net en quelques secondes.
Elle s'empare d'une feuille dans un compartiment à sa droite.

« Aloooors. Il me faudrait votre nom puis votre prénom. Dans cet ordre ! Si vous ne vous en souvenez pas, un surnom ou quelque chose qui ait du sens pour vous, ça marche aussi. Ensuite il me faudra votre date de naissance, si possible, et la dernière date dont vous vous souvenez. Ce serait bizarre que vous connaissiez la date précise de votre mort, donc le dernier jour que vous ayez en tête ce sera parfait ! »

Stylo en main, elle lui adresse un gentil sourire.

« Bon, si vous n'avez aucun souvenir de rien, ce n'est pas très grave non plus. Ça nous aide juste à voir où vous en êtes, ce genre de choses. Et si vous avez besoin de temps ou de vous asseoir, n'hésitez pas ! »

Amal ressentit un énorme soulagement au « oui » énergique de la jeune femme ; peut-être qu’elle allait enfin pouvoir s’y retrouver. Elle hocha la tête, les mains toujours dans le dos, attentive aux gestes de son interlocutrice. Il y en avait, des papiers, sur ce bureau – elle devait souvent être occupée. Le temps qu’elle fasse place nette, Amal laissa un regard en coin s’attarder sur les alentours. Tout le monde avait l’air occupé, et il y avait une autre personne à un bureau similaire. Ils avaient tous l’air vivants. Elle ne s’était jamais demandé à quoi pouvait ressembler un mort-vivant, mais certainement pas à… un vivant. Elle pouvait entendre des gens rire, protester, crier, s’échanger des nouvelles et des poignées de mains. Sans l’architecture étrange, elle aurait pu se croire chez elle. Si ces gens n’étaient plus en vie, n’auraient-ils pas dû pleurer et se lamenter ?

Les larmes lui montèrent aux yeux, mais la voix de la jeune femme les renvoya là d’où elles venaient. La gorge serrée, elle l’écouta parler sans rien dire.

Ce qu’elle demandait était simple, mais Amal se sentait au fond du trou, perdue et désemparée. Elle aurait préféré qu’elle lui dise que non, elle n’était pas morte, et que ce n’était qu’une plaisanterie. De mauvais goût, certes, mais une plaisanterie – elle aurait donné n’importe quoi pour rentrer chez elle. Elle faillit dire à cette parfaite inconnue que sa mère l’attendait et allait s’inquiéter, mais elle n’en eut pas la force. Si c’était un jeu auquel on la forçait à jouer, elle devait peut-être suivre les règles. Être malpolie l’irritait au plus haut point, alors elle pouvait au moins répondre aux questions qu’on lui posait.

Elle refusa la chaise d’un petit signe de la tête. Elle ne se serait pas relevée.

« Non, je… Ça va aller. »

Ça doit aller, se dit-elle avec une détermination nouvelle. Elle n’allait pas se laisser tomber à terre et pleurer ! Elle était plus forte que ça. Du moins, c’est ce qu’elle aimait se dire.

« Je m’appelle Amal Khalil. Enfin, Khalil. Amal. Ma date de naissance… »

Elle s’arrêta pour réfléchir, et se sentit bête.

« 29 Août 1986. Et la dernière date dont je me souviens, c’est… »

Elle se mit à tripoter les bords de son hijab, hésitante. Elle n’y avait pas pensé jusqu’à maintenant, mais il lui semblait avoir un énorme trou. Plusieurs trous. C’était une sensation floue dont elle ne distinguait pas les contours, mais c’était là. Il s’écoula plus d’une minute avant qu’elle ne dise :

« Je crois… Octobre 2004 ? Septembre ? Je pense. »

Elle peignait presque tous les jours, et notait la date sur chacun de ses dessins : cela lui reviendrait.

« Vous, euh… Qu’est-ce qu’il va m’arriver ? »

Elle se sentait si vivante… Si elle était déjà morte, elle ne voulait pas qu’on la tue une seconde fois.

