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Valentin Horville
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Valentin Horville

En bref

Masculin
Pseudo : Never.
Messages : 80




« I heard you burnt yourself again, lighting fires with someone else. Just because you're cold, just because you're bored, just because you can. »
Nom : Horville.
Prénom : Valentin, Clément, Antoine.
Surnom : Val', Carotte.
Sexe : Masculin.
Âge effectif : 73 ans.
Âge apparent : 17/18 ans.
Arrivé le : A2 M3 J2.
Date de naissance : 02/03/1795, Lyon, République Française.
Date de mort : 18/09/1868, ??, ??
Orientation sexuelle : Bisexuel.
Groupe : Commotus.
Nationalité : Français.
Langues parlées : Français, Allemand, Anglais.
Ancien métier : Homme d'affaires.
Métier actuel : Croupier.
Casier Judiciaire


▬ Crimes commis :
▬ Circonstances du décès :
▬ Péché capital principal :
▬ Péché capital secondaire :
▬ Rapport à l'alcool :
▬ Rapport aux drogues :
▬ Addictions :
▬ Mauvaises attitudes récurrentes :
▬ A été victime :


Physique


Valentin ne passe pas inaperçu – non parce que sa grande taille et son charme à toute épreuve fassent s'évanouir les demoiselles ; mais parce que son physique atypique reste gravé sur la rétine.
Du haut de son mètre soixante-treize, Valentin n'est en vérité ni très grand ni très petit et rentre parfaitement dans la norme de l'époque. Il possède deux jambes, deux bras, un nez, une bouche et des yeux, n'est pas bossu ni boiteux et n'est pas un laideron. De fait, son visage aux accents facilement mutins n'a rien d'extraordinaire et s'il ne savait pas être aussi expressif, serait aisément oubliable.
Valentin sait se mettre en valeur et impressionner la galerie. Il a appris au fil des années à tendre ses traits comme il le faut pour simuler joie, colère et tristesse sur commande. Même si ses expressions paraissent spontanées, il calcule le plus souvent la moue adéquate afin de se faire apprécier et de tirer avantage de la situation. Valentin est un manipulateur charismatique dont le physique, s'il avait été plus discret, n'aurait pas autant joué en sa faveur.

Avec ses cheveux d'un roux carotte indécemment bouclés et épais, on se retourne beaucoup sur son chemin afin de jeter un second coup d’œil à cette tignasse qui refuse qu'on la discipline. Une teinte plus sombre et une matière plus sage auraient fait de lui un monsieur passe-partout dont il a souvent regretté l'impossible discrétion. Le jeune homme a souvent été qualifié par ses cheveux, plus ou moins poliment, et repéré de loin rien qu'à sa couleur ou ses boucles folles. De paire avec ses cheveux roux, il a la peau très claire dont le soleil est l'ennemi principal, mouchetée de taches de rousseur sur toute sa surface. Certains n'ont que quelques jolies petites taches sur les joues ou, peut-être, sur les épaules ; Valentin en a absolument partout, de ses joues à son front en passant par son menton, de ses bras à ses épaules et son torse, où elle se font plus discrètes mais présentes. Aucune partie de son corps n'y échappe, monsieur ayant aimé se rouler sans rien au soleil dans son enfance. Plus claires en hiver, elle ressortent particulièrement sous la lumière, donnant là encore à son visage banal une touche de fantastique quotidien. Les taches associées aux boucles achèvent de lui conférer un physique difficile à oublier ou coller à quelqu'un d'autre par erreur.

Valentin est Valentin, et n'a jamais été pris pour un autre dans sa vie.

Des yeux d'un vert clair complètent le tableau. Quant à son corps, Valentin a toujours été fin, pas bien large d'épaules ou musclé. Souple, en revanche, il excelle à la course ou au saut d'obstacles et dans une catégorie plus utile, à l’escrime qu'il n'a jamais cessé de pratiquer. Son poids plume et sa silhouette fluette ne l'avantageant pas dans toute bagarre au corps à corps, il préfère filer à l'anglaise quand les choses tournent au vinaigre et à s'échapper sans se retourner, ce qui lui a valu d'être qualifié de « lâche » par nombre de ses détracteurs.
Valentin le prend néanmoins bien, puisque chez lui, la ruse prévaut sur la force brute.


Caractère


Valentin est un renard ; il est rusé, agile, manipulateur et beau parleur. Il ne rechigne jamais à tricher  pour obtenir ce qu'il veut et sait se montrer déterminé jusqu'à l’écœurement quand quelque chose lui tient à cœur.
Valentin est un jeune homme qui a très tôt compris que son physique seul ne lui ouvrirait aucune porte. Il a très tôt compris que s'il voulait devenir quelqu'un, poussé en cela par son frère aîné, il devrait travailler, se forger une culture exemplaire et s'attirer ainsi l'admiration des autres. Valentin n'a jamais voulu devenir soldat pour défendre sa patrie, il n'a jamais pensé aller à la guerre et hormis l'escrime, quelques fois l'équitation, le sport ne l'attire guère. Ce que Valentin préfère, c'est faire travailler son cerveau grâce à des énigmes et des casse-têtes.

Le jeune homme est un garçon de tête, intelligent, qui sait se servir de ce qu'il apprend dans la vie de tous les jours, que ce soit pour impressionner les autres ou mieux les manipuler. Sa soif de connaissance ne s'arrête pas aux sciences exactes et aux nouvelles découvertes, elle s'étend à la mécanique de la personnalité, aux rouages de l'individu, à tout ce qu'un être peut employer pour faire ployer un autre individu, à l'inciter, sans qu'il s'en rende compte, à abonder dans son sens. Valentin a beaucoup appris de ses rencontres et ses amitiés, notamment à observer chaque détail pouvant avoir son importance. Il a appris à être éloquent, à reproduire sans peine toutes les émotions possibles et imaginables, à se changer en caméléon pour pouvoir graviter dans tous les cercles à sa portée.
Il est difficile de connaître les véritables pensées et opinions de Valentin, car il les garde cachées et change souvent de discours pour s'adapter à la situation présente. Il a une capacité d'adaptation spectaculaire et sans failles.

Bien entendu, tirer les ficelles comme un marionnettiste ses marionnettes a entraîné une difficulté à s'attacher ou faire confiance ; Valentin sait se méfier de tout et reste constamment sur ses gardes. Il manque parfois d'empathie et peut se montrer désagréable voire cruel seulement dans le but d'obtenir ce qu'il souhaite. Les larmes des autres ne sont pas son problème.

Il a également tendance à jeter un jugement arbitraire et bien trop personnel sur certaines choses. Sa personnalité avenante et colorée peut vite devenir sarcastique et moqueuse et il sait à merveille rejeter la faute sur les autres et se laver les mains de ses propres erreurs. Il a souvent du mal à assumer ses faux pas et cherche à s'en dédouaner par tous les moyens.
C'est que Valentin n'aime ni être blessé ni sermonné. Il déteste qu'on lui donne des ordres ou des conseils et slalom entre les piliers du bon sens lorsque tel est le cas. Chaque trahison laisse sur sa peau une marque indélébile ; il hait par-dessus tout qu'on se joue de lui comme il se joue des autres.

Au-delà du jeune homme charismatique et intelligent, du renard manipulateur et moqueur, Valentin sait aussi se montrer compatissant et généreux envers les personnes qu'il aime, et rendre service à un ami n'est pas une corvée pour lui, qu'elle implique ou non du danger.


Histoire




« A cannibal with cutlery is a cannibal still,
Though you choose to forget that. »


Cannibals With Cutlery, To Kill A King



Octobre 1815

« Je crois qu’on a frappé à la porte. »

Valentin fronça les sourcils, levant le nez du corsage dans lequel il s’était plongé. Il avait du mal à entendre quoi que ce soit par-dessus le souffle précipité de Victorine, mais il n’y avait pas l’air d’avoir grand-chose à entendre – à part le tic-tac répétitif de la pendule collée au mur.
Il sourit à la jeune femme, qui tentait de se redresser entre ses bras.

« Je n’entends personne. Tu veux déjà me quitter ?

— Ne dis pas de bêtises, lui murmura-t-elle, une main entre son visage et sa poitrine, je n’ai simplement pas envie que ta mère rentre et nous trouve là.

— Elle ne rentre jamais dans ma chambre, il n’y a aucun risque. Allez, détends-toi. »

Elle se débattit un peu mais le laissa déboutonner sa chemise, puis la faire glisser le long de ses épaules ; elle se mit à rire lorsqu’il couvrit ses seins de baisers, puis à gémir quand il laissa ses mains s’égarer. Cette fois-ci, Valentin entendit distinctement le claquement du bois et délaissa à contrecœur son amie, qui ramena ses bras contre sa poitrine avec une expression horrifiée.

« Oui ? Qu’y a-t-il ?

— Je suis désolé de vous déranger, monsieur, mais on vous demande au salon. »

Il soupira de frustration, les doigts toujours sous les jupons de Victorine. Elle avait arrêté de respirer, comme si le domestique avait pu déceler sa présence au moindre souffle ; après ce qui s’était passé cette année, elle tremblait à l’idée qu’on la surprenne avec lui.
Elle jouait sa place – ce n’était jamais peu pour un domestique.

Il s’éloigna d’elle, et lui fit signe de descendre du bureau pour aller se cacher ; elle se rencogna dans un coin tandis qu’il remettait ses vêtements en ordre et passait une main dans ses boucles folles. Une fois suffisamment décent, il entrouvrit la porte sur le visage soucieux de Charles. Il ne lui laissa pas le temps d’inspecter ce qu’il voyait de la pièce et lui demanda, un peu sèchement pour qu’il se concentre sur lui :

« Et qui me demande ?

— Monsieur Joseph de Landerolt. »

Son irritation fila sur le champ et il acquiesça sans réfléchir. Si ça avait été un autre, il aurait renvoyé Charles avec l’ordre de le déclarer absent ; mais Joseph changeait la donne.

« Dites-lui que j’arrive.

— Bien, monsieur. »

Valentin n’attendit pas le regard réprobateur de Charles pour fermer la porte avec un long soupir. Leur secret était un polichinelle : Victorine avait eu beau déclarer que le père était un marchant itinérant, toute la maisonnée savait qu’elle couchait avec lui. Ses parents, aussi, mais ils n’avaient pas fait d’histoires car Valentin le leur avait demandé. Ils avaient accepté de ne pas la renvoyer et de continuer à la laisser travailler malgré son état, à la condition que cela ne se reproduise plus. Il avait promis la main sur le cœur, et avait trahi son serment aussitôt la jeune fille remise de couches. Il n’y pouvait rien ; elle avait la plus belle paire de seins de toute la ville.

Et puis, sa mère n’acceptait plus d’engager de jeunes filles, et ce n’était plus par peur qu’elles séduisent son père.

Elle se serait empressée de la renvoyer chez elle si elle les avait aperçus enlacés.

« Eh bien. »

Victorine lui lança un regard interrogateur depuis son coin de la pièce, occupée à retenir sa chemise sur sa poitrine. Il s’approcha d’elle et planta un baiser chaste sur ses lèvres.

« Tu m’attends là ? Je dois y aller.

— Vraiment ? (il haussa les épaules et elle soupira par le nez) Combien de temps ça va te prendre ?

— Je ne sais pas. Mais si tu t’ennuies, tu peux toujours te t – »

Elle lui pinça le nez assez fort pour le faire reculer en riant.

« D’accord, d’accord !

— Allez, dépêche-toi. Si tu traînes trop, je me rhabille. »

Il lui fit la moue mais elle ne céda pas, drapée dans ce qui lui restait de dignité. Il passa la porte avec un geste théâtral, lui arrachant un rire qui disparut une fois la clenche tournée. A grandes enjambées, il se dirigea vers le salon où ses parents recevaient les invités, regrettant que Charles ne l’ait pas directement emmené dans la bibliothèque où ils avaient leurs habitudes.
Valentin vit tout de suite que Joseph était de bonne humeur, ce qui n’était pas négligeable, surtout ces derniers temps. Il ne s’entendait pas avec sa toute récente épouse, et sa situation personnelle restait selon ses dires « compliquée ». Il n’avait pas voulu lui en dire plus, et Valentin avait fait semblant de ne pas être vexé.

Il leva la main dans sa direction. Assis sur un des fauteuils, il avait une tasse de thé en mains, et le jeune homme se félicita qu’à défaut de respecter sa vie privée, Charles savait au moins s’occuper des invités.
Joseph était vêtu sobrement, mais avec goût. Il arrêta de touiller énergiquement sa tasse pour lui adresser un sourire qui, en d’autres circonstances, lui aurait mis le cœur en tambour. Mais le voir aussi joyeux inquiéta juste Valentin, qui savait la chose assez rare pour être notée sur le calendrier.

Joseph était bougon et prône à l’introspection la plus sévère, même les jours de soleil.

« Dis donc, tu as l’air en forme, lui dit-il néanmoins en se laissant tomber sur le fauteuil en face du sien, tu as reçu de bonnes nouvelles ?

— Je venais justement t’en parler. »

Valentin inspecta les fossettes qui creusaient ses joues, partagé entre la curiosité et la nervosité. Il aimait rarement ce qui faisait plaisir à Joseph, pour des raisons tristement évidentes.

« Oh ? Et qu’est-ce que c’est ? Ne me fais pas languir.

— Je n’y comptais pas. »

La faïence de la tasse protesta contre la poigne qui la reposa sur la table.
Valentin sentit son sourire flancher malgré lui.

« Je suis devenu père. »

Il disparut cette fois tout à fait pour laisser place à une ligne droite incrédule.

« Pardon ?

— C’est une petite fille, continua Joseph sans s’embarrasser de ses sourcils arqués, j’aurais aimé l’appeler Rose, mais…

— Mais… avec ta femme ? »

Joseph s’interrompit pour le fixer, confus, avant de se mettre à rire bien fort.

« Avec… Ah ah, non ! Il ne manquerait plus que ça. »

Valentin fit la grimace. Son ami ne s’entendait vraiment pas avec sa femme, mais c’était la sœur d’Émilie, et il eut un pincement au cœur pour la pauvre jeune fille.
Combien de fois par jour Joseph marchait-il sur ses sentiments, elle qui était si fragile ?

« Donc… Raphaëlle ?

— Bien sûr. »

Il aurait dû y penser avant Hélène, mais il répugnait toujours à évoquer la « compagne » de son ami. Il les avait soutenus avant le refus catégorique du père de Raphaëlle, puis s’était efforcé à lui faire oublier ensuite. Sans l’autorisation, il n’était pas question de l’épouser, et s’il ne pouvait pas l’épouser…
Valentin avait cru à tort que l’affection s’estomperait ; il s’était bien trompé.

« Je ne savais pas que tu étais aussi sérieux, lui fit-il remarquer en faisant de son mieux pour ne pas avoir l’air amer.

— Je l’ai toujours été, répondit Joseph d’une voix trop égale, ce qui le laissa penser qu’il avait enfin remarqué son mal-être, j’avais dit à mon père que je l’épouserai, avec ou sans leur accord.

— Mais tu ne l’as pas épousée.

— C’est tout comme. »

Valentin encaissa le coup pour Hélène. Il froissa discrètement les poings sur ses genoux.

« Cela te dérange ?

— Non, juste… Je suis surpris, je ne savais pas qu’elle était enceinte.

— Nous ne voulions pas le hurler sur les toits. (il haussa les épaules, le dos contre le velours du fauteuil) Sa grand-mère l’a bien aidée. J’attendais que l’enfant soit né pour vous en parler. »

Et par la même occasion officialiser leur relation ; Valentin aurait aimé pouvoir s’en indigner de toute bonne foi, mais il ne lui avait pas dit que Victorine avait abandonné leur bébé en Juillet dernier.
Une brève vague de regrets le submergea. Il pensa à la jeune fille qui l’attendait dans sa chambre et reprit, faussement guilleret :

« Alors… Comment s’appelle-t-elle, si ce n’est pas Rose ? »

Son sourire revint à la charge.

« Joséphine. »



« Qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va dire à tes parents ?

— Tiens-en toi à ta version, je leur parlerai moi-même ; ils m’écouteront.

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Comme je te l’ai dit ; tu leur diras que…

— Non, Valentin. Qu’est-ce qu’on va faire ? »

Un silence, comblé par le bruissement du tablier qu’elle froissait entre ses doigts, blancs aux jointures.

« … Que veux-tu que l’on fasse, Victorine ? »

Que veux-tu que l’on fasse d’autre.



Mai 1802

Valentin se laissa doucement tomber de sa chaise ; occupés à parler, les adultes ne firent pas attention à lui, et il put s’esquiver au dehors, où brillait un grand soleil.
Le mois de Mai, inhabituellement chaud, appelait aux grands banquets dans le jardin – mais cette fois-ci, les couverts avaient été dressés à l’intérieur. Son oncle avait le souci de garder sa fille à l’ombre, pour lui éviter toute bouffée de chaleur. C’était d’ailleurs pour elle qu’ils avaient sorti la belle argenterie et dressé les nappes brodées : sa cousine Florance fêtait son premier anniversaire.

Valentin aimait bien son oncle, et sa tante aussi, mais leurs causeries ne l’intéressaient pas et il n’aimait pas devoir s’occuper d’un bébé. Il s’était dit que le jardin était une cachette comme une autre pour faire passer le temps, et qu’on ne le remarquerait pas.
Il s’était trompé, car sa sœur le saisit par la taille une fois la porte passée.

« Je t’ai eu !

— Louise, non ! »

Il se débattit, mais elle était plus forte que lui ; elle avait douze ans déjà, et elle avait beau être fine, il l’était tout autant.
Quand elle le reposa à terre après l’avoir chatouillé et embrassé, il se tourna vers elle pour lui faire la moue. Elle lui souriait, quelques mèches échappées de son chignon sur le front. Sa robe bleue était tâchée, et il devina qu’elle avait dû tomber en jouant dans le parc. Lorsqu’il vit son cousin Henri filer comme l’éclair vers l’entrée, le gilet déchiré, il se fit la réflexion qu’ils avaient dû essayer de monter dans les arbres.

Il eut soudain envie de faire la même chose, mais une paire de mains le prit par les épaules, et ce n’étaient pas celles de Louise. Il leva le menton pour croiser le regard bleu de son frère, qui lui souriait aussi ; tout le monde était décidément de bonne humeur.

« Il va se faire gronder, lui dit André, qui avait dû surprendre son regard, et toi aussi si tu essayes de faire pareil. »

Il lança ensuite une œillade sévère à Louise, laquelle lui répondit par un haussement d’épaules désolé.

« Il y avait un nid au pied de l’arbre. Nous voulions l’y remettre.

— Et vous avez réussi ? demanda Valentin, les yeux écarquillés.

— Oui, mais ensuite Henri est tombé, et il a déchiré ses vêtements. »

En écho à sa voix, ils entendirent soudain des éclats indignés provenir de l’intérieur, où le concerné avait dû se faire pincer par sa mère. Une petite silhouette émergea aussitôt de l’entrée, si vite qu’elle faillit se prendre les pieds dans ses volants.
Valentin tendit une main enthousiaste vers elle : de tous ses cousins, Aglaé avait sa préférence, car elle avait son âge et était rigolote.
La fillette lui sourit de presque toutes ses dents, puisqu’elle en avait perdu deux récemment après s’être pris la mâchoire dans la porte. Valentin n’avait pas eu cette chance : sa mère avait dû s’en occuper, et ça lui avait fait très mal.

Savoir qu’il aurait un cadeau en la mettant sous son oreiller le consolait un peu.

« Henri se fait disputer, leur expliqua la petite fille en prenant la main de Valentin, maman a vu qu’il avait déchiré sa chemise.

— Il a remis un nid dans un arbre, dit Louise avec un air soucieux, c’était pour sauver les oiseaux.

— Il faudra peut-être lui expliquer, s’aventura André qui n’aimait pas qu’une bonne action ne soit pas récompensée – ou pire, punie ; on pourrait y aller maintenant.

— Je t’accompagne. »

Valentin et Aglaé regardèrent André et Louise s’éloigner vers la maison, impressionnés par leur sang-froid. Ils n’auraient jamais osé braver l’ire de leur tante et mère, qui criait bien trop fort pour eux.
Une fois seuls, Aglaé lui désigna le petit bois entourant la propriété.

« On pourrait aller chercher des trésors, mais sans monter aux arbres. »

Valentin acquiesça, et ils se précipitèrent vers l’ombre des feuillages. Aglaé trébucha pour de bon sur sa robe, mais se redressa sans lâcher son sourire. A pas de loup, ils s’esquivèrent entre les troncs, leurs éclats délogeant quelques oiseaux d’entre les branches. La propriété, spacieuse, offrait un terrain de jeu idéal aux enfants les plus intrépides, et les voisins étaient trop lointains pour se plaindre du bruit.
A genoux près d’une grosse racine, les deux enfants observaient un oiseau au poitrail roux ; celui-ci picorait dieu savait quoi à terre, en faisant de petits sauts.

« Je l’aime bien, murmura Valentin à Aglaé pour ne pas faire peur à l’oiseau, il a la même couleur que mes cheveux.

— Tu crois qu’on pourrait l’attraper ? Papa accepterait peut-être de nous laisser le garder. »

Valentin fit la moue, pas vraiment convaincu. Sa mère n’aimait pas les animaux, il n’aurait jamais pu le ramener chez lui.
Aglaé ne vit pas sa grimace ou l’ignora ; plus silencieuse qu’un chat en chasse, elle s’approcha à quatre pattes de sa proie, les paumes pleines de terre. Au moment où elle allait se jeter sur lui, toutes griffes dehors, un cri retentit à travers le parc et fit fuir le petit rouge-gorge.

« VALENTIN ! Où est-ce que tu es parti te cacher ? »

Puis plusieurs exclamations assourdies, ce qui laissa à Valentin le loisir d’imaginer son père et son oncle essayer de calmer sa mère. Il se redressa avec un soupir, moins gros que celui d’Aglaé, toute sale et piteuse.

« Maintenant, c’est moi que maman va gronder. »

Valentin sourit pour lui donner du courage, et attrapa sa main pour s’extraire des fourrés puis des bois. Rosalie n’avait pas attendu qu’ils se montrent pour piétiner la pelouse à leur recherche : en les voyant tout débraillés, elle se remit à crier et se précipita vers lui pour brosser ses cheveux poussiéreux.

« Mon dieu, mon chéri, mais où est-ce que tu es allé te cacher ?

— Dans les bois, répondit-il en montrant les coupables du doigt, il y avait un oiseau…

— Ah non, il y en a assez des oiseaux ! (sa tante Béatrice était arrivée à grandes enjambées, le tissu fin de sa robe plaqué contre ses cuisses) Ton frère fait des bêtises et il faut que tu t’y mettes aussi ?

— Mais maman, je ne voulais pas…

— Assez. Rentre, vous êtes aussi infernal l’un que l’autre. »

Aglaé ravala une protestation mais obéit à sa mère. Son oncle Mathieu était arrivé avec sa femme sur ces entrefaites, Florance dans les bras, et apostropha sa sœur avec une ironie familière :

« Oh, pourquoi la gronde-tu ? J’aurais pensé que tu serais heureuse de voir que tes enfants sont le portrait craché de la petite fille que tu étais. »

Béatrice émit un grognement peu gracieux et Mathieu se fit broyer les côtes par Elaine, qui en profita pour récupérer sa fille.

« Hors de question que tu lui donnes ce genre d’exemple. Viens-là, ma chérie.

— Mais… »

Rosalie soupira, se détourna de leur dispute et se remit à ébouriffer les cheveux de son fils.

« Tu ne t’es pas fait mal ?

— Non.

—  Tu es sûr ?

— Oui ! Je peux aller avec Aglaé ? »

Rosalie questionna Béatrice du regard, et lorsque celle-ci lui répondit par un haussement d’épaules, elle poussa gentiment son fils vers la maison.

« Allez, va. Il va être temps de prendre le goûter. »

Il ne se fit pas prier et trottina jusqu’à l’entrée où l’attendaient son père, son frère et sa sœur.
De là où il était, ils lui semblaient tous immenses.



Valentin n’avait jamais manqué ni d’attention, ni d’amour.
Ses parents possédaient cette inclination que tous n’avaient pas et qui les poussaient à être le plus proche possible de leurs enfants ; André, Louise et lui avaient été consolés de tous leurs chagrins et n’avaient jamais été laissés à l’abandon. Valentin peinait même à se souvenir des punitions et des cris tant il y en avait eu peu, et Dieu le pardonnait, il avait pourtant parfois été un enfant difficile.
Sa mère, en particulier, tenait à lui comme à la prunelle de ses yeux. Il était arrivé quatre ans après une fausse-couche traumatisante et elle s’était accrochée à lui comme une noyée à la berge. Son affection était parfois étouffante, mais il avait appris à s’en accommoder comme de beaucoup d’autres choses.

Leur sécurité financière avait sans doute contribué à la stabilité du foyer, et Valentin ne pouvait pas se souvenir des avanies ayant précédé sa naissance : tout lui avait été donné et il n’avait rien eu à demander.

Fort de cette évidence, il avait grandi gâté, sans se demander ce qu’il ferait un jour si le malheur venait frapper à sa porte.



Septembre 1803

Un coup résonna dans le hall ; aussitôt, une tempête descendit le long des escaliers en emportant tout sur son passage, serviteurs surpris compris.

« J’ouvre, j’ouvre, laissez-moi ouvrir ! »

Le petit garçon se jeta littéralement sur le battant, et n’attendit pas d’avoir retrouvé son souffle avant de tourner la poignée.
Il hurla dans les oreilles du nouveau-venu et l’agrippa avec la force d’une sangsue affamée.

« ANDRÉ !

— Valentin, tu vas me faire tomber ! »

Le pauvre jeune homme dut se rattraper au chambranle puisque son frère s’était approprié sa taille et refusait de le lâcher. Une domestique qui passait par-là tenta de l’en déloger sans succès, et même les sourcils froncés de sa mère, appelée en renfort, n’y firent rien.

« Il ne va pas repartir tout de suite, tu sais. Tu peux le laisser.

— Je profite », lui répondit Valentin, la voix étouffée par la veste d’André. Celui-ci, qui n’avait eu le temps ni de se changer ni de poser ses affaires, préféra en rire.

— Tu peux rester là ; j’ai tout le temps. »

Il embrassa ensuite sa mère. Leur père, en réunion, ne les rejoindrait qu’en fin de soirée. Quant à Louise, elle descendit quelques minutes plus tard pour ouvrir de grands yeux face à ce spectacle incongru.

« Mais qu’est-ce qu’il te prend, Valentin ?

— Il s’assure que je ne me volatilise pas, plaisanta André, la main sur la tignasse de son petit frère. Après avoir opiné, Valentin sortit le nez de la veste et lui adressa un grand sourire.

— J’ai besoin de ton aide, il faut que tu m’aides.

— J’avais compris la première fois. Tu permets que je m’installe, d’abord ? »

Finalement, André avait trouvé un bon compromis ; une fois au salon, il avait hissé Valentin sur ses genoux et lui avait donné sa montre à gousset, afin de l’occuper assez longtemps pour donner de ses nouvelles à sa mère.

«  Tout se passe bien. Les cours sont très intéressants et mes camarades sont très sympathiques.

— Vraiment ? Tu es sûr que tu ne préférerais pas plutôt étudier ici ?

— Je t’assure, maman. Tout va bien. »

Rosalie n’aimait pas savoir ses enfants loin d’elle. Ils avaient beau posséder une seconde résidence à Paris, lorsqu’ils étaient à Lyon, la distance entre elle et son fils se faisait cruellement ressentir. Mais pour ne pas heurter sa joie, elle se força à lui offrir un sourire convaincant.

« Alors je suis heureuse pour toi. »

André rayonna à ces mots ; il n’était pas le plus observateur des trois. Les sous-entendus lui passaient parfois au-dessus de la tête. La plus sensible était Louise, qui posa sa main sur celle de sa mère.
Valentin profita du court silence pour le combler, en s’écriant à tue-tête :

« Et moi, je pourrais étudier à Paris comme André ? »

Sa mère eut l’air d’avoir avalé un citron tout rond. Louise répondit pour elle, un peu amusée :

« Tu as le temps, Valentin, ne te préoccupe pas de cela.

— Oh… »

Il faillit faire tomber la montre ; André la récupéra et lui chatouilla les côtés. Ses éclats de rire emplirent la pièce et pour un instant, plus aucune ride d’anxiété ne creusa le front de Rosalie. Elle se permit de se détendre, tandis que ses fils se battaient sur le canapé, envoyant valser quelques cousins qu’une servante s’empressait de récupérer un à un.

« Arrête, hurla Valentin en s’affalant en travers des genoux d’André, j’ai perdu !

— Bien. Comme tu as perdu, tu as droit à un gage.

— Un gage ?

— Oui. Tu n’as plus le droit de parler pendant toute une heure.

— Quoi ! Méchant ! »

Un énième coussin passa par-dessus de la tête de la domestique, qui ne put s’empêcher de grommeler. Rosalie dut se lever pour attraper les petits poignets de Valentin et le caler sur ses genoux. Collé à la poitrine de sa mère, le garçonnet tira la langue à son frère.

« Je ne te parle plus !

— Ah, mais tu n’avais pas besoin de mon aide ? »

Il parut paniqué mais fit bien vite la moue pour lui montrer qu’il l’embêtait. Néanmoins, comme l’affaire semblait d’État, il lissa avec application les jupons de sa mère pour se concentrer.

« C’est parce que je ne sais pas comment on demande une fille en mariage. »

L’expression d’André passa bien vite de taquine à déconcertée. Celle de Louise ne valait pas mieux et Valentin vit les boucles rousses de sa mère s’agiter sur sa droite.

« Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu es beaucoup trop jeune pour te marier !

— Mais quand on aime quelqu’un, on l’épouse.

— Pas forcément, tempéra Rosalie d’un geste de la main, peut-être un peu tremblant, as-tu pensé au fait que peut-être cette personne ne t’aime pas ? »

Valentin pâlit ; cette possibilité ne lui avait jamais traversé l’esprit. Lui qui aimait avec toute l’innocence et l’adoration de ses huit ans – un peu méchamment, parfois, il était vrai, n’avait jamais songé qu’on puisse ne pas l’aimer en retour. Profondément troublé, il arqua les sourcils et chercha de l’aide auprès de son frère et de sa sœur.
André ne mit pas un quart de seconde à le secourir.

« Mais parfois, cette personne nous aime, et on peut se marier et être heureux. Mais pas à ton âge.

— Pourquoi est-ce qu’il faut attendre ? se plaignit Valentin, on ne peut pas être heureux tout de suite ? »

Un petit peu incrédule, André se mit à rire.

« Si, mais. Pas comme cela. »

Valentin vit à leurs visages qu’il n’en obtiendrait rien de plus. Il décida de dévier la conversation sans la changer, en se penchant vers son frère :

« Et toi, tu veux épouser quelqu’un ? »

André passa de blanc à rouge et perdit immédiatement toute son éloquence.

« Je, non, je… Enfin, Valentin, je n’ai pas le temps –

— On a toujours le temps d’être amoureux !

— Pas quand on étudie, non, on…

— Je ne vois pas pourquoi…

— Valentin, cesse-donc d’embêter ton frère. »

André jeta un œil à la fois soulagé et inquiet à sa mère.  Le petit garçon souffla d’avoir été réprimandé ; il détestait se faire reprendre plus d’une fois dans la même journée.
Malgré tout, une fois sortis du salon et dans le couloir, à l’abri des oreilles de leur mère, André lui murmura à l’oreille :

« Si tu veux montrer à une fille que tu l’aimes bien, dis-le-lui, tout simplement. »

Valentin pinça les lèvres comme cela ne lui arrivait que rarement.

« Mais si elle ne m’aime pas ? »

André lui tira la joue pour le dérider. Il avait retrouvé son sourire.

« Il ne faut pas en avoir peur. Sinon, on ne vivrait pas. Tu es trop jeune pour te préoccuper de ce genre de choses. »

Plutôt que le rassurer, ce que lui disait André le rendait songeur. S’il n’avait pas à s’en préoccuper, alors pourquoi s’en souciait-il ? S’il y avait un âge pour se poser des questions et un âge pour ne pas s’en poser, alors il l’avait peut-être dépassé.
Il n’eut pas le temps de le demander à son frère, qui lui avait pris la main et l’avait entraîné vers la cour intérieure.

« Oublie ce que dit maman. Allons jouer au jardin. »

Valentin avait un esprit vif et prompt à battre la campagne ; il oublia ce qui le tracassait pour passer devant André et le traîner à sa suite.