Le sourire de Lucie est encourageant et chaleureux ; le temps qu'Amal trouve ses mots et lui dise que ça ira, elle reste juste à la regarder gentiment. Puis les informations commencent à venir et, appliquée, elle appuie la pointe du crayon sur la feuille en papier pour les prendre en note. Quand il y a une pause, elle attend ; lève la tête, rebaisse les yeux. Ecrit autre chose le temps que la demoiselle trouve quoi dire et ne lui donne les renseignements dont elle a besoin.
Ses yeux opèrent ainsi quelques allers-retours entre elle et la feuille, tantôt notant, tantôt en suspend, en essayant de ne pas lui donner l'impression de devoir se dépêcher. Elle lui a bien dit qu'elle peut prendre son temps.
Une fois le dernier point posé, Lucie croise les deux mains sur la feuille et son crayon.

« Rien de particulier, ne vous inquiétez pas ! » Le crayon revient dans sa main ; elle se remet à annoter une page. « Je vais revérifier vos informations avec vous, d'abord. Ensuite je vais répondre à vos questions, si vous en avez d'autres. Après ça je vais vous donner un numéro et une plaque, que vous devrez garder sur vous. Vous allez aussi avoir un uniforme. Et puis une chambre dans une maison, et ensuite vous pourrez faire ce que bon vous semble. Trouver du travail, rencontrer des gens... Un peu comme avant. »                

Elle pose un point final quelque part hors du champ de vision d'Amal, caché sous le rebord du bureau. Satisfaite, elle lui adresse un grand sourire.

« Donc ! K, H, A, L, I, L ? Je note votre nom en caractères latins, j'espère que ça ira. » Elle lui adresse un sourire désolé. « A, M, A, L. Née le 29 août 1986. Probablement morte aux alentours d'octobre 2004. »

Elle attend de voir si cela convient ou non à la demoiselle, puis sort une étiquette blanche et un crayon rouge d'un tiroir.

« D'autres questions avant de poursuivre ? N'hésitez pas, je suis là pour ça. »

Les doigts douloureux à force de les crisper contre sa peau ou le tissu de son hijab, Amal s’appliqua (sans y arriver) à se détendre. Bien. Personne ne va te faire de mal, on te demande juste quelques petites informations avant de pouvoir…
De pouvoir quoi. La réponse de la jeune femme, loin de l’éclairer, la jeta dans un trouble plus profond encore. Une plaque, un numéro ? Comme des moutons d’élevage ? Un uniforme, une chambre… les sons de discussions et de portes qui claquent passèrent tous en arrière-plan. Elle avait du coton dans les oreilles et le cerveau en compote. Elle qui n’avait jamais l’impression d’être très maligne, là, c’était la cerise sur le gâteau.

Le « comme avant » la rattacha à la terre ferme par les chevilles et elle délaissa son hijab pour venir tordre les bords de son t-shirt. Cette fille n’avait pas de cornes et était très gentille mais – comment savoir ? Vérité, vaste plaisanterie, ruse diabolique ?
Elle hocha bêtement la tête, momentanément incapable de se souvenir à quoi son nom pouvait ressembler en alphabet latin, et s’affaira à coincer quelques mèches rebelles sous le tissu pour éviter d’avoir à penser que bien sûr, Octobre 2004, elle était sûrement morte par-là, ça faisait sens, elle n’allait jamais revoir sa mère et il y avait beaucoup trop d’inconnus pour elle dans cette pièce elle allait mourir (encore) sur le bureau de cette gentille dame et ce serait la fin ahaha.

On respire.

Sans plus rien à tripoter ou remettre en place avec une application maniaque, Amal se retrouva affreusement seule face au regard inquisiteur de la jeune femme. Elle ouvrit la bouche, ravala un gémissement apeuré, et laissa filer dans un murmure :

« Je… je vais avoir une chambre ? Est-ce que… je vais rester là longtemps, ou c’est juste… une sorte d’hôtel ? »

Le mot ne lui plaisait pas (et un hôtel pour quoi, pour damnés en attente de rédemption ? Amal, franchement) et lui laissa un goût amer sur la langue, mais le moindre mot pouvait l’aider et puisqu’elle nageait en pleine confusion, elle n’était pas difficile. Elle avait du mal à envisager l’idée de rester ici pour toujours, parce que…

Pourquoi ? Dans quel but ? Si la vie était la même sur Terre et ici-bas, pourquoi mourir ?
Et pourquoi un uniforme ? Ça la taraudait plus que ça n’aurait dû.