Valentin avait sorti tous les tiroirs de son bureau ; en faisant le ménage, il avait retrouvé plusieurs cahiers de son enfance, dont il reconnaissait l’écriture aux larges boucles maladroites.
Certaines trouvailles l’avaient fait sourire, d’autres beaucoup moins. Il ne comptait pas en garder la moitié, mais sa mère serait sans doute heureuse de pouvoir lire sa prose d’enfant, elle qui avait conservé toutes les affaires d’André et de Louise dans une pièce fermée à double tour.
D’un geste sec, il tira une liasse de lettres de la pile et s’empara de plusieurs autres feuilles. Il traversa le couloir jusqu’au salon, et se dirigea vers la cheminée où on avait allumé un feu précoce de Septembre. Sa mère aurait tout le reste – il se réservait le droit de brûler ce qu’il ne voulait plus voir.

Il défit le ruban poussiéreux qui retenait les lettres, en prit une, laissa ses yeux vagabonder quelques secondes sur le papier. Puis il la roula en boule et la jeta au feu, et fit de même avec toutes celles qui restaient. Les feuilles rejoignirent vite les lettres, et le tisonnier fit son affaire des morceaux les plus récalcitrants.

Valentin soupira. Il ne parvenait pas à se souvenir du pourquoi ni du comment ; pourquoi il les avait gardées, comment il avait pu les écrire. Il avait ce côté fataliste envers les sentiments, qui ressemblait à celui de Louise, et qui avait été exacerbé par la mort d’André.
Qu’importe, songea le jeune homme, c’est du passé, elles ne me serviront plus à rien.

Elles ne lui avaient jamais servi à quoi que ce soit. Il avait le souvenir d’André lui murmurant de ne pas avoir peur et de ne pas s’en préoccuper, mais le temps qu’il veuille enfin se lancer, il s’en préoccupait déjà trop, et il n’avait jamais réussi à le dire.

Et si elle ne m’aime pas ? S’il ne veut plus être mon ami, si je le dégoûte, si elle se moque, s’ils refusent de me parler ?

Il se redressa d’un seul coup, chassant la poussière de son pantalon.
Dans une semaine, il se mariait.
Il n’était plus temps d’y penser.



Choyé par ses parents, Valentin l’avait aussi été par son frère et sa sœur.
Ils n’étaient pas proches en âge ; André en avait sept de plus que lui, et Louise cinq. Ses aînés avaient été complices avant même qu’il puisse prononcer un mot, mais ça ne les avait pas empêchés de l’aider à marcher, et à mettre ses pas dans les leurs – ce que Valentin faisait plus que volontiers. Il les admirait, enviait leur beauté, et leur intelligence, voulait leur ressembler en grandissant. C’était une des raisons pour lesquelles il n’aimait pas ses cheveux, qu’il aurait préféré bruns comme ceux d’André et Louise.
Avec l’âge, il avait commencé à aimer les taquiner, mais n’était jamais volontairement méchant envers eux. Ils le chatouillaient en représailles et les amis de leurs parents qui n’avaient pas cette chance leur demandait comment ils faisaient pour si bien s’entendre.

Valentin ne savait pas quoi répondre à cette question – il lui semblait que l’amour allait de soi, et que cette affection toute naturelle ne pouvait que les rapprocher. Sa tendresse n’était pas payante et il n’attendait rien en retour, il les aimait quoiqu’il se passe. Plus tard, Valentin se dirait qu’il aurait sans doute mieux valu qu’il les aime moins, cela lui aurait fait moins de mal, et il s’en serait mieux sorti. Ainsi, en tant que fils unique, il se serait peut-être senti à sa place.

Mais à huit ans, Valentin n’imaginait pas cela – ni à neuf ans, dix ans, onze ans, douze ans ou treize ans. Il n’écoutait de ses cours que ce qui l’intéressait, et la guerre n’en faisait pas partie. Il avait encore une âme romantique et chevaleresque mais, en toute honnêteté, la femme lui plaisait mieux que l’épée.
C’était pourtant la baïonnette qui allait emporter son frère, l’année de ses quatorze ans.



La date était floue, pourtant, il aurait dû s’en souvenir – on n’oublie pas le jour où on apprend que notre frère est mort, a donné sa vie pour l’Empire. Valentin se rappelait tout juste le temps qu’il faisait, un ciel à mi-chemin entre la chaleur étouffante d’un été sans fin et le début d’un automne glacial. C’était encore l’époque où les saisons se dessinaient brusquement, comme cela, comme au couteau.
Ils attendaient le retour d’André, qui n’était jamais revenu.
Où, quand, comment ? Impossible de le savoir. Son corps ne leur était pas revenu. Avait-il péri à la bataille de Wagram, ou avait-il survécu pour pousser plus loin et mourir ensuite ? Ils ne le surent pas non plus. Qui se soucie de ces choses ?

André est mort.

« Je suis désolé », leur souffla un ami, celui qui leur avait apporté la nouvelle de source sûre. Son père s’était figé, sa mère s’était évanouie, Louise l’avait rattrapée en criant.
Lui avait imité Richard et s’était tu, bien qu’en réalité, il soit paralysé.

André avait développé ce goût du sensationnel, de la Patrie, de l’Empire ; il aimait leur dirigeant, mais son pays bien davantage, et tenait à le défendre. Il n’avait pas attendu d’être appelé aux armes, il les avait pris lui-même – en demandant bien évidemment la permission à ses parents. Rosalie avait fait non, mais Richard avait dit oui ; tu choisis ta propre voie, tes choix sont les tiens. Et puis, rien ne leur garantissait qu’il ne serait pas appelé à servir le mois suivant. Partir maintenant ou après, quelle différence ? André aurait refusé de soustraire à un autre. Il était courageux.

Il y avait laissé la vie.

« Pourquoi ? »

Son père avait interprété cette question comme une interrogation à Dieu, et à laquelle il ne pouvait rien répondre, sinon « parce que ». Mais la vérité était plus laide que cela.
Valentin avait besoin de quelqu’un à blâmer, une personne plus tangible que Dieu, et qu’il pouvait atteindre, à défaut de l’Empereur. Il aimait son père, mais il lui semblait en cet instant la victime idéale, car il n’y avait personne d’autre à pointer du doigt. Sa mère était inconsciente, Louise pleurait, et il l’avait autorisé à partir.

C’était plus simple, c’était lâche.

Valentin ne se souvenait plus du jour où il avait appris la mort de son frère, sinon qu’il faisait froid et chaud à la fois. Il ne se souvenait plus du jour où il avait laissé la colère l’emporter, où il avait commencé à en vouloir au monde entier, mais à son père en particulier.

Tout ce dont il se souvenait, c’était la jonction entre l’été et l’automne.
Il avait quatorze ans.



« Je suis seul, à présent.

— C’est faux, tu le sais. »

— Ah ah. »



1809

L'atmosphère était tantôt glaciale, tantôt brûlante, et les quelques invités qui faisaient l'effort de ne pas arborer un masque mortuaire côtoyaient ceux donnant l'air d'avoir envie de se jeter d'un pont ; Valentin détestait ça et échappait à ses parents comme aux visages connus. Ceux-ci, souvent accaparés de tous côtés, ne faisaient que vaguement attention à lui. Quant à Louise, même si la cérémonie était en l'hommage d'un mort, ça n'avait pas empêché quelques gentlemen de vouloir lui soutirer un mot ou deux. Il avait un temps hésité entre se glisser hors de la salle et lui porter secours mais avait décidé qu'elle était assez grande pour se débrouiller seule.

A reculons, le garçon avait passé la porte grande ouverte et avait trouvé refuge dans le couloir frais. Personne ne l'y dérangerait.

Il avait mis quelques bonnes secondes à remarquer le garçon adossé contre la tapisserie, le regard dans le vide.

Valentin était un physionomiste – il arrivait que les noms lui échappent (malheur !) mais jamais les visages. Les personnes banales et discrètes ne passaient pas sous son radar ; impossible d'avoir un jour parlé à un personnage si singulièrement beau sans s'en souvenir.
Ses traits rembrunis ne paraissaient pas aimables et ses yeux très sombres étaient surmontés de sourcils froncés. Sa tenue noire se fondait dans la masse et si ses cheveux bruns auraient pu être ceux de n'importe qui, il avait ce quelque chose d'harmonieux dans les traits qui le distinguait du reste du monde. Un peu comme Louise ou André, de son vivant, ou même son père.

Valentin ne s'aperçut qu'il le fixait que lorsque l'inconnu se tourna vers lui, perplexe. Il resta un moment bouche ouverte sans savoir quoi dire, puis préféra la conversation à la fuite.
Il faisait trop chaud dans la pièce d'à-côté.

« Valentin Horville, se présenta-t-il, faute de plus grande inspiration ou discours grandiloquent. Son vis-à-vis hocha la tête et lui répondit brièvement :

— Joseph de Landerolt. Toutes mes condoléances.

— Oh... merci. »

C'était sans aucun doute la plus intense des conversations qu'il ait eu à soutenir de sa vie. Sa mère aurait été fière de son éloquence.

« Je ne t'avais jamais vu ici.

— Je ne viens pas d'ici. Ma famille est revenue pour la cérémonie. Nos parents se connaissent, je crois bien.

— Tu ne vis pas à Paris ? »

Joseph leva un sourcil interrogateur dans sa direction.

« Je ne vis pas en France.

— Ah. »

Décidément, il était à court de répartie. L'indolence des jours les plus chauds de l'été mêlée au chagrin le rendait plus veule que de coutume.

« C'était ton frère ? » Demanda Joseph après quelques minutes de silence, le faisant sursauter comme un voleur.

Les yeux bleus tranquilles d'André et les taches de rousseur qui mouchetaient ses joues s'imposèrent à lui. Son cœur fit un nœud serré et son estomac suivit. Il n'aimait pas penser à lui car il savait qu'il ne le reverrait jamais. Personne ne l'avait habitué aux adieux.

« Oui.

— Vous vous entendiez bien ?

— Il était beaucoup plus âgé que moi, mais je l'admirais énormément.

— Vous aviez de la chance. »

Oh ?

« Tu n'as pas de frère ?

— Si. Deux. Mais on ne s'entend pas très bien. La différence d'âge, sans doute. »

Il suivait les contours du visage ovale d'une femme sur un portrait face à eux en parlant.

« … ou bien je ne suis pas un grand-frère admirable. »

Le malaise passa jusque dans ses paumes moites. Il les essuya contre son pantalon, gêné et curieux. Ce garçon avait quelque chose de lourd sur le cœur – il aurait tenté d'en savoir plus (il avait ce très vilain défaut que sa mère détestait, il était vrai) si la porte n'avait pas pivoté sur un claquement de talon.
Un silhouette haute apparut sur sa droite, le surprenant tant que son cœur rata un battement.

« Joseph. »

Son voisin se raidit mais redressa immédiatement le dos, droit comme un i. Celui-là aussi, quoique plus âgé, avait un visage magnifique et une prestance qui ne laissait pas indifférent. Valentin aurait pu en être jaloux s'il n'enterrait pas son frère.

L'homme, dont les cheveux dorés étaient coupés courts, inclina la tête dans sa direction. Songeant qu'il devrait s'agir d'un ami de son père, le rouquin lui rendit poliment le geste. Non sans une grimace habilement dissimulée derrière sa manche, Joseph le suivit jusque dans la salle bondée.

Une fois les conversations étouffées derrière le bois et le verre, Valentin était de nouveau seul avec ses pensées. Il colla ses omoplates à la tapisserie, savourant pour une courte seconde le soulagement qui emplit ses poumons. Puis, comme un poison insidieux rampant dans ses veines, la peine le percuta de plein fouet.

Il remercia le ciel que personne ne soit présent pour le voir pleurer.



Valentin avait vu défiler bien trop de monde dans leur salon de Paris – et il savait que cela continuerait un long moment encore. Les connus comme les inconnus s’étaient bousculés pour offrir leurs condoléances ; il avait vu son oncle Mathieu et sa tante Elaine, qui avaient fait le déplacement malgré le fait qu’elle avait récemment accouché. Sa cousine Florance l’avait serré dans ses bras avec toute la compassion d’une enfant de huit ans. Valentin l’aimait bien ; elle était compréhensive et mature pour son âge. Elle savait ce qu’il fallait dire et ce qu’il valait mieux taire.
Il avait vu les Castain, mais n’avait pas osé parler aux filles en présence de leur mère. Il avait préféré saluer sa tante Béatrice, sachant qu’Aglaé resterait près de lui.

« Est-ce que tout va bien ? » lui demanda son oncle une fois les premières banalités échangées ; Valentin avait été surpris de l’entendre.
Il ne le détestait pas, mais son oncle était silencieux et en retrait la plupart du temps. Il n’était pas difficile d’avoir l’air discret en présence de sa tante, mais Valentin le pensait sincèrement timide et détaché.
En dehors de cela, c’était pourtant un très bel homme.

« Comme je le peux », répondit le rouquin, inhabituellement laconique. Il n’arrivait pas à oublier qu’André était mort, bien que tout cela lui semble irréel, mais il n’aimait pas devoir en parler.

Louis comprit et hocha la tête sans rien ajouter. Aglaé se sépara de son frère et de ses sœurs, et l’accompagna jusqu’au jardin. Il n’y avait pas beaucoup de monde, le temps s’était refroidi. Ils avaient la pelouse à eux.

« C’est vrai, ce que tu as dit à mon père ? Tu tiens le coup ?

— J’essaye, fit Valentin en jetant un œil aux arbres qui perdaient leurs feuilles, mais ce n’est pas… »

Ce n’est plus pareil. Il secoua la tête, un sourire forcé aux lèvres.

« Ne parlons pas de ça, s’il te plaît. Dis-moi plutôt quelque chose qui me fera sourire. »

Aglaé lui sourit aussi, un peu tristement, mais s’exécuta. Elle lui tenait le bras serré contre sa poitrine, et il pouvait sentir le vent la faire frissonner. Il lui proposa de rentrer mais elle refusa. Elle se sentait mal dans la chaleur du salon, elle avait besoin d’un peu de vent frais.
Pour finir, elle pinça ses joues rouges et lui dit :

« Il y a beaucoup d’étrangers qui sont venus voir tes parents.

— Ce ne sont pas des étrangers, mais des immigrés.

— C’est un peu la même chose. Enfin, je les comprends, d’une certaine façon. »

Elle s’amusa d’une pensée qu’elle avait eu, avant de poursuivre :

« Je t’ai vu parler à l’un d’eux.

— Ah ?

— Oui. Un joli garçon, vraiment. Comment s’appelle-t ’il ? »

Elle le taquinait ; il secoua le bras pour la déloger, mais elle planta ses ongles dans sa peau à travers sa chemise, et il dut s’avouer vaincu.

« Si tu parles du « joli garçon » brun, il s’appelle Joseph.

— D’où vient-il ?

— De Bavière. Sa famille est noble, ils ont décidé de partir en 1789.

— Sage décision, ricana Aglaé qui abhorrait la violence, ils n’ont plus peur de Paris, à présent ?

— Il faut croire que non. »

Ils s’arrêtèrent à hauteur d’un bosquet d’immortelles. Aglaé laissa ses doigts glisser le long de sa manche, jusqu’à sa main qu’elle serra fort entre les siennes. Ses yeux bruns le fixaient sans ciller.

« Je sais que l’on jouait souvent à se battre, lorsque l’on était enfants. C’était un jeu stupide, mais c’était un jeu. Si on mourrait, on se relevait. »

La pression qu’elle exerçait sur sa peau l’empêcha de reculer.

« André ne se relèvera pas, mais je suis là. Nous sommes tous là. Ne l’oublie pas. »

Valentin avait besoin de l’entendre, mais les mots lui firent malgré tout l’effet d’un coup de massue en pleine poitrine. Il sentit ses yeux piquer, et il dut les fermer pour empêcher les larmes de tomber.

« Je sais. Merci. »

Elle le serra contre elle. Il lui rendit son étreinte à l’en étouffer.



Joseph était arrivé à point nommé pour lui faire oublier son chagrin – et le remplacer par un autre, plus chaud et amer, qu’il connaissait bien.
Ce n’est pas du jeu, songea Valentin en le regardant parler à sa sœur, qui faisait admirablement bien la conversation, il est bien trop beau et intelligent. En plus, il est perspicace et observateur.
Il espérait néanmoins que sa perspicacité avait des limites. Sans ça, il n’allait pas rester son ami bien longtemps.

« Et apparemment, nos parents sont des amis de longue date ?

— C’est ce que mon père m’a dit, répondit Joseph avec un manque d’entrain très clair, ils n’ont pas grandi ensemble, mais presque. C’est sans doute la raison pour laquelle il veut rester encore un peu. »

Valentin soupira en songeant au départ ; entre le noir et les rires, il avait oublié que tous ces gens n’étaient pas venus pour rester.
Pas tous, tout du moins.

« Quelle grise mine ! s’exclama une voix près de son oreille, et Valentin faillit hurler quand on lui tira les joues en plus de le rendre sourd, souris un peu ! Tu as la vie devant toi !

— Mais ce n’est pas vrai ! »

Une tabatière vola en direction de l’énergumène, qui se la prit en pleine tête. Après un long gémissement de douleur, il fit semblant de fusiller Joseph du regard.

« Quoi ?

— Tu connais la délicatesse ? Bien sûr que non. Alors tais-toi un peu. »

Georges fit la moue mais se permit malgré tout de s’asseoir à côté de Valentin, qui le regardait de biais.
Au tout début, il avait cru que Joseph et Georges étaient amis d’enfance : la façon dont le premier reprenait le second était si familière qu’il avait été sincèrement surpris d’apprendre qu’ils ne se connaissaient que depuis trois jours. Leur duo était aussi comique par leur physique diamétralement opposé : Georges était grand et bien bâti, très blond, avec des yeux très bleus. Joseph était plutôt petit, mince, brun avec des yeux bruns qui paraissaient souvent noirs.
Georges était vif et spontané, Joseph introverti et bougon. Mais quel beau visage il avait.

« Je voulais juste le faire sourire, grommela le blond en étirant ses bras sur le dossier du canapé, pour l’aider à aller mieux, tu vois ?

— Je vois, mais tu t’y prends mal.

— Aouch. Parce que tu es un expert, peut-être ?

— Vois par toi-même ; il allait mieux avant que tu n’arrives. »

Georges se tourna pour le dévisager, puis pour le supplier avec de grands yeux de dire le contraire à Joseph. Valentin se mit à rire malgré lui, et dit :

« Peut-être que si tu me criais moins dans les oreilles, je sourirais plus.

— D’aaaaccord, j’ai compris. Plus de cris.

— Tu n’en es pas capable. »

Louise les regardait échanger des amabilités avec un sourire, mais Valentin devina qu’elle était un peu mal à l’aise. Elle savait tenir les apparences, et discuter avec une personne ou deux ne lui posait pas de problème : c’était la volubilité de Georges qui l’impressionnait.
Celui-ci, trop absorbé par ce qu’il racontait pour s’en apercevoir, l’apostropha d’une voix qu’il pensait suave :

« Et dis-moi, Louise ; tout va bien ? »

La jeune femme se figea et passa machinalement une main sur son chignon pour vérifier qu’il tenait toujours. Elle força un petit sourire sir ses lèvres.

« Oui, je vais mieux. »

Il n’eut pas le temps de flirter plus. Joseph lui avait lancé une pipe à la figure.

« OH, eh !

— Désolé, ma main a glissé. »

Georges le regarda de travers, scandalisé. Profitant de leur dispute, Valentin accrocha le regard de Louise et lui adressa un sourire.
Elle le lui rendit, bien plus sincèrement qu’avec Georges, tant elle était soulagée de voir qu’il avait retrouvé ne serait-ce qu’un peu de bonne humeur.



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Valentin Horville
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Valentin Horville

En bref

Masculin
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Histoire



« Je te présente Valentin Horville. »

Cela devait bien faire un quart d’heure qu’il serrait des mains à la ronde, mais celle-ci retint son attention : d’une part car elle était mignonne, de l’autre car Georges avait passé un bras autour de sa taille. Il nota la marque de possessivité ; mieux valait ne pas flirter avec elle.

« Annette Sault. Enchantée. »

Son nom était en réalité Anne-Lucie de Sault, mais sa famille s’était débarrassée de sa particule de vieille noblesse pour passer inaperçue. Qu’elle s’amuse la nuit dans les fêtes de la jeunesse de Paris plutôt qu’en exile en Angleterre ou en Italie devait vouloir dire qu’ils y étaient parvenus.

« Vous avez l’air si jeune, fit-elle soudainement, les yeux écarquillés, j’espère que Georges ne vous a pas forcé à nous rejoindre.

— Pour qui me prends-tu, s’indigna le blond en portant la main à son cœur, m’accuserais-tu de dévoyer les jeunes gens ?

— C’est l’idée, répondit Annette avec une sincérité d’une telle innocence qu’elle fit sourire Valentin.

— Ne vous en faites pas, dit-il pour la rassurer, je suis venu de mon plein gré.

— J’en suis heureuse, alors. J’ai hâte de faire connaissance avec vous.

— Tu peux le tutoyer, Annette, c’est un gentil garçon.

— Je n’oserais pas », protesta-t-elle, les joues rouges.

L’hôte de la soirée était à peine plus vieux qu’eux, une vingtaine d’année à vue d’œil, bavard et tape à l’œil. Mais ce ne fut pas lui qui attira l’attention de Valentin ; ce fut une jeune femme, avec de magnifiques yeux bleus et une poitrine avantageusement mise en avant. Elle n’était du reste pas plus jolie qu’une autre, définitivement moins qu’Annette, mais elle possédait un incroyable magnétisme.
Georges la connaissait aussi – Georges connaissait tout le monde.

« Émilie Manteloup, lui dit-il en passant sa main dans le dos de la jeune femme pour l’inciter à se rapprocher, Valentin Horville.

— Enchantée, fit la jeune femme avec un grand sourire, vous êtes nouveau ?

— Georges m’a invité.

— C’est un garçon formidable, lui assura le concerné, un verre de dieu seul savait quoi au bout du bras.

— Oh, j’en suis persuadée. »

Ils passèrent le reste de la soirée à bavarder et mieux se connaître. Georges menait la danse, mais Émilie le suivait avec une cadence plus qu’honorable. Annette était plus timide, et ses prises de parole plus naïves, mais sa voix mélodieuse l’excusait de toutes ses maladresses.
Valentin garda les noms et les visages en mémoire, alors que Georges les oubliait à mesure que les verres défilaient entre ses mains.

« Règle numéro un, lui susurra Émilie en ôtant à Georges un énième verre des lèvres, surveiller cet imbécile pour qu’il ne finisse pas à terre. (puis, plus fort) Il a ça dans le sang.

— N’importe quoi, balbutia le jeune homme en se rattrapant à Annette, j’ai à peine bu.

— Bien sûr. Fais donc attention à Annette, elle n’est pas assez grande pour te soutenir. »

La pauvre jeune fille tanguait sous le poids de son cavalier, mais gardait les pieds à terre avec un certain courage. Valentin demanda à Émilie, un peu soucieux :

« Il ne va pas rentrer chez lui dans cet état, tout de même ?

— Oh non, il dort ici. Il est habitué.

— Et sa mère ne s’en inquiète pas ? »

Elle haussa les épaules et Valentin jeta un œil à son ami. Il aurait aimé lui faire la morale, mais il avait lui-même quitté le domicile sans en informer quiconque : si sa mère s’en apercevait, elle lui ferait une crise de nerfs à son retour.
Au moins, songea-t-il, je rentrerai à pieds et sans m’écrouler.

« Il ne faut pas trop s’en faire, le consola Émilie en se collant assez à lui pour qu’il s’en aperçoive, comme je l’ai dit, ce n’est pas la première fois, et tout s’est toujours très bien passé.

— Vous le fréquentez souvent ?

— A chaque fois. Georges est quelqu’un de très intéressant, et il possède aussi des connaissances très intéressantes. »

Valentin n’était pas aveugle, il avait bien remarqué qu’elle lui faisait du charme depuis plus d’une heure. Cela ne le dérangeait pas, c’était même plutôt agréable, presque innocent, et c’était toujours flatteur de se sentir désiré – quelle que soit la forme.

Il lui répondait sur le même ton sans en espérer plus.

« Je suis prêt à vous croire, après cette soirée. »

Émilie lui sourit, taquine, les coins de ses jolis yeux plissés.



Joseph était revenu d’une humeur égale à la fin de l’année, et s’était installé chez son oncle – qui était en fait l’oncle de son père, un homme d’un certain âge qui ne parlait presque pas et aimait l’ordre. Ils s’entendaient bien ; cela n’étonna ni Georges, ni Valentin, mais cela fit grogner le premier.

« Je pensais que nous allions pouvoir nous amuser chez toi !

— Aucun risque, rétorqua Joseph, sa voix dénuée de toute compassion à l’encontre du pauvre hère affalé sur l’accoudoir, Jacques déteste le bruit.

— Il est vieux, marmonna Georges, il pourrait aller jouer aux cartes chez des amis et nous laisser sa maison.

— Et sa femme ?

— Elle irait discuter chez des amies.

— Son fils aîné vit avec lui. »

Georges poussa un cri de vaincu en se laissant couler du fauteuil. Valentin le regarda faire, un rire sarcastique aux lèvres.

« Dis donc, pourquoi est-ce que nous n’irions pas chez toi, hmm ?

— Ma mère refuserait.

— Bien, nous nous comprenons donc », conclut Joseph d’un ton satisfait.

Personne n’avait encore abordé la raison de son retour, surtout pas Valentin qui ne voulait pas le vexer. Il devinait vaguement que cela devait avoir un rapport avec sa famille, mais tout ce qui touchait à la famille était forcément sensible ; il se souvint de la manière dont Joseph avait regardé son père, comme s’il répugnait de lui obéir mais ne pouvait pas le défier.
Valentin pensa à son propre père, mais en chassa vite l’image.

Ce n’est pas pareil.

« Tu ne dois pas t’amuser tous les jours, lui dit Georges qui bougonnait encore à demi, j’ai exactement ce qu’il te faut pour te détendre ! »

Joseph lui lança un regard qui se traduisait très aisément par « non ».
Georges continua malgré tout.

« J’ai des amis qui donnent de superbes fêtes ! Tu pourrais venir à l’occasion, je suis certain que tu serais la coqueluche de ces demoiselles !

— Non.

— Mais ! Joseph, même Valentin a accepté de venir !

— Comment ça, « même Valentin » ?

— Rien, tu es juste un peu jeune…

— Et où est-ce que tu emmènes le jeune, au juste, Georges ? »

Un autre se serait senti gêné, voire coupable, mais Georges était d’un naturel trop fier et spontané pour se remettre en question plus d’une très courte seconde. Il lui raconta toutes leurs escapades sur le ton d’un père se vantant des études de son fils.
A la fin, Joseph avait la main sur le front.

« Mais à quoi penses-tu ? Non, ne me réponds pas. Je ne veux pas savoir.

— On s’amuse, voilà tout ! Dis-moi que tu viendras la prochaine fois.

— Je n’aime guère la foule.

— Essaye au moins une fois ! »

Joseph finit par acquiescer, plus pour se débarrasser de Georges que par réelle conviction. Valentin ne le pensait pas spécialement timide, mais les rires et les boissons n’allaient pas avec son tempérament sombre et renfermé. Il lui avait dit un jour préférer les chevaux aux hommes : cette simple phrase devait bien le résumer.

« Je viens surtout pour garder un œil sur Valentin. »

Le concerné ne sut pas quoi choisir, entre l’indignation d’être pris pour un enfant et la joie que Joseph s’intéresse à son bien-être. Confus, il fit la grimace.

« Regarde, s’exclama Georges avec quelques décibels de trop, tu l’as vexé !

— Je ne veux pas que tu l’entraînes dans tes beuveries. »

Le blond fit un bruit de poisson jeté hors de l’eau.

« QUOI. MES BEUVERIES. Je suis outré.

— Tu peux l’être, c’est scandaleux.

— Doucement, il n’y a pas de raison de s’énerver… (Valentin se tourna vers Joseph) Il ne m’a jamais forcé à boire, et ses amis sont très aimables.

— Très aimables, hein ? »

Il allait falloir plus que sa parole pour le convaincre.

« Nous verrons la prochaine fois, fit Georges pour clore le débat, tu seras impressionné par la galanterie de mes amis. »

Joseph ne ricana pas, mais son sourire en coin, un peu insolent, en disait long sur ce qu’il pensait de la situation.



Février 1811

Le temps pouvait être glacial à l’extérieur, le salon s’en moquait et semblait sur les mêmes charbons ardents que ceux qui y dansaient, buvaient et riaient. Le seul à faire la tête était Georges, un chiffon humide pressé contre son œil et les doigts tremblants d’Annette sur les épaules.

Il avait fallu qu’Émilie et une autre de ses amies, une toute petite ronde appelée Gabrielle, l’amènent à l’étage pour calmer ses sanglots hystériques. Valentin avait aidé les autres à installer Georges qui continuait à vouloir se battre contre un ennemi invisible sur une chaise et à l’y maintenir, ce qui n’avait pas été une chose aisée. Une fois les deux amants calmés, ils avaient été réunis, et avaient pu raconter à la petite assistance médusée ce qui s’était passé plus tôt dans la soirée.

Il se trouvait que les parents d’Annette, plutôt frivoles et enthousiastes, avaient bien souvent laissés leurs enfants livrés à eux-mêmes, sous la charge d’une domestique ou de leur fils aîné, lorsque celui-ci eut atteint l’âge adéquat. Jean-Henri s’était révélé un gardien charmant et attentif, très attaché à ses frères et sœurs au point d’en pleurer plus que ses parents à la mort de la cadette.
Trop attaché, avait soupiré Annette dans un sanglot. Lorsqu’il lui était venu aux oreilles que sa sœur se compromettait avec un immigré qui l’entraînait dans ses turpitudes, il avait attendu de pouvoir les pincer ensemble pour lui expliquer sa façon de penser. Georges ne s’était pas laissé démonter, ils s’étaient échauffés, et avaient fini par se battre. Annette avait cru qu’ils allaient se tuer, raison pour laquelle elle avait ramené un Georges abîmé en hurlant presque.

« Et il ne va pas venir te chercher ici ? s’inquiéta Émilie.

— Non, il doit être rentré chez nous, il doit surveiller Clément… »

Soudain, Georges jeta le chiffon à terre et se redressa, s’arrachant à l’étreinte d’Annette. Celle-ci chercha à le rassoir, en vain.

— Cette espèce de… Si je le recroise, je l’écorche vif !

— Non, Georges, s’il te plaît, le supplia son amie, les bras passés autour de sa taille.

— Je me calmerais, si j’étais toi, le réprimanda Joseph d’un ton sec, tu attires toute l’attention et tu es également en tort dans cette affaire. »

Ils se fixèrent en chien de faïence un long moment, durant lequel Valentin craignit que les poings crispés de Georges n’atterrissent sur la figure de Joseph. Mais il finit par lâcher prise, grogner quelque chose d’inintelligible et s’enfuir par la première porte venue. Les murmures curieux ne suffirent pas à couvrir le son d’une porte que l’on claque, et Annette s’excusa pour partir à sa recherche.
Valentin entendit Joseph soupirer près de lui.

« Quelle histoire.

— A qui le dites-vous, se désola Émilie, avant de retrouver le sourire et de lever bien haut les bras, il n’y a plus rien à voir ! Allez, reprenez donc vos danses et vos conversations. »

Le salon retrouva petit à petit sa joie de vivre et les exclamations ricochèrent bientôt sur les murs. Quant à Émilie, elle s’empara du bras de Valentin, qu’elle traîna près du buffet pour parler.



Une heure environ plus tard, Valentin cherchait Joseph. Il l’avait entraperçu à plusieurs reprises mais n’avait pas eu l’occasion de lui adresser le moindre mot. C’était triste, sachant que c’était à lui qu’il voulait parler le plus. Il n’avait pas eu l’air particulièrement heureux de se faire agripper par différentes femmes, et cela même si elles étaient toutes jolies comme un cœur.
Valentin se demanda si c’était parce qu’il avait déjà quelqu’un en tête. Il songea à Raphaëlle, plissa le nez, et se remit en quête de son ami.
Dieu lui-même n’y eut pas cru ; il le trouva caché sous une des tables.

« Joseph ? Mais qu’est-ce que tu…

— Chut. Viens-là si tu veux me parler, mais ne reste pas planté ici. »

Valentin jeta un regard autour de lui, puis se glissa sous la table. Ses yeux eurent du mal à s’habituer à l’obscurité ambiante, mais cela ne l’empêcha pas de remarquer les traits tirés de Joseph. Il se sentit immédiatement coupable, bien que l’idée de le traîner n’ait pas été de lui.
Trop heureux de pouvoir l’avoir près de lui, il n’avait pas protesté non plus.