Le temps qu'Amal remette ses idées en place, Lucie attend patiemment. Le stylo reste coincé dans sa main droite, étiquette posée hors de vue sur le bureau, sans jamais que son sourire engageant ne quitte ses lèvres.
Elle n'a pas l'air pressée. De fait, elle ne donne pas non plus l'impression de vouloir presser qui que ce soit. On a le temps de prendre le temps.
La question de la décédée adoucit un peu plus ses traits. Son sourire se fait compatissant ; plein de gentillesse.

« Vous allez rester là longtemps, oui. Rien à voir avec un hôtel. » Elle tapote un bref instant le bout du stylo contre sa lèvre, pensive. « Je pense que le mieux, c'est de vous dire que vous êtes... Passée d'un endroit à un autre ? Et que tant que vous êtes ici, le but, c'est que vous vous sentiez bien. Vous venez de vivre un évènement traumatisant, même si vous ne vous en souvenez pas. Vous allez avoir besoin de temps pour vous remettre. C'est normal. »

Nouveau sourire. Doux et rassurant, toujours. Elle garde toute énergie superflue en laisse.

« Votre chambre sera dans une maison. Vous serez en colocation avec trois autres personnes, précise-t-elle en débouchant le crayon, qui vient aussitôt glisser sur l'étiquette, hors du champ de vision de son interlocutrice. Il se peut qu'il n'y ait personne d'autre, pour commencer. Ou juste une personne. Il y a du mouvement. »

Le crayon est rebouché ; elle ouvre un tiroir.

« Sachez que s'il y a le moindre problème, vous pouvez demander à déménager. Vous n'avez pas à rester avec des personnes qui vous traitent mal, ou avec qui ça ne passe vraiment pas. Comme je l'ai dit, le but, c'est que vous alliez bien ! »

Et vu le ton jovial sur lequel elle le dit, on ne peut qu'avoir envie de la croire. N'est-ce pas.
Elle, en tout cas, a l'air de se croire. À deux cent pour cent.
D'un mouvement assuré, elle ferme le tiroir et vient poser une étiquette sur le devant du bureau. Dessus, des chiffres ; des lettres. Elle le pousse vers Amal.

« Alors ! Ça, ce sera votre numéro. Il est à vous et rien qu'à vous, et vous devrez  le porter sur le devant de vos vêtements chaque fois que vous sortez. Ne le prêtez surtout pas. Si vous le perdez, ou qu'il est trop abimé pour une raison ou une autre, vous devez aussitôt venir en demander un autre ici. Bon, poursuit-elle en levant les yeux au ciel, concrètement, vous en aurez rarement besoin. C'est plus pour nous aider nous. »

Du bout des doigts, elle pousse près de l'étiquette un médaillon ovale au bout d'une chaine très fine, frappé d'un "1" en chiffre arabe.

« Et ça, c'est votre plaque. Même chose, elle est à vous et rien qu'à vous, et vous devez la porter lorsque vous sortez. Ça peut servir à prendre le train, par exemple ! Pour faire simple, c'est pour savoir qui a le droit d'aller où. Vous comprendrez au fur et à mesure, ne vous inquiétez pas. »

Elle parle doucement, sans aller trop vite, pour laisser à Amal le temps d'intégrer au moins une partie du flot d'informations.
Pour autant, elle ne marque pas réellement de pause avant de se lever.

« Eeet l'uniforme ! Vous allez en avoir deux. Des sous-vêtements, un maillot de corps, un t-shirt, une jupe ou un pantalon, des chaussures et un chandail. Il n'est obligatoire qu'en extérieur, et vous pourrez y ajouter ce que vous voulez. L'important, c'est de garder le bas et un des deux hauts visibles. »

Un haussement d'épaules vient ponctuer sa tirade.

« Donc — jupe ou pantalon ? Ou les deux. Si vous vous souvenez de votre pointure, également, ce serait parfait. Et si jamais votre religion fait que vous avez besoin d'une longueur particulière sur les jambes, ou d'un accessoire supplémentaire — elle se dessine un hijab avec les mains, sourire aux lèvres — dites-le moi. Et si vous avez d'autres questions, bien sûr, même chose ! »

Bien sûr.