« Quelque chose ne va pas ? lui demanda-t-il, la gorge serrée par ses sourcils froncés.

— Rien ne va ici, répondit Joseph avec un grognement impatient, trop de monde, trop de bruit, trop fatigant. Je ne plaisantais pas quand je disais que je n’aimais pas la foule.

— Pourtant, tenta Valentin d’un ton plus joyeux, ils ont l’air de t’aimer.

— Ah oui ? Je me demande bien pourquoi. »

Était-ce une question rhétorique ? La réponse semblait évidente.

« Eh bien… parce que tu présentes bien, et que tu es très beau, fit Valentin en espérant que l’obscurité cacherait le rouge mal placé de ses joues.

— Vraiment ? »

Le rouquin se mit à rire tout bas, incrédule, avant de se taire complètement. Le visage de Joseph exprimait la plus grande perplexité.
Il ne se fichait pas de lui.

« … Tu n’en as vraiment aucune idée ?

— Je ne sais pas, lâcha son interlocuteur avec un haussement d’épaule excédé, je ne me préoccupe pas particulièrement de ce que pensent les autres. Là-bas, tu sais, je restais surtout avec ma famille.

— Tu ne voyais pas d’autres gens ?

— Si, parfois, mais souvent mes cousins. Je fuyais les réceptions que donnaient mes parents. »

Il y eut un silence, assourdit par le rire d’une jeune fille adossée à leur table. Ils pouvaient voir ses chaussures plates se pencher de droite à gauche, tandis que le corps tentait de retrouver son équilibre. Joseph roula des yeux méprisants.

« On se demande pourquoi. »

La pique ne lui était pas destinée, mais Valentin la prit au cœur. Il se plaisait dans cette ambiance de fête, et se sentit jugé.

« Je suis désolé. Tu n’auras pas à venir, la prochaine fois.

— Oh, je viendrai. »

Interdit, Valentin le dévisagea.

« Mais tu viens de dire que…

— Je deviendrai quelqu’un d’important. (aucune arrogance dans sa voix, juste un fait énoncé avec beaucoup d’irritation) Je ne pourrai pas éviter les réceptions toute ma vie. Il va falloir que je m’y habitue. »

D’où lui venait donc cette hargne ? Une fois de plus, Valentin n’osa rien demander de peur d’être indiscret, de vexer, de se faire rejeter – il ouvrit grand les yeux à la place, la langue paralysée sur un compliment.

« Tu peux y retourner, tu sais, lui dit-il face à son silence, je ne t’oblige à rien.

— Ah… Je préfère souffler encore un peu avec toi, si tu le veux bien. »

Il n’aurait pas pu en jurer, mais les coins de son sourire lui parurent reconnaissants.



En Mars, Valentin avait eu seize ans – mais sans André, il n’avait plus l’impression de vieillir.



Valentin aurait aimé remercier Léontine pour l’angoisse grandissant que sa bêtise avait fait naître chez sa mère, mais il estima qu’elle devait déjà s’être fait assez fustiger par sa propre mère. Elle ne devait pas avoir besoin qu’il vienne l’embêter et en rajouter une couche, malgré l’envie pressante qu’il en avait.
Rosalie brodait une fleur avec des doigts tremblants, et le résultat laissait à désirer.

« Tout de même, tu te rends compte, si cela vous était arrivé… Qu’aurions-nous fait ?

— Nous aurions célébré un mariage ? C’est la solution la plus simple.

— Une fille si gentille. »

Valentin fixa la tapisserie d’un air inspiré. « gentille », c’était vite dit ; Léontine tenait plus de la garce que de la Sainte.

« Je me disais que tu voudrais peut-être lui rendre visite. »

Il sursauta sur sa chaise, comme s’il avait été piqué par un insecte.

« Pardon ?

— Tu es proche d’elle,  non ?

— Proche…

— Lorsque vous étiez jeunes, tu l’étais. »

Valentin se tut, pensif. A quel âge avait-il arrêté de parler d’elle à ses parents ?
Il se laissa glisser un peu sur sa chaise. Son thé était tiède.

« Je ne pense pas qu’elle veuille me voir.

— Pourquoi donc ?

— Oh, pour ci, pour ça… Tu sais, des choses et d’autres. »

Sa mère plissa les yeux dans sa direction, lâchant son chardon. Il s’était mis à pianoter sur le chêne de la table, mal à l’aise.

« D’accord, mais même si vous vous disputez, pense à ce qu’elle doit vivre.

— C’est sa faute, tout de même.

— Je ne prends pas sa défense, j’énonce un fait. »

Valentin n’aimait pas les faits, ils l’obligeaient à aller rendre visite à quelqu’un qu’il ne voulait pas voir sur des motifs purement égoïstes. Il n’avait jamais refusé d’aller voir les Castain, mais il n’avait pas envie de croiser Léontine en sachant cela, et surtout, il ne voulait pas avoir à parler à sa mère.
Alexine Castain lui faisait peur ; cela remontait à son enfance, quand sa voix tonnait, réprimandait, suintait d’impatience et impressionnait l’enfant qu’il était. Il était habitué à être choyé, aimé, à ce qu’on lui parle doucement, même lorsqu’il faisait des bêtises.

Il avait plaint Léontine et ses sœurs d’avoir une mère pareille. Leur père embellissait le tableau, mais il ne faisait pas un mur convaincant. La gentillesse ployait sous le regard d’Alexine.

Il n’avait pas envie de se retrouver face à la mère ou la fille aînée – or, c’était exactement ce qu’on lui demandait.

« Je ne sais pas si c’est une bonne idée.

— Valentin, s’il te plaît…

— D’accord, je verrai. »

Il avait envie qu’elle le laisse tranquille. Personne ici ne dirait rien, leur secret était sauf, au moins autant qu’un secret de polichinelle puisse l’être. De quoi Léontine avait-elle besoin d’être consolée, sinon de sa propre bêtise, ce qu’Ambrosine ferait très bien tant elle était gentille ?

Il donna un petit coup de talon contre le pied de la chaise.
Il était triste.
Il aurait aimé lui dire « bien fait ».



Les plus vieilles lettres étaient pour elle.



« Règle numéro un : le surveiller pour qu’il ne finisse pas par terre.

— Très utile, ta règle. Il est vraiment mieux affalé sur nous. »

Georges se mit à rire, plus amusé par le ton de leur voix que par ce qu’ils racontaient. Il ne comprenait plus grand-chose depuis qu’il avait vidé la bouteille pour impressionner la galerie.
Le miracle, lui avait dit Émilie en le jetant presque sur leurs épaules, c’est qu’il ne se soit pas mis à vomir.

Joseph avait tiré une sale tête et Valentin fixait le visage de l’apprenti poivrot, anxieux, afin de détecter le moindre signe de nausée. S’il rentrait taché, ses parents allaient s’en apercevoir, et le mensonge allait forcément sonner creux.

« Il est lourd, en plus, grogna Joseph, l’épaule endolorie, où est sa chambre ?

— A l’étage, il me semble.

— « Il te semble », merveilleux. Et je ne vois pas comment nous allons pouvoir lui faire monter des marches. »

Ses plaintes auraient pu en énerver un autre, mais elles carillonnaient comme du Mozart aux oreilles de Valentin.

« Oooh, ça tangue.

— Et à qui la faute ? s’agaça Joseph en remettant Georges aussi droit que possible, si tu n’avais pas présumé de tes forces, nous n’en serions pas là.

— Vous êtes gentils de vous occuper de moi, lui répondit-il, apparemment au bord des larmes.

— Pitié… »

Valentin pouffa bêtement face à l’exaspération de son ami. Une seconde plus tard, il poussa un cri surpris qui lui resta à moitié en travers de la gorge.
Georges venait de passer sa main dans son dos et de lui donner une claque vigoureuse aux fesses.

« Tu sais que tu es adorable ? fit-il en le ramenant contre lui, ce qui déséquilibra leur trio et fit littéralement hurler Joseph.

— Euh, merci… ? »

Il ne savait pas quoi lui répondre ; il était saoul, et le bras qui le serrait à la taille l’empêchait d’avancer. Il tenta de s’en débarrasser, mais Georges avait de la force.
Il sentit ses lèvres contre son cou puis un souffle d’air glacial : Joseph l’avait tiré et envoyé contre le mur sans aucune douceur.

Valentin cligna des yeux trois fois, plaqua sa main contre son cou, là où Georges l’avait embrassé.

« Non mais ça ne va pas ? s’insurgea le brun, le poing à deux centimètres de son visage, qu’est-ce que tu crois être en train de faire ?

— Euh, je…

— « euh, je », c’est ça ! Tu nous prends pour tes domestiques ?

— Non, je… »

Valentin se mit entre eux ; Joseph était assez furieux pour que la situation dégénère.

« Du calme ! Il est saoul, Joseph, il ne te comprend pas.

— Justement, grinça-t-il en reculant, s’il avait su se tenir, il ne serait pas là, à agir comme le dernier des satyres ! »

Plus le ton montait, plus Georges s’agitait et voulait leur échapper. Ils durent y mettre toutes leurs forces, mais ils parvinrent à lui faire monter les marches et l’allonger dans son lit. Même là, le jeune homme voulait s’enfuir, marmonnait des suites de mots sans aucun sens. Il semblait effrayé, désolé, et Valentin le fut aussi. Il le rassura comme il le put, avant que Joseph ne le tire hors de la pièce.

« Laisse-moi faire, il serait capable de te faire des choses regrettables. »

Il n’osa pas désobéir. Debout sur le pallier, il entendit distinctement le bruit retentissant d’une gifle et d’une protestation sourde. Il pria pour n’avoir pas à intervenir, encore une fois.

La nuit fut longue.



« Je suis désolé, sincèrement désolé. Tu me pardonnes ?

— Oh, moi oui ! Joseph, j’en suis moins certain.

— Il m’a dit que j’avais… Enfin, que j’avais été indécent.

— Je ne dirais pas indécent. Tu étais saoul, ce sont des choses qui arrivent.

— Ça ne devrait pas arriver. Encore une fois, je suis désolé.

— Ne t’en fais pas, c’est oublié. »

Un silence.

« Mais, dis-moi ; tu me trouves vraiment adorable ? »



Mars 1812

Valentin détestait la pluie, surtout s’il était obligé de rester dessous.
Mais il avait appris à faire bonne figure au fil des soirées et de ses cours, et lorsque les Landerolt arrivèrent, il leur sourit pour Joseph. Celui-ci n’avait exécuté qu’un signe de tête raide à peine perceptible – heureusement pour lui, ils avaient plus important à faire que s’indigner de son manque de chaleur.

« Où est-elle ? »

Une femme toute mince s’était précipitée sur Valentin. Il l’examina d’abord sans mot dire, car elle était très belle malgré son âge, puis lui désigna la porte restée grande ouverte.

« Dans sa chambre. »

Elle le remercia du bout des lèvres avant de se précipiter à l’intérieur, les pans de sa robe trempés. Le père et la mère furent plus loquaces, surtout en présence de ses parents, mais les enfants observèrent tout comme Joseph un silence religieux.

« Oh ! Dis, tu te souviens de moi ? »

Presque tous les enfants.
Un garçon de treize ans qui en faisait seize lui souriait, les yeux plantés dans les siens. Il avait une fillette accrochée au bras, sans doute sa sœur, et ses boucles brunes étaient trempées.
Il avait le même visage que Joseph, ce qui stupéfia Valentin. Ses traits étaient un rien plus volontaires, plus souriants, mais la ressemblance était là.

Il faillit se laisser avoir par ses jolis yeux, mais retrouva sa contenance.

« Je devrais ? »

Cela fit rire son interlocuteur, assez fort pour que sa mère se retourne et les couve d’un regard anxieux.

« Non ! s’exclama-t-il, d’une bonne humeur qui pouvait sembler déplacée au vu des circonstances, mais moi, je me souviens de toi. »

Il lui tira une mèche de cheveux, sans crier gare.
Valentin écarquilla les yeux. L’autre rit de nouveau.

« C’est difficile d’oublier une telle tignasse. »

« Une telle tignasse » faillit se vexer et le lui dire, mais la grande brune qui avait enlacé sa mère lui avait pris l’épaule.

« Charles, n’embête pas les gens. Rentrons. »

Aussitôt, son visage prit en gravité et il le salua avant de suivre celle qui devait être sa mère. Valentin resta bêtement planté sur le pavé, jusqu’à ce que Georges le récupère et l’amène au salon.



Joseph était assis dans un fauteuil de velours. Son père se tenait devant lui, et ils devisaient en allemand. Ils ne se disputaient pas, mais le ton de la conversation n’était pas cordial pour autant. Valentin aurait aimé en savoir plus, il se faisait une spécialité de laisser traîner ses oreilles un peu partout, mais il ne connaissait pas la langue.
Il finit par reporter son attention sur Georges, qui n’allait pas très bien.

A raison ; il était très proche de ses grands-parents, chez qui il vivait depuis plus de deux ans déjà. Sa grand-mère avait attrapé une mauvaise toux, et le docteur était assez inquiet pour qu’ils fassent venir toute la famille, même de l’étranger. Son oncle Honoré et sa tante Isabelle habitaient Paris et s’étaient vite rendus à son chevet, mais il manquait encore le fils aîné, qui vivait toujours à Neuchâtel.

« Il ne devrait plus tarder, fit Georges avec un regard à la pendule rencognée dans un coin, même si je pense qu’il ne voudra pas nous voir.

— Pourquoi ça ? »

Valentin savait son oncle Jules renfrogné, mais pas cruel.

« C’est un grand mystère. (Georges soupira, se frotta le poignet avant de continuer) Il s’est fâché avec ma mère il y a des années, mais personne ne veut nous dire pourquoi. Même si…

— Même si ? »

Son ami se tendit perceptiblement. Il chercha quelqu’un du regard, et ne le trouvant pas, se pencha vers Valentin :

« Mon frère Frédéric, tu le connais ?

— Il me semble. »

Valentin se représenta un très grand et beau jeune homme, policé et agréable. Le gendre parfait.

« En fait, je crois que ce n’est que mon demi-frère. »

Abasourdi, le rouquin le fixa comme s’il était mort puis revenu à la vie.

« Pardon ?

— Tu as bien entendu.

— Mais… Tu en es certain ?

— Ma mère ne me l’a pas confirmé, si c’est que tu me demandes. Mais… Je ne sais pas. Cela expliquerait bien des choses.

— Comme ?

— Comme le fait que mon oncle le méprise. »

Valentin ramena ses bras contre lui, soudain frissonnant. Il avait l’impression que le temps s’était arrêté et que plus personne ne faisait de bruit autour d’eux.
Un demi-frère ? Il était vrai que Frédéric ne ressemblait pas à son frère et sa sœur, mais lui ne ressemblait pas à Louise. Peut-être Georges s’emballait-il ?

« Ce serait surprenant. »

Même si, à dire vrai, il n’en savait fichtre rien.
Georges ne répondit pas. Au même moment, un brouhaha se fit entendre dans l’entrée, d’où s’échappaient exclamations et vent froid.

« Voilà mon oncle », se contenta de dire Georges, sans bouger d’un pouce.

Valentin resta à ses côtés, mais observa le remue-ménage avec curiosité.
Son oncle était arrivé, en habits d’hiver, suivi de ses quatre enfants. Il reconnut l’abondante chevelure bouclée de Raphaëlle, les yeux marrons inquisiteurs d’Élisabeth, mais la petite brune dodue et le jeune garçon lui étaient inconnus. Ils filèrent tous vers la chambre de la malade, où ils ne restaient que ses grands enfants.
Joseph avait arrêté de parler avec son père, et faisait la tête. Valentin n’osa pas lui adresser la parole tant la présence de sa famille le rendait morose.

« J’ai besoin d’air, fit-il à Georges, tu m’accompagnes ? »

Ils s’emparèrent d’un parapluie pour affronter les éléments ; le ciel noir promettait une nuit de vent et de grêle. Un rideau gris de pluie obscurcissait la vue et rendait Paris plus triste qu’elle ne l’était d’ordinaire.
La lassitude de la France face aux guerres incessantes de leur Empereur rendait la tension palpable.

« Je suis sûr qu’elle s’en sortira, dit Valentin après avoir accepté la cigarette que lui tendait son ami, elle est solide.

— Le corps ne suit pas toujours l’esprit, lui répondit Georges, mais j’espère que tu as raison.

— Je suis étonné que les Landerolt aient fait le déplacement.

— La grand-mère de Joseph est une amie d’enfance de la mienne, et j’imagine que sa famille voulait le revoir. »

Valentin hocha la tête, l’esprit ailleurs. Les relations de Joseph avec le reste de sa famille le consternaient encore, car il n’arrivait pas à s’en faire une image claire. C’était un peu sa faute, il aurait pu le lui demander, mais il avait peur de sortir un squelette du placard sans le vouloir. Son père n’avait pas l’air aimable, mais sa mère semblait aussi attentive et gentille que la sienne. Il ne pouvait pas en jurer, il ne les connaissait pas, mais ils avaient l’air de gens bien.

« C’est très curieux, fit-il, plus pour lui-même qu’autre chose, qu’il les déteste autant. »

Georges tira sur sa cigarette, l’air soucieux.
Il devina qu’ils avaient pensé à la même chose.



Août 1812

Au début, Valentin toussait ; et puis, avec le temps, il s’y était fait.
Il n’y avait pas que les petites fêtes, il y avait aussi les soirées qui s’éternisaient, dans des troquets infréquentables – pour le reste du monde. L’endroit était richement paré, quoiqu’abîmé, et on y trouvait des hommes comme des femmes, la plupart du temps de petite vertu. Valentin s’en voulut d’avoir pensé cela, car la tête d’Émilie lui pesait sur l’épaule, mais elle ne lui en aurait certainement pas tenu rigueur
Sa robe blanche était très jolie et lui faisait une silhouette magnifique : la chose était calculée. Valentin s’était découvert des dons de prestidigitateur, mais cela ne faisait pas de mal d’avoir un peu d’aide pour distraire les adversaires.

Sur ceux-ci, les charmes d’Émilie avaient opérés.

« Désolé messieurs, la prochaine fois peut-être ? »

Les regards noirs ne lui faisaient pas peur. Il raflait la mise avec un grand sourire, et passait à la prochaine, sûr de gagner.

« Félicitations, s’écria Émilie en plantant un baiser sur sa joue, tu les as eu !

— C’était facile, ricana son ami en agitant les cartes, des amateurs.

— Et tu es un professionnel, c’est ça ? »

La voix pleine d’humour gras n’était pas celle d’Émilie. Un pas lourd fit vibrer le plancher et les deux compères se retournèrent dans un même mouvement.
Un grand gaillard à la face rougeaude se tenait là, bras croisés sur sa large poitrine. Valentin déglutit, mais feint la nonchalance.

« Ca alors, Gustave Perret ! Quel bon vent t’amène ?

— Quel bon vent ? Tiens, je me demande aussi. »

Il avait un sourire méchant qui ne plut ni à Valentin, ni à Émilie. Elle tira discrètement sur sa manche pour qu’ils s’éclipsent sur le champ, mais il s’était déjà rapproché d’eux. Il empestait l’alcool.

« Un vent qui charrie une odeur de pourri. T’en fais pas pour ça, Horville, on sait où te trouver.

— C’est toi qui sent mauvais, Gustave. (il se pencha très légèrement pour voir qui était le « on » en question ; trois autres vilains avec des manches retroussées, prêts à en découdre) Que me vaut l’honneur de ta présence ?

— L’endroit ne t’appartient pas. (il se redressa de toute son impressionnante hauteur) Je vais où bon me semble.

— Alors tu t’es dit qu’en passant, tu allais nous chercher des noises ? »

Son regard brillant lui criait que oui.

« Pourquoi pas ? Tu en as causé à mon frère. »

Valentin ferma les yeux pour quelques secondes, cherchant dans sa mémoire le frère en question. Il le retrouva sans trop de mal ; Augustin Perret, une armoire à glace comme son aîné, mais sans charisme ni personnalité. Il avait dû le rouler, et il était allé se plaindre, comme un enfant.
Il eut un rictus méprisant et rouvrit les yeux.

« Non, je ne vois pas. »

Un poing massif s’abattit sur la table. Valentin et Émilie sursautèrent, mais gardèrent la tête hors de l’eau. On ne les impressionnait pas pour si peu.

« Oh que si, tu vois très bien. Et je vais pas te le répéter, espèce de minable, alors écoute bien : ce que tu fais à mon frère, tu me le fais aussi. Et si tu t’avises encore de nous piquer de l’argent… »

Il passa son pouce contre son cou dans un geste équivoque. Dégoûtée par tant de vulgarité, Émilie tourna la tête.
Il n’en fallut pas plus à Gustave pour se moquer.

« On est fragile, ma puce ? Faut pas venir dans ce genre d’endroit, alors.

— Ne lui parle pas comme ça, gronda Valentin.

— Sinon, quoi ? Tu vas te fâcher ? »

Le rouquin se redressa, conscient de paraître minuscule à côté de Gustave. Il soutint son regard sans flancher.
Il n’était peut-être ni grand ni costaud, mais il avait d’autres armes à sa portée – son insolence en était une, lorsqu’elle ne se retournait pas contre lui.

Il aurait manipulé Gustave s’il était stupide, mais il était aussi intelligent que lui, dans un registre plus rustique. Leur histoire n’était pas dure à connaître : un père mort alors qu’ils étaient jeunes, une mère forcée à la prostitution pour subvenir à leurs besoins, on avait vite refilé le petit au grand pour qu’il s’en occupe. Sans cerveau, il n’aurait pas vécu du jeu. Sans courage, il ne se serait pas fait respecter.

Mais Valentin se refusait à la moindre concession.
Il n’avait pas pitié de lui – n’y arrivait tout simplement pas.

« Et toi, tu vas te fâcher ? Me planter et me laisser pour mort ici ? »

Les autres clients s’étaient tus, et avaient pivoté sur leur chaise pour les regarder. On avait arrêté de battre les cartes, les paris suspendus aux lèvres des deux garçons.
Ils parieraient ma mort, songea Valentin, agacé.

« Ici ? Non, c’est encore trop beau pour toi. Je te laisserai crever comme un chien dans la rue. »

Valentin sentit ses lèvres s’étirer en un sourire sardonique.

« J’aimerais bien voir ça. »

Il prit la main d’Émilie et la tira du siège. Il bouscula Gustave, et se fraya un passage jusqu’à la sortie.
Un tonnerre d’applaudissements retentit pour saluer le spectacle.

« Je n’aime pas cet homme, lui glissa Émilie une fois à l’air libre, il me file la chair de poule. »

Comme il faisait frais, il lui glissa son manteau sur les épaules.
La nuit était noire, sans étoiles.



Ses pas résonnaient contre le pavé de la ruelle, ricochaient contre les murs aux pierres inégales et aux fenêtres fermées. Valentin savait que personne ne s'engouffrait dans ce cul-de-sac sale que les toits couvraient à demi ; il y avait emmené Émilie, une fois, pour lui conter fleurette comme aucun autre garçon ne le faisait – et ne le ferait jamais. Lorsque ses bottes marquèrent un arrêt brutal, son manteau lui glissa des épaules, et sa gorge laissa s'échapper un souffle rauque et asthmatique.

Derrière lui, la cavalcade reprit.



Il n'aurait pu mettre des mots sur la douleur qu'il tentait de reléguer dans un coin de son esprit. Il avait besoin de s'occuper les mains, sans quoi elle revenait le hanter.

« Il y a bien d'autres moyens de faire un deuil, lui asséna presque violemment son père, le regard dur, et j'aimerais que tu y penses, au lieu de te perdre de la sorte.

— Je ne me perds pas. Je vis.

— Tu te blesses, rétorqua-t-il, et je sais que tu le sais.

— Je ne sais rien.

— Plus que tu ne veux bien me le dire. »

Ces conversations stériles étaient leur quotidien depuis la mort d'André. Auparavant, il n'aurait pas supporté de lui faire honte ou de lui donner du chagrin, mais il avait besoin de quelqu'un à blâmer, et il avait donné son accord pour qu'il parte.
S'il avait protesté, André ne serait pas parti.

« Je n'ai jamais voulu vous enfermer. Vous êtes libres de choisir la voie qui vous plaît, du moment qu'elle ne mène pas à... ce que tu sembles chercher à tout prix. »

Il serait encore en vie.

« Retourne dans ta chambre, et réfléchis à ce que je viens de te dire. »

En sortant, Valentin savait qu'il trouverait sa mère affolée dans le couloir, qu'elle le serrerait contre lui et lui dirait qu'elle l'aime, quoi qu'il arrive.
Il avait trouvé tellement plus simple d'occulter ce qui ne lui plaisait pas, les reproches de son père et les regards tristes de sa sœur.



S'il avait réfléchi comme son père lui avait demandé de le faire, il ne serait pas là, collé au mur comme un papillon qu'on épingle d'un coup de feu.



« Arrière. Tout de suite. »

Les yeux de Valentin quittèrent le canon de l’arme et le souffle lui revint comme à un noyé.
Si ses jambes n’avaient pas été paralysées, elles se seraient écroulées sous lui.

« Tiens, t’es revenu, finalement. »

La lourde silhouette de Gustave s’était tournée pour lui révéler celle bien plus menue de Joseph, un pistolet à la main.
Il n’était pas seul. Georges le suivait, ainsi qu’une troisième et une quatrième personne qu’il ne distinguaient pas dans la pénombre de la ruelle.

« Bouge, ou c’est toi que je descends, fumier.

— Et si je descendais ton ami en premier, hein ?

— Tu n’oserais pas. Pas devant des témoins. »

Valentin vit alors, effaré, son père s’avancer.

« Lâchez cette arme, et ne nous ne ferons pas d’histoire. »

Gustave retroussa les lèvres d’un air méprisant mais éloigna le pistolet de Valentin. Il le remit dans sa poche, puis lança à Richard sur un ton doucereux :

« D’accord, pas d’histoire. Vous êtes son père, c’est ça ? Si j’étais vous, je surveillerais mon fils de plus près. Je dois pas être le seul à vouloir repeindre la rue avec sa cervelle. »

Il s’éloigna, le pas lourd, bousculant le quatrième protagoniste. Valentin le reconnut enfin : Charles Mallet, le grand ami de sa sœur.
Il se laissa glisser le long du mur, incapable de soutenir plus longtemps le poids de son corps.

« Valentin ! »

Le jeune homme s’agrippa à Joseph, réprimant mal son envie de pleurer.

« J’ai eu tellement peur.

— C’est normal. Quelle espèce de cinglé ! Si je n’avais pas été là…

— Valentin, ça va ?

— Valentin. »

Il tressaillit. Il sentit sans même les voir les yeux de son père, posés sur lui.
Il inspira, expira, prit son courage à deux mains.

Le reste de la nuit allait être désagréable.



Sa mère avait fait une crise de nerfs.
Pour ne pas aggraver ses cris, son père s’était tu et s’était contenté de les observer. Valentin avait mis plus d’une heure à la calmer, et elle sanglotait toujours sur son épaule lorsque Louise était arrivée avec Charles.
Ils avaient voulu des explications, qu’il n’avait consenti à leur donner qu’à demi. Il s’était attendu à ce que son père le sermonne – pas à ce qu’il sorte de ses gonds, il ne le faisait jamais, mais à ce qu’il lui mette les points sur les i comme il l’avait fait tant de fois par le passé.

Au lieu de cela, il le regarda avec une grande tristesse, sans rien ajouter. Cela lui fit plus de mal qu’une réprimande.

« Tu ne vas rien dire ? » lui demanda Valentin, sans pouvoir s’empêcher de paraître insolent.

Un petit sourire amer.

« Cela changerait-il quelque chose ? »

Valentin eut l’impression qu’il le mettait au défi de lui dire le contraire. Mais il se tut et enfouit son visage dans les cheveux bouclés de sa mère.

« Mon pauvre petit, renifla Rosalie, toute tremblante, c’est notre faute, nous n’en avons pas assez fait…

— Non, maman, ce n’est pas ta faute. »

C’est la mienne. L’avouer à voix haute ne lui aurait, pour une fois, pas fait de mal.

Il se mura dans le silence, comme il savait si bien le faire.



Durant tout un mois, il se consacra à ses études et ne vit aucun de ses amis. Ce n’était une condition imposée ni par son père, ni par sa mère, mais celle-ci rôdait dans les couloirs le soir avec Louise, afin de s’assurer qu’il ne s’était pas enfui. Il ne l’aurait pas fait ; frôler la mort lui donnait envie de rester enfermé dans sa chambre à remâcher sa mauvaise conduite. Plusieurs fois, il s’était dit : il faut que tu arrêtes cela. Deviens quelqu’un de bien, fais honneur à ta famille, épouse une gentille fille et élève correctement tes enfants. Sois un peu plus comme André.

Puis il se souvenait qu’André était mort, enterré, et il avait envie de se taper la tête contre le mur. Quelle plaisanterie ! Il n’aurait jamais plus de quatorze ans, il ne serait jamais adulte, jamais responsable. Il n’y arriverait pas. Il ne voulait pas être comme André, il ne voulait pas mourir.

Les poings contre les yeux, il pleurait.



Février 1813

La grand-mère de Georges s’en était sortie, et Valentin était enfin sorti de sa chambre lui aussi. Georges l’avait presque traîné jusque chez lui, où ils prenaient un chocolat avec Joseph. Pas d’alcool, pas de filles, pas de musique, juste eux trois ; cela aurait pu lui faire du bien, si Raphaëlle n’était pas revenue sur le tapis.

Valentin faisait bien semblant, c’était une de ses spécialités : mais quand il en avait assez, il devenait idiot. C’était sans doute ce qui l’avait poussé – du moins en partie, à aller défier Gustave.
Il avala une gorgée brûlante pour se prouver qu’il pouvait garder le sourire face à la douleur.

« C’est vrai que c’est une affaire délicate, fit Georges avec un petit rire gêné, en face de lui, c’est ma cousine et tu es déjà fiancé…

— Ce sont mes parents qui ont décidé de me fiancer, rétorqua Joseph, je leur avais déjà fait part de mes vœux. Mon père ne m’a pas écouté.

— Quoi ? Je ne savais pas. Pourquoi diable ?

— Il devait savoir que ton oncle dirait non.

— Il doit y avoir quelque chose là-dessous.

— Je me moque de savoir quoi. S’ils ont eu des mots par le passé, cela ne nous concerne en rien.

— Oui, bon, mon oncle est un peu… Borné, si je puis dire.

— Qu’à cela ne tienne. Nous nous arrangerons. »

Georges était embarrassé. Tout cela concernait sa famille et le ton de Joseph ne lui disait rien qui vaille.
Valentin le regardait bizarrement. « nous nous arrangerons » ? Que voulait-il dire par-là ? S’il avait essuyé le refus de son père, il devait l’oublier, les choses ne s’arrangeraient pas. De surcroît, il était fiancé à la sœur d’Émilie : Valentin ne l’avait pas vu beaucoup, mais Hélène lui semblait être douce et aimable. Des deux, elle était l’option que le rouquin préférait.

La passion, ça s’estompe.

« Quoiqu’il en soit, fit Georges, désireux de changer de sujet de conversation, vous pourriez venir à la prochaine fête ! Cela vous distraira, vous avez eu beaucoup de problèmes ces derniers temps. Je vous promets que je ne boirai pas. Pas trop.

— Tu as tout intérêt, lui dit Joseph en le transperçant du regard, car la prochaine fois je te laisse à terre.

— Tant de cruauté. Valentin me relèverait.

— Je ne le laisserai pas faire. »

Il éclata de rire malgré la menace. En fait, se dit Valentin, fasciné, il aurait fallu que je ressemble à Georges : optimiste et capable de me redresser quoi qu’il arrive.
Et pourtant, c’était toujours vers Joseph que se tournaient ses regards admiratifs.



Mars 1813

« Je ne te plais pas ? »

Valentin avala sa gorgée de vin de travers ; Émilie lui tapota le dos, compatissante.

« Ne me meurs pas dessus, s’il te plaît.

— D’où sort cette question ? »

La jeune femme fit la moue, sourcils arqués. Elle leva sa main gantée à hauteur de ses lèvres, où ses bagues étincelaient sous la lumière, avant de répondre :

« Je ne sais pas. C’est l’impression que cela me donne. Tu m’embrasses et tu me prends dans tes bras, mais tu ne fais jamais plus. N’importe quelle femme se poserait la question. »

La peau claire de Valentin devint rouge pivoine, mettant en valeur la moindre de ses taches de rousseur. Il termina son verre pour se laisser le temps de rassembler ses esprits.