Sans la gentillesse de la jeune femme (combien de fois avait-elle dû servir ce discours ? Elle paraissait si calme, détendue, habituée), Amal se serait mis à paniquer. Pas pleurer ni hurler, elle avait encore un minimum de self control, mais ça faisait beaucoup de choses à digérer en trop peu de temps – et pas des choses faciles à avaler, tant qu’à faire. Tout lui restait coincé au milieu de la gorge comme un os de poulet, esquilles comprises.
Puisque son interlocutrice gardait son sourire, alors Amal fit de même. Par politesse. Elle la quittait parfois des yeux pour regarder autour d’elle, juste histoire de s’assurer qu’entre ce qu’on lui racontait et ce qu’elle voyait de ses propres yeux, il n’y avait pas un gouffre ou deux. Tout avait l’air normal. Une journée de plus au bureau, à tasser les feuilles et tailler les crayons.

C’était ça, le plus frappant. Le plus perturbant. On lui annonçait sa mort (« mademoiselle la décédée »), puis on lui précisait qu’elle allait devoir vivre avec d’autres gens, trouver un travail, avoir un uniforme… Rien de ce à quoi elle se serait attendu une fois le pied dans la tombe. La plaisanterie était trop vaste pour en être une, mais…

Mais le nœud à son cœur ne partait pas. Il se resserrait, de plus en plus petit, insidieux. Amal déglutit, et se concentra sur les boucles brunes de la jeune femme pour chasser la culpabilité qui mettait ses pas dans les siens.

Quand l’inconnue ferma tiroir et crayon pour pousser devant elle une drôle d’étiquette, elle fronça les sourcils. Une main sur le devant de sa poitrine, pour mimer l’emplacement du numéro en question, elle s’arrêta sur chaque lettre et chaque chiffre avec attention – puis sur le médaillon qui le rejoignit. Argenté, frappé d’un « 1 ». Puis on lui parla de train et elle perdit le reste de sa concentration, complètement perturbée.
Un train ? Il y a un train, ici ?

Elle n’eut pas le temps de lui poser la moindre question sur le sujet ; l’uniforme revint sur le tapis, et Amal sursauta presque à sa question. Ses doigts se refermèrent sur son hijab, et elle balbutia :

« Oui, euh… un pantalon, s’il vous plaît. Je préfère. Je crois que je chausse du… 38 ? (regard à ses pieds, comme s’ils allaient pouvoir confirmer ou infirmer la chose) Et si vous avez un hijab, ce serait parfait. »

Elle ne pouvait pas en avoir qu’un, surtout si elle devait partager sa maison avec de grands inconnus. Elle n’avait vu qu’une partie de la ville, mais l’endroit avait l’air peuplé et animé. Prudence est mère de sûreté.

« Vouuus… Il y a beaucoup de gens, ici ? (elle lança un regard à travers les grandes portes vitrées) Vous vous occupez de tout le monde ? »

S’il y avait du monde, les arrivées devaient être fréquentes, mais la pauvre n’avait pas l’air débordée.
Elle était morte, elle aussi. Et tous ceux qui l’entouraient.

Un frisson lui courut le long de l’échine.

Lucie hoche énergiquement la tête à la mention d'un pantalon puis d'un hijab — et, tout en écoutant votre question, elle se fend d'un grand signe de main sur sa droite. Au bout du hall, derrière un bureau isolé, une femme quelconque se tourne dans sa direction ; en la voyant l'interpeller, elle se lève et commence à se diriger vers sa collègue.
Un petit rire plus tard, la brune secoue la tête de gauche à droite.

« Pas de tout le monde, non ! Mon gentil collègue, derrière vous, répond-t-elle en pointant un doigt dans le dos d'Amal, s'occupe de l'autre moitié. Mais il y a du monde, oui. La ville est animée. »

Dans la direction indiquée, occupé à écrire Dieu sait quoi, l'homme lève vaguement la tête de ses feuilles à sa mention ; pour peu qu'Amal lui jette un coup d’œil, il lui adresse un signe de tête poli avant de se remettre à ses affaires.
Occupé, semble-t-il.