« Tu n’aimes pas mes baisers ?

— Oh, si, c’est très bien, mais j’en ai toujours voulu plus.

— Peut-être que je te respecte trop. »

Elle se mit à rire, sidérée, avant de lui envoyer son poing dans le bras.

« Menteur ! Coucher n’est pas mépriser, tu le sais.

— Je sais.

— Alors ? »

Elle n’allait pas lâcher l’os. Valentin ne pouvait pas se plaindre, il s’était même attendu à avoir cette conversation plus tôt.
De là à avouer à Émilie ses craintes, il y avait une marge. Il se cala au fond de la banquette, mal à l’aise.

« Ce n’est pas contre toi, c’est juste…

— Parce que tu es vierge ? »

Si possible, son visage s’empourpra un peu plus.

« Ne t’en fais pas, murmura-t-elle, je le sais.

— Ce n’est pas juste ça. »

Les yeux bruns d’Émilie se firent suppliants. Il avait du mal à penser qu’elle veuille vraiment de lui, il y avait toujours cette crainte lancinante qu’elle ne veuille simplement que satisfaire sa curiosité.
C’était stupide. Elle ne l’aurait pas embrassé depuis deux ans si elle ne l’appréciait pas.

« Viens. »

Elle se leva, lissa sa robe et n’attendit pas qu’il acquiesce pour le prendre par le bras. Elle le traîna hors de la salle, où personne ne faisait attention à eux, jusque dans le couloir. Ils s’écartèrent le plus possible des salons où des couples se bécotaient pour être tranquilles.
Là, elle le lâcha et croisa les bras sous sa poitrine.

« Personne ici ne t’entendra, à part moi.

— C’est… »

Il fit traîner le silence en longueur, jusqu’à ce qu’elle daigne le briser.

« Je ne demande pas ça pour te gêner, Valentin, je le demande parce que j’ai vraiment envie de le faire avec toi. Je n’aurais pas insisté si je ne pensais pas que cela te bloquait à ce point.

— J’ai juste… (il se sentait un peu mieux, mais les mots avaient encore du mal à sortir) J’ai juste peur de ne pas être à la hauteur, d’accord ?

— A la hauteur ? Mais il n’y a pas de hauteur à avoir, surtout la première fois.

— J’ai peur de te décevoir, c’est tout. »

Émilie soupira, comme si sa réponse la soulageait. Peut-être qu’elle avait imaginé quelque chose de plus sordide, auquel elle n’aurait eu aucune solution.
Gentiment, elle lui caressa le bras.

« Tu ne peux pas me décevoir. Je sais que tu n’as aucune expérience. Et puis, soyons honnête : tu avais déjà embrassé quelqu’un avant moi ? »

Valentin grimaça, un peu amusé, un peu gêné.

« Pour être honnête ? Une fois. Sur la joue. J’avais huit ans.

— C’est adorable. C’était ton amoureuse ?

— Ahaha, non. Je ne crois pas qu’elle m’aimait. »

Émilie le prit par les épaules pour l’embrasser sur la bouche.

« Ne sois pas triste. Moi je t’aime beaucoup. Et je n’ai pas ri parce que tu ne savais pas embrasser !

— C’est vrai. »

Elle lui prit les mains, qu’elle posa contre son cœur. Valentin rougit, mais les laissa là où elles étaient. Sa peau était chaude à travers le tissu.

« Si tu le veux, et uniquement si tu le veux, la semaine prochaine, nous pourrions nous retrouver ici. Je partirai en avance, et tu diras que tu rentres, mais tu me rejoindras dans une chambre. »

Valentin pesa soigneusement sa réponse. Son anxiété lui hurlait de lui laisser un peu plus de temps, mais il savait que c’était reculer pour mieux sauter. Il n’allait pas éviter cela toute sa vie !
Et il ne trouverait pas plus compréhensive et gentille qu’Émilie.

« D’accord. Faisons cela. »

Il avait parlé sans s’accorder plus de réflexion, conscient que s’il se perdait dans les méandres de son esprit, il finirait par dire non. Ravie, Émilie lui sourit, puis se blottit dans ses bras pour réclamer un baiser.



« Tu as couché avec Émilie ? »

Pour la seconde fois en peu de temps, Valentin faillit mourir sur un verre de vin.

« Pardon ?

— C’est vrai ou pas ?

— Mais qu’est-ce qui te fait dire ça ? »

Georges fit un geste des mains qui n’explicita nullement sa pensée.

« Je ne sais pas, c’est une impression. Vous avez l’air plus… »

Il s’interrompit là, car Émilie s’était approchée et s’était emparée de Valentin par le col pour proprement lui mettre sa langue dans la bouche.

« … proches.

— Ne sois pas jaloux, le taquina Émilie en accrochant son cavalier par la taille, on t’aime aussi.

— Je ne suis pas jaloux, la rectifia Georges en soupirant, frustré à la rigueur. Annette s’est mariée.

— J’ai entendu ça. Son frère aura dû en parler à ses parents, qui auront voulu éviter un scandale.

— Je le déteste. Elle était adorable. Personne ne savait sucer comme elle, et elle avait une de ces p-

— Peeeersonne ne veut des détails, siffla Émilie en lui mettant un coup dans le mollet, tu n’as plus qu’à te trouver quelqu’un d’autre.

— Oh, vous voulez bien de moi ? »

Ni Émilie ni Valentin n’eurent le temps de répondre oui, non, quoi, comment ; une silhouette toute fine avait trébuché vers eux, les larmes aux yeux.

« Émilie !

— Hélène ? »

Les deux garçons s’écartèrent pour laisser passer la jeune fille, qui se rua dans les bras de sa sœur. Elle était secouée de hoquets et ses tresses avaient dégringolé sur ses épaules.

« Émilie, c’est affreux…

— Hélène, mais qu’est-ce que tu fais là ? »

Valentin et Georges échangèrent un regard abasourdi. Plusieurs convives s’étaient retournés vers eux, curieux de connaître la source de toute cette agitation.

« Comment m’as-tu trouvée ?

— Tu penses que je ne sais pas où tu vas le soir ? Je ne suis pas aveugle ! Ou peut-être que si. Oh, si tu savais… »

Elle s’était remise à pleurer à chaudes larmes. Embarrassée, Émilie l’entraîna dans le couloir, et après s’être concertés, Valentin et Georges les suivirent.
Hélène avait deux ans de moins qu’Émilie, et l’âge de Valentin. C’était un tout petit bout de femme, ni très grande, ni très épaisse, qui tenait un journal intime et rêvait au grand amour ; cela, c’était Émilie qui le lui avait dit. Elle aimait sa sœur, sans l’adorer pour autant.

Parfois, lui avait-elle dit, elle m’agace ; elle est trop irréaliste.

Mais elle n’allait pas la laisser pleurer sans la consoler.

« Je ne comprends rien, Hélène, dis-moi ce qui se passe.

— C’est affreux. J’ai trouvé des lettres ! Des lettres horribles ! »

Valentin eut la très nette impression qu’elle allait bientôt parler de Joseph.

« Il m’avait dit qu’il n’aimait personne, mais il mentait. Je m’en doutais déjà, quand je l’ai vu avec cette… fille… »

Elle cracha ce mot avec tout le dégoût dont son petit corps était capable.

« Alors j’ai cherché. Oui, je sais, c’est mal, mais c’est mal aussi de mentir. Je voulais simplement avoir l’esprit tranquille. »

Georges fit une grimace amusée, pensant sans doute qu’elle aurait mieux fait de laisser les choses là où elles étaient.

« Et j’ai trouvé les lettres. Il en aime une autre. »

De nouveaux sanglots bruyants résonnèrent dans le couloir.
Valentin remercia Dieu de ne pas avoir fait Émilie injuste et trop protectrice. Une autre fille aurait pu le tuer du regard, lui ordonner de s’excuser d’être ami avec un tel monstre : avoir des sentiments, mais quelle idée ! Au lieu de cela, elle arbora son masque des mauvais jours et prit sa sœur par l’épaule. Il la devina tendue, et surtout incertaine. Que dire ?

« Écoute, je comprends ton désarroi, mais ce n’est pas quelque chose de rare et…

— C’est affreux ! s’écria Hélène en se dégageant de son étreinte, tu es de son côté !

— Non ! Mais sois réaliste. Souvent, en se mariant, les sentiments ne sont pas présents. Oui, il se peut bien qu’il en aime une autre, et ensuite ? C’est toi qu’il va épouser. Il aura tout le temps de t’aimer lorsque vous vivrez ensemble. »

Sa petite sœur lui lança une œillade pleine de suspicion. Pourtant, Émilie disait vrai ; si on ne faisait pas un mariage d’amour, il fallait faire en sorte de s’aimer ensuite. Valentin n’y voyait aucun problème, ses parents s’étaient toujours très bien entendus, et n’avaient jamais fait chambre ou vie à part. Il fallait être mature, faire des concessions, et c’était là des choses que tout adulte se devait de faire.
Raphaëlle ne pourrait pas rester la favorite de Joseph toute sa vie. Il finirait par l’oublier.

Cette pensée le rasséréna.

« Tu as peut-être raison, murmura Hélène, les bras croisés sur son châle, mais j’ai tellement peur qu’il ne m’apprécie pas.

— Il n’y a aucune raison, fit Georges, tu es une fille adorable. »

Elle se tourna vers lui et Valentin, comme si elle venait de découvrir leur présence. Les joues rouges, elle s’excusa encore.

« Il n’y a pas de mal, la rassura le rouquin, tu devais vraiment être troublée pour faire tout ce chemin.

— Je l’étais ! Je le suis encore. Désolée, j’ai coupé votre soirée.

— Mais non, j’allais rentrer, mentit Émilie, je peux donc te raccompagner. »

Il sembla à Valentin qu’Hélène vit clair à travers le mensonge, mais ne protesta pas. Elle était trop peu vêtue pour affronter l’air frais du soir, et l’adrénaline disparue, elle grelottait. Valentin lui prêta sa veste : Émilie la lui rendrait vite.

« Bonne soirée », leur dit-elle poliment avant de passer la porte, bras-dessus bras-dessous avec sa sœur.

Georges attendit quelques minutes avant de soupirer et passer une main sur son visage.

« En voilà autre chose.

— Elle allait forcément finir par le savoir. Peut-être que si elle avait su qu’il l’avait demandée en mariage…

— Cela aurait été pire. Non, Joseph finira bien par abandonner. Il ne peut pas non plus épouser une fille sans l’accord de son père, et qui vit aussi loin. »

Valentin acquiesça, et le suivit jusqu’au salon où l’on faisait toujours la fête. La logique lui criait que c’était ce qui allait se passer : malgré tout, il avait un mauvais pressentiment au cœur.



« Raphaëlle est revenue.

Quoi ?

— Elle est revenue ! Elle est arrivée chez nos grands-parents hier, depuis Neuchâtel ! »

Georges n’avait pris la peine ni d’ôter son manteau, ni d’ôter ses bottes, ni même de passer le pas de la porte. Derrière Valentin, la vieille Adèle leur lançait des regards assassins, aussi aiguisés que les couteaux de la cuisine.

« Mais… Mais pourquoi ?

— A ton avis ? Éléonore était là, elle m’a expliqué qu’elle s’était enfuie de chez elle. »

Valentin aurait eu besoin de s’asseoir, mais il n’y avait aucun fauteuil à proximité. Il prit sur lui et demanda :

« Pour rejoindre Joseph ? »

Georges lui sourit, affligé. Valentin se claqua le front à s’en étourdir.

« Mais à quoi est-ce qu’elle pense ! Il était au courant ?

— Je ne suis pas sûr. »

Il tenta de calmer ses nerfs en pelote. Peut-être que c’était une idée de Raphaëlle, peut-être que Joseph allait être aussi abasourdi qu’eux.
Valentin cessa de se mordre l’intérieur des joues quand Georges posa une main sur son épaule.

« Ça va ? »

Il le regarda, perplexe, et crut voir son expression à travers ses yeux bleus. Il devrait vraiment avoir une sale mine.

« Oui, ne t’en fais pas. »

Une fois ses esprits retrouvés, il était assez convaincant pour faire lâcher prise.

Valentin Horville
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Valentin Horville

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Histoire



Mais depuis que Raphaëlle était revenue, Joseph semblait plus disposé à la consoler des malheurs qu’elle s’était elle-même infligés que passer du temps avec eux. Il ne les ignorait pas complètement, et son tempérament le portait naturellement à la solitude, mais Valentin supportait mal l’idée qu’il soit avec elle au lieu d’être avec eux.
Georges l’avait remarqué, car il n’arrivait presque pas à le dérider. Émilie était partie tôt et après avoir discuté avec d’autres invités pendant une heure, ils étaient partis souffler dans un couloir.

Avec des gens en qui il avait confiance, Valentin n’avait plus à fournir autant d’efforts, et son visage se renfrogna immédiatement.

« Tu lui en veux de ne pas être là ?

— Non, répondit Valentin très sèchement, avec une tête qui hurlait le contraire. Georges leva les yeux au ciel, tout sauf dupe.

— C’est vrai que c’est compliqué, en ce moment, mais il finira par revenir vers nous. Et puis, il n’est pas vraiment plus absent que d’habitude. Il a toujours été comme ça.

— Je sais. (il se remémora cette fois où ils s’étaient cachés sous une table pour parler) Mais il n’empêche que… »

Il se tut et fit un geste du poignet, exaspéré.

« Rien.

— D’accord, fit Georges en décollant le dos de la tapisserie pour le regarder en face, je te pose une question et tu me réponds honnêtement. »

Valentin le regardait de travers, mentalement sur ses gardes, mais ne l’arrêta pas.

« Tu as le béguin pour Joseph, c’est cela ? »

Il sentit le sang quitter son visage, faire un tour près de son cœur pour le transformer en tambour et revenir coloniser ses joues pour lui donner l’air idiot.
Il voulut se gifler, ne le fit évidemment pas ; il dut se contenter de prendre un air outré.

« Pardon ?

— Réponds-moi franchement, ça fait un moment que je me pose la question.

— Je ne… »

C’était stupide. Bien sûr qu’il avait le béguin pour Joseph, depuis presque le premier jour. L’avouer à Georges ne lui coûtait rien. Pourtant, il resta obstinément coi, le regard fuyant.

« Valentin…

— Qu’est-ce que ça changerait ? »

Sa gorge sèche faisait paraître sa voix plus tremblante qu’il ne l’aurait aimé. Il donnait l’impression de vouloir pleurer – ce qui n’était pas très loin de la vérité. Faire comme si demandait beaucoup d’énergie, et dans ces moments-là, il voulait juste aller se coucher pour se réveiller en forme. Pas rester debout, à devoir affronter le regard inquisiteur de Georges.
Deux bras s’enroulèrent autour de son cou et il se retrouva le nez dans les cheveux de son ami. Il écarquilla les yeux.

« Tu as l’air d’en avoir besoin », dit-il simplement, et Valentin voulut protester, mais Georges avait raison. Alors il abdiqua et le serra contre lui à son tour, refoulant les larmes qui menaçaient de tomber.

Ça, il ne le permettrait jamais.

Georges avait chaud ; il finissait toujours par jeter sa veste dans un coin de la pièce et terminer la soirée en chemise. Cette fois-ci ne faisait pas exception, et le contact brûlant lui rappela une autre nuit où il avait fini ivre, et où Joseph s’était fâché contre lui. Il avait dû s’interposer pour que personne ne soit blessé, mais Joseph n’était pas là.
Lorsqu’ils se séparèrent, Valentin l’embrassa sur la bouche. Georges recula, surpris, et faillit trébucher.

« Qu’est-ce que tu fais ?

— Tu n’en a pas envie ?

— Ce n’était pas la question. »

Ses yeux firent preuve d’une sévérité suffisante pour pousser Valentin à la confession.

« Je me suis souvenu de ce soir où tu m’avais embrassé. (il tapota son cou, là où lui était soudain revenu la sensation) J’en ai eu envie. C’est tout.

— Si tu essayes d’oublier Joseph…

— Ça n’a rien à voir ! (il grimaça, désappointé) Et même si cela avait à voir avec Joseph… Qu’est-ce que cela changerait ? Ah, ça m’agace ! Tu n’aurais pas dû me poser la question. Va-t’en.