« Enfin — les arrivées se répartissent assez bien, en général, je n'ai pas à me plaindre. Pas de file d'attente devant mon bureau. Certains vivent très mal leur mort, donc... Ce serait. Embêtant. »

Nouveau rire — gêné, cette fois.
Sa collègue arrive à son niveau à peu près à ce moment, et adresse elle aussi un signe de tête poli à la nouvelle arrivante. Lucie lui donne une liste succincte composée de votre pointure, de pantalons et d'un hijab ; après un très bref examen de celle qu'elle est censée habillée, ni gênant ni insistant, elle repart en direction de son bureau et disparait par une porte non loin derrière, sur la droite.
Pendant ce temps, Lucie exécute un joli demi-tour et part tirer un tiroir d'un des rangements contre le mur, derrière son bureau.

« Oh, au cas où — et puisqu'Acheron n'est pas le plus évident à ce niveau... » Elle se tourne à demi vers elle, avant de retourner à ses tiroirs. « Vous avez peut-être vu des gens un peu bizarres, en venant jusqu'ici. Avec des cornes, ou des pattes, ou des branches sur la tête, ou trop d'yeux, ou que sais-je. Ce sont les autochtones ! On les appelle des daemon. Pas de crainte à avoir, ils sont comme vous et moi. Juste... Physiquement différents. Vous vous rendrez vite compte qu'ils ne sont pas plus méchants que les autres, ne vous en faites pas. »

Bras levés, elle déboîte purement et simplement un tiroir placé trop haut pour qu'elle puisse en examiner le contenu — et vient le poser sur le bureau.
Dedans, des rangées de jolies clefs soigneusement étiquetées.

« Alors... » Elle se saisit de l'une d'elle, en fixe l'étiquette, puis la pose près de la plaque et du numéro laissés sur le bureau. « Ce sera la clef de votre maison. Ma collègue va vous y emmener. »

Après un gentil sourire, elle retourne emboîter le tiroir d'un geste expert (et un rien brutal, mais ça semble fonctionner).

« Je me doute que ça va vite, et que ça n'a pas beaucoup de sens pour vous. Si vous vous sentez mal, si vous voulez que j'explique quelque chose un peu mieux, ou si vous avez juste besoin de rester assise tranquille deux minutes, dites-moi. Je suis là pour ça. »

Pas seule, alors – Amal pivota dans la direction indiquée par la jeune femme, où son collègue, assis à un bureau similaire, triait quelques papiers. Elle lui renvoya un petit signe de tête, avant de se détourner, toujours un peu perdue. Et dire que je ne l’avais même pas vu !
Elle compatissait avec sa guide, ça ne devait pas être simple tous les jours. Pas de file d’attente, mais les gens pouvaient se montrer imprévisibles, en état de choc. Hystériques, violents, il y avait toute une liste. Elle n’aurait pas pu.

Je viens d’arriver, oui, mais…

L’arrivée de la seconde femme la fit sursauter (elle l’avait déjà oubliée), et elle se força à récupérer sourire et dos droit. Le petit examen passé, et de nouveau à deux, elle soupira tout bas.
Heureusement pour elle et la partie rationnelle de son cerveau en détresse, son interlocutrice se remit vite à parler. Amal s’accrocha au seul nom connu, Acheron, avant de se laisser vagabonder par-delà les portes de verre et ce qu’elle en avait vu. Ils avaient croisé beaucoup de gens étranges, de toutes les formes et de toutes les couleurs (les autochtones ? Les daemon), et savoir qu’ils n’étaient pas plus agressifs que la norme la soulagea. Ils n’en avaient pas l’air, mais elle se méfiait de l’inconnu.

Et là, elle avait les deux pieds et tout le reste dedans. Pas la sensation la plus agréable, surtout au réveil.

Un tiroir qu’on déboîte la ramena sur terre, et elle regarda la jeune femme en sortir une clé. Sa maison ? Il y en avait tellement, dans cette boîte ! La grandeur des lieux lui donna le tournis. Se faire escorter jusqu’à ladite maison, même par une illustre inconnue, la rassura. Elle se serait perdue, sans aide.
Le tiroir fut remboité avec force et habitude, et Amal laissa un instant son regard passer de l’étiquette au médaillon à la clé, songeuse. Elle allait devoir tout garder sur elle ? Elle se promit d’aller vérifier le train ; cette histoire l’embêtait plus qu’elle ne voulait l’admettre.

Doigts croisés, elle finit par élever la voix :

« La manière dont je suis morte, et quand… (le mot lui brûla la langue et elle papillonna des yeux, chercha ceux de son interlocutrice) Je m’en souviendrai un jour ? »

Elle avait l’impression de s’être endormie et réveillée là – peut-être que c’était ça, la réponse, bête à en pleurer, mais elle en doutait. Et ce trou de mémoire-là, il lui tapait entre les côtes, plus que les autres.

Elle avait peur, mais elle aurait aimé savoir.

Une ombre passe sur le visage de Lucie en entendant la question de la jeune femme. Son sourire vacille un peu ; elle le rattrape avec plus de gentillesse et de compassion que d'adresse.

« C'est sûrement arrivé que des gens finissent par se souvenir, mais... » Elle hausse les épaules, lèvres pincées sur une expression désolée. « À votre place, je n'espérerais pas trop. Voire du tout. »

Ses bras, abandonnés le long de son corps en l'absence de quoi que ce soit pour les occuper, la laissent tapoter pensivement du bout des doigts contre le tissu de sa jupe. Après une brève hésitation, elle reprend :

« Croyez-moi, je sais que c'est difficile de ne pas savoir. Mais les humains sont compliqués, vraiment — et si je peux vous affirmer quelque chose, depuis le temps que je suis ici, c'est qu'on oublie tout pour une bonne raison. » Son sourire et son énergie reviennent à la charge ; elle hoche la tête, convaincue. « Si ça doit revenir, ça reviendra. Laissez-vous du temps. »

En même temps qu'elle finit sa phrase, une porte se rouvre et se referme au bout du hall.
La secrétaire partie quelques instants plus tôt en lâche la poignée et revient vers Lucie et Amal, un sac en toile blanc au bout du bras.
La brune passe une main derrière sa nuque, un rien songeuse, puis se charge de poser l'étiquette sur la plaque.

« Mourir est difficile, ajoute-t-elle doucement. Les premiers jours, voire les premières semaines, risquent de l'être plus que les autres. Si jamais vous... Sentez que vous ne vous adaptez pas, que ça ne va pas, que vous n'arrivez pas à assimiler — revenez ici, d'accord ? N'hésitez surtout pas. Il y aura toujours du monde pour vous aider. »

Elle ne vient pas lui saisir les mains pour les serrer, mais l'intonation sous-entend presque le geste. Il y a quelque chose de quasiment maternel dans la façon dont elle parle ; une impression qu'elle dégage, peut-être.
Une fois sa collègue revenue près d'elle, elle lui tend le numéro et la plaque. Les deux sont glissés dans le sac ; la clef, elle, lui est remise de main à main.
A priori, c'est elle qui prendra la tête de l'expédition.

« Autre chose avant que je vous libère ? »

La réponse de la jeune femme lui serra le cœur, mais elle se fit une raison, résignée bien trop vite pour que ce ne soit pas suspect. Presque soulagée, Amal, hein ?
Bien décidée à ignorer la petite voix qui lui soufflait à l’oreille, elle s’accrocha aux mots qu’on lui servait, les doigts crispés sur le tissu de son haut, au niveau du cœur. Si, en arrivant, son esprit avait jugé nécessaire d’effacer certaines choses, alors elle lui faisait confiance. Elle faisait aussi confiance à cette jeune femme, sur place depuis bien plus longtemps qu’elle. Elle connaissait les rouages de ce monde, et elle…

Elle venait d’arriver. Était peut-être en état de choc sans le savoir. Elle avait besoin qu’on la rassure.
Si ça doit revenir, ça reviendra.
Amal se permit d’être optimiste en ces temps sombres et de se dire que ce monde ci était peut-être bien fait. Une folie, mais une folie qu’elle assumait, une fois n’est pas coutume.

Son regard accrocha la silhouette qui se dirigeait vers elles avant qu’elle ne puisse la surprendre. Les mots que sa guide ajouta à la pile lui firent l’effet d’un baume au cœur, et elle soupira tout bas. L’impression de solitude qu’elle avait ressentie en arrivant, cette sensation d’être écrasée par tous les bâtiments et de n’être rien, s’évaporait petit à petit. Elle n’était pas seule, personne n’allait la lâcher en pleine rue, et il y aurait toujours des gens vers qui se tourner. Elle se voulait assez forte pour surmonter l’épreuve sans aide, mais au cas où…

Amal n’avait plus de maison. Elle n’avait plus sa mère, qui avait été sa confidente et sa béquille. Forcément, elle se sentait nue.
Pas prête, pas assez forte.
Coupable sans savoir pourquoi.

Elle aurait préféré que la jeune femme aux cheveux bouclés l’accompagne, mais elle devait avoir du travail. Elle n’allait pas la retarder, ni créer la queue à l’entrée. Elle lui offrit un sourire, et lui dit :

« Non, ça devrait aller. Je reviendrai vous voir si jamais j’ai… d’autres questions. »

Ou que je vais mal.
Après avoir réajusté son hijab pour faire face au monde extérieur, elle ajouta, dans un éclat pressé :

« Oh, je. Je ne crois pas connaître votre nom ? »

C’était sorti tout seul et maintenant qu’elle ne pouvait plus le ravaler, elle avait peur de l’avoir simplement oublié. Survolé. Elle ne lui en aurait pas tenu compte, avec tout ce qu’elle avait eu à assimiler, mais…
Mais c’était moindre des choses, quand même.

Lucie hoche la tête lorsqu'Amal lui répond, toujours tout sucre et tout sourire. La femme à leurs côtés profite du bref moment de battement pour caler les lanières du sac sur son épaule puis inspecter l'étiquette accrochée à la clef. Ses yeux glissent sur la porte, concentrée, pour tenter d'établir le trajet le plus court jusqu'au quartier correspondant.
Pendant ce temps, la réceptionniste laisse filer un "oh !" surpris.

« Je n'ai pas dû vous le dire, non ! Je m'appelle Lucie. » Son sourire éclaire son visage et remonte jusqu'à ses yeux. « Ravie d'avoir fait votre connaissance, Amal. Prenez soin de vous, d'accord ? »

Sentant la fin de la conversation, l'autre femme fait un pas de côté ; passe derrière Amal puis sur sa droite, pour se mettre entre elle et le chemin de la porte. Définitivement plus pratique de se placer en tête de file, quand on sait où on va.
Le sourire qu'elle lui offre est tranquille ; son mouvement de tête en direction de la sortie l'est également.

« Je vais vous emmener jusqu'à chez vous. Ensuite, je vous conseille de rester vous reposer pour la journée, ajoute-t-elle en se mettant à avancer. Ou vous familiariser avec les environs, si vous vous en sentez le courage. Ce sera déjà bien. »

Avant de laisser la jeune fille filer en compagnie de sa guide, Lucie lui adresse un signe de main et un dernier sourire.
Puis elle baisse la tête vers ses papiers, se rassoit — et, pour elle comme pour les autres, la journée continue.

Lucie. Amal se répéta le prénom en boucle pour ne pas l’oublier, le regard tantôt posé sur la réceptionniste, tantôt sur sa guide. Elle était tiraillée entre impatience et appréhension ; elle avait vraiment envie de découvrir plus en détails ce qui se cachait derrière les portes de verre, mais une autre partie d’elle la poussait à se rouler en boule derrière un bureau et ne plus bouger de là. Elle était en sécurité, ici. Les gens étaient gentils.

Dehors…
Qui sait. Elle ne pouvait jurer de rien, tant qu’elle ne l’avait pas vu de ses propres yeux. Personne n’était en prison, mais l’uniforme leur donnait malgré tout des airs de prisonniers.

La voix de la seconde jeune femme la fit sursauter (un peu) et elle hocha bêtement la tête, une jambe en avant pour lui emboîter le pas. Elle jeta un dernier regard à Lucie, un sourire timide et un signe de la main en retour, puis se détourna définitivement pour traverser le hall et la porte d’entrée. Elle mettait ses pas dans les siens, comme elle l’avait fait avec Acheron à l’allée. Droite, gauche, droite, gauche.

S’ils lui disaient que tout allait bien se passer, et qu’ils étaient là pour elle, alors tout allait bien se passer. Il n’y avait pas de raison. Beaucoup de gens avaient dû vivre la même chose avant elle, et ils s’en étaient sortis. Elle était forte, elle pouvait le faire.

Elle pouvait ignorer les aiguilles de culpabilité qui s’enfonçaient dans ses os à chaque pas et dans sa langue à chaque question, comme autant d’invités indésirables.