— Non. (son visage se fit plus doux en un soupir) Je n’essaye pas de t’embêter, ou de tout ramener à Joseph, ou même de dire que je n’ai pas envie de toi, mais ce dont je n’ai pas envie, c’est que tu fasses quelque chose que tu regretteras ensuite.

— Le regretter ? Pourquoi le regretterais-je ?

— Parce que tu es triste, parce que tu veux penser à autre chose, et que je suis là.

— Tu penses que j’aurais embrassé n’importe qui ? »

Georges hésita, et Valentin crut qu’il allait se sentir mal. Il leva les bras, ouvrit la bouche, puis abandonna et repoussa violemment Georges en arrière.

« Des deux, je devrais me sentir le plus blessé ! C’est toi qui embrasses n’importe qui ! Laisse-moi, maintenant, et retourne boire !

— Valentin ! »

Valentin ne l’écoutait pas. Il s’était éclipsé par une porte, au hasard des salons vides. Sa poitrine gonflée menaçait d’exploser. Il embrassait n’importe qui ? Alors il allait embrasser n’importe qui ! Aller au bordel, prendre n’importe quelle fille, et… ugh.

Pourquoi ça ne marche jamais ? Pourquoi ?

« Valentin, arrête ! »

Il pressa le pas, mais Georges était plus rapide. Deux mains le prirent par la taille, le firent pivoter et Valentin eut le souffle coupé par un baiser brutal. Un baiser chaste, rapide, mais plein d’une urgence qui lui fit tourner la tête.
Il était collé à lui ; Valentin se dégagea et le fusilla du regard à travers la pénombre. Il pouvait jurer que Georges avait l’air désolé.

« Je ne voulais pas te vexer ! s’exclama celui-ci, visiblement peiné, je voulais juste… Ça me rend triste de te voir dans cet état. Je ne veux pas que tu prennes une mauvaise décision sous le coup de la colère, et y participer de mon plein gré. »

Le jeune homme dégagea quelques boucles de son front. Sa colère fit des allers-retours, comme les vagues sur la plage, avant de se dissiper totalement. Quand il se rapprocha de Georges, il n’en restait plus que de l’écume.
Il se sentit coupable de s’être ainsi emporté. Ce n’était pas digne de lui, et ce n’était pas juste pour Georges. Il essayait simplement de le protéger.

Force lui fut de reconnaître que, de temps à autres, il en avait besoin.

« Je suis désolé, fit-il à son tour, la voix basse, je ne vais pas très bien en ce moment et je suis à fleur de peau. »

Menteur, ricana une petite voix près de son oreille, ça va faire quatre ans que tu ne vas pas très bien.

« Mais ce n’était pas… (il cherchait ses mots, et ça l’énervait) Peut-être que le geste en lui-même était motivé par le dépit, mais pas l’envie derrière. »

Il chercha ses yeux pour vérifier qu’il le comprenait. Ils brillaient un peu, comme ceux d’un chat. Il prit le sourire qui étira ses lèvres pour un assentiment, et tenta le tout pour le tout en tendant le cou pour l’embrasser à nouveau. Cette fois, Georges ne recula pas, et l’attira contre lui. Valentin se mit à rire bêtement contre ses lèvres, et il le suivit, la poitrine agitée de soubresauts agréables.

« Arrête de me déconcentrer.

— C’est toi qui me déconcentres.

— Chut. »

Il le réembrassa, tout doucement, puis plus profondément. Valentin se laissa aller ; plus leur langue se frôlaient, plus ses mains s’égaraient, moins il pensait à son malheur. Son esprit suivait les réactions de son corps et quand ils se séparèrent, il n’avait qu’une envie : recommencer. Georges posa ses lèvres humides sur son cou et il soupira d’aise.

« Tu veux retourner au salon ? »

Un ricanement lui répondit.

« Bien sûr. »

Georges le souleva de terre ; Valentin s’agrippa à ses épaules, surpris, avant de se mettre à rire.
Il se sentait euphorique, comme si rien de mal ne pouvait plus lui arriver.



Que ce soit au salon, lorsqu’ils s’étaient embrassés, ou dans la chambre anonyme, lorsqu’ils s’étaient déshabillés, Valentin n’avait pas pensé à Joseph. Pas une seule fois il n’avait imaginé sa bouche à la place de celle de Georges, ses doigts sur sa peau, ses hanches contre les siennes. Même au paroxysme du plaisir, il n’avait pas gémi son nom.
Coucher avec Georges lui donnait le même sentiment de chaleur qu’avec Émilie : la sensation d’être aimé sans conditions et sans jugement. Il n’était rentré chez lui qu’au petit matin, le cœur léger.



Août 1813

« Bouge, je veux la balançoire. »

Valentin leva les yeux vers Georges. Il lui souriait en contre-jour, ses cheveux blonds en pagaille. Il avait dû se rouler dans l’herbe avec les enfants ; rien qui ne l’étonne vraiment.

« Oh ? (il balança ses jambes, fit semblant d’hésiter) Et qu’est-ce que tu me donnes en échange ?

— Ma protection, quand les petits monstres voudront te couvrir de bisous après avoir mangé de la confiture en t’appelant « tonton Valentin ». »

Il frissonna malgré lui. L’argument n’avait aucune faille. Il se leva avec un soupir dramatique.

« Bien, je te la cède. Prends-en soin.

— Oh, compte sur moi ! »

La branche craqua sous le changement de poids, et plus encore quand Georges tendit les bras pour le rattraper et l’installer sur ses genoux. Surpris, Valentin poussa un petit cri aigu ; il se débattit en vain.

« Georges, mais qu’est-ce que… !

— Il y a de la place pour deux ! »

Il lui chatouilla les côtes sous une pluie de rires mêlés à de vives protestations. Quand ses doigts se firent plus caressants qu’espiègles, et qu’il défit son col pour pouvoir lui embrasser le cou, Valentin le repoussa un peu plus fermement.

« Arrête, on pourrait nous v –

— Oh, Georges de Sommest, on me vole mon cavalier ? »

Ils sursautèrent si fort qu’ils faillirent en atterrir à terre. Émilie avait enfilé – à raison, puisque remplie de traces d’herbe, une robe qui ne craignait pas l’extérieur. Elle les regardait, avec une expression dure, mais son sourire en coin trahissait ses sourcils froncés.

« Je te l’emprunte, se défendit Georges en levant une main, je n’ai pas le droit ?

— Tu pourrais me demander la permission avant ! Mais je suis magnanime, fit-elle en rejetant ses cheveux défaits par-dessus son épaule, alors je ne t’en tiendrai pas rigueur. »

Elle s’avança vers eux, l’air coquine, et s’affala en travers des genoux de Valentin. Les deux garçons crièrent car le mouvement les avait déstabilisés, et parce que Georges commençait à sentir le poids s’accumuler sur ses cuisses.

« Vous êtes lourds, là, grogna-t-il en rajustant les deux idiots pour qu’ils ne tombent pas.

— C’est le poids de tes péchés, lui rétorqua Émilie, parfaitement à l’aise, il faut faire avec. »

Judas souffla par le nez et donna un coup de talon dans la terre pour les faire voler. Un hurlement ravi se joignit aux cris des enfants plus loin dans le jardin, attirant un visiteur surprise. Il avait reconnu leurs voix.

« Je ne sais pas si je veux savoir.

— Joseph ! »

Il avait beau avoir les cheveux dans les yeux, Valentin l’avait tout de suite reconnu. Georges arrêta brutalement la balançoire, et son bras rentra méchamment dans les côtes du rouquin, qui en eut le souffle coupé.

« Dis donc, Joseph ! Que nous vaut le plaisir ? »

Il semblait un peu contrarié, mais c’était difficile à dire, de là où il était.

« Je passais, ironisa le jeune homme aux cheveux bruns en levant les paumes au ciel, mais continuez, vous aviez l’air de bien vous amuser.

— Georges a voulu jouer au plus fort, lui expliqua Émilie en enfonça sont index dans la joue du concerné, maintenant, il doit s’accommoder de nous deux.

— J’ai dit que je ne voulais pas savoir.

— Oh, il y a du monde ici ! »

Aglaé sortit des fourrés, ce qui intrigua tout le monde, surtout lorsqu’elle aida Hélène à s’en échapper à son tour.

« … Mais qu’est-ce que vous faites.

— Cache-cache avec les enfants, lui dit Aglaé en posant un doigt sur ses lèvres, si on vous demande, vous ne nous avez pas vues passer ! »

Hélène adressa un signe timide à son fiancé, qui le lui renvoya poliment.

« D’accord, fit Valentin en levant comme il le put le bras, nous sommes dans le secret.

— Merci, cousin ! Bon, est-ce qu’il y a de la place sous cette balançoire pour que l’on puisse s’y cacher ?

— Je ne pense pas, non. »

Des hurlements enthousiastes les poussèrent à se trouver une meilleure cachette, et elles disparurent par un autre bosquet.
Georges partit d’un rire qui fit le tour du parc.

« Décidément, quelle belle journée ! »

Même Joseph, qui pourtant ne le faisait pas beaucoup, lui répondit par un sourire.



Octobre 1813

Les pans de la robe d’Émilie bruissaient contre le sol carrelé. D’une main, elle tenait un verre à pied, de l’autre, elle agitait doucement son éventail. Elle était ravissante dans sa robe rose à nœuds bleus, et les boucles de ses cheveux bruns, remontés à la mode, mettaient en valeur ses yeux.
Valentin la regarda une dernière fois, songeant qu’il aurait aimé tout lui enlever, avant de reposer son regard sur la foule. Ce n’était pas une petite fête de jeunesse, où les rires couvraient les discussions et où les danses simples, presque paysannes, étaient de mise. Émilie et Valentin étaient venus ici avec leurs parents, à qui ils avaient faussé compagnie ; Hélène était restée près de sa mère, bougonne, puisque son fiancé n’avait pu faire le déplacement. Quant à Louise, elle devait faire de son mieux pour briller aux yeux de sa belle-mère – qui n’est pas ma belle-mère, Valentin, cesse donc de me taquiner.

Émilie et Valentin aimaient la sensation de liberté que ces instants volés loin de la surveillance de leurs parents leur apportaient. Ils étaient trop jeunes pour faire partie d’un véritable cercle social, mais ils étaient trop vieux pour rester accrochés aux jupes de leur mère. Ils goûtaient à ce que serait leur vie dans quelques années, quand ils seraient Monsieur et Madame, et plus le fils et la fille de Monsieur et Madame.
Pour Émilie, cela signifiait néanmoins le mariage, à moins qu’elle ne parvienne à se faire un nom d’elle-même. Je ne suis guère pressée, avait-elle dit à Valentin, le ton amer.

Mais cette soirée en particulier avait un autre attrait que le vent de liberté qui leur mettait le rouge aux joues.

« C’est dommage que Georges n’ait pas pu venir ; il y a tant de monde.

— Sa mère ne le laisserait jamais assister à une réception où quelques personnes risqueraient de le corrompre. »

La mère de Georges, Marguerite, avait été choquée par les excès de la Révolution, et était restée fermement royaliste ; ceci voulait dire exactement ce que cela voulait dire.

« Ah, les voilà », lui chuchota Émilie, pointant de l’éventail un point de la pièce.

Valentin se tourna à temps pour voir apparaître un couple richement vêtu : la femme menait la marche, suivie de son mari, et de leurs deux filles. Il sourit ; c’était l’attraction de la soirée.

Fannie et Hippolyte de Bonvouloir, qui laissaient parfois tomber la particule, étaient de fervents Républicains. Lui était issu d’une famille d’ancienne noblesse, et ne devait son salut qu’au parti qu’il avait pris pour la Révolution dès ses débuts. En épousant une fille du peuple toujours fourrée chez les Montagnards, ardente révolutionnaire et pamphlétaire, il avait évité de partager le sort réservé à son frère et sa sœur aînés, tous deux guillotinés.
Mais il ne brillait pas à côté de son épouse, qui portait ses 45 ans de la plus belle façon qui soit. Très brune, très grande, avec un visage banal mais un charme massif, Fannie de Bonvouloir, née Ferice, régnait sur son peuple plus sûrement que l’Empereur lui-même. On avait colporté sur elle, à l’époque, les pires ragots qui soient : on l’avait accusée tour à tour de se prostituer, de pratiquer la magie noire, d’avoir été la maîtresse de Danton puis de Robespierre, d’avoir vendu son âme au diable. Personne ne savait grand-chose d’elle, au final, sinon qu’elle était la fille d’un cordonnier d’origine italienne et d’une russe, et que 1789 avait été le combat de sa vie.

Elle menait toujours cette bataille, dans des cercles plus fermés, à l’abri des oreilles indiscrètes. Pour peu que l’on soit de son avis, elle était une femme formidable.

Valentin aimait ce qu’elle représentait, mais ce n’était pas la mère qui l’intéressait.

« Bonsoir, Candice. »

La plus jeune des filles s’était immédiatement dirigée vers eux une fois libre de ses mouvements. Elle était parée comme une princesse, avec un châle qu’elle ne savait pas où mettre et qui devait peser lourd sur ses bras. Elle semblait un peu mal à l’aise dans cet étalage de richesses, mais gardait le dos droit, ce qui lui donnait une belle allure.

« Bonsoir, Valentin. Émilie. »

Elle fit une petite révérence qui n’était nullement nécessaire, mais leur fit plaisir à tous les trois.

« Vous êtes habillée comme pour vos noces », lui fit remarquer Émilie avec un petit sourire.

Elle n’essayait pas de la gêner, mais Candice rougit furieusement. La pauvrette n’avait que seize ans, et était toujours très impressionnable.

« C’est ma mère, fit-elle tout bas, en glissant à la concernée un regard triste, elle voulait que je sois bien habillée. Elle ne fait pas encore confiance à mes goûts.

— Elle devrait. Je suis certain que vous en avez beaucoup. »

Candice le remercia encore plus bas, et entremêla ses doigts ; sa sœur choisit cet instant précis pour surgir à ses côtés.

« On ne m’a pas attendue pour discuter ? »

Candice se répandit en excuses mais sa sœur, sans faire de manières, lui tira simplement la joue en riant.
Les deux n’avaient pas des noms courants, mais c’était encore plus vrai pour Vérité. Contrairement à sa petite sœur craintive et effrayée à l’idée de prendre la parole, elle était vive et décidée. Elle ressemblait un peu à Émilie, avec laquelle elle s’entendait d’ailleurs très bien ; elle avait aussi le visage et le charisme de sa mère. Elle était imposante par la personnalité à défaut de l’être par la taille, qu’elle avait fine.
Candice avait un visage plus doux, rond, où l’on devinait encore l’enfant qu’elle avait été. Les courbes de son corps restaient timides, et son cou ployait sous le poids de l’or qu’on y avait accroché. Cela n’avait rien d’étonnant, elle venait tout juste d’entrer dans le monde. Elle ne connaissait presque personne, ne savait pas comment s’y prendre.

Mais elle était loin d’être stupide, Valentin s’en était assuré. Il avait perçu une note de volonté dans sa voix à plusieurs reprises, quand ils parlaient de choses qui lui tenaient à cœur et qu’elle pensait moins à son interlocuteur. Elle savait relever les sous-entendus et discerner les expressions du visage.

En somme, une fois forgée à la vie en société, une femme intelligente et perspicace.

« J’ai vu votre sœur avec Charles Mallet, dit soudain Vérité, les yeux pétillants, est-ce que les fiançailles ont été officialisées ?

— Ahaha, malheureusement pas. Louise n’aime pas trop parler de sa vie privée.

— Pourtant, cela semble se faire. J’ai entendu sa mère vanter ses mérites, et pourtant Dieu sait qu’il est difficile de lui plaire ! »

A ces mots, Candice hocha la tête et se mit à chercher les deux amoureux du regard. Ils se déplacèrent discrètement de quelques pas pour les avoir en vue, après quoi ils reprirent leur conciliabule.

« Je la comprends, cela dit. Votre sœur est d’une rare beauté, même si cela ne fait pas tout.

— Mais cela fait, soupira Candice, c’est ce que les hommes voient en premier.

— Ils remarquent aussi l’allure et l’esprit, assura Émilie après avoir terminé son verre, ils ne sont pas tous idiots.

— Ah, heureusement. Sinon, pauvres de nous ! »

Ils se mirent à rire de bon cœur.

« Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? »

Valentin haussa les sourcils, et Candice fronça les siens, soudain concentrée.

« Ce que je pense ?

— De la beauté, de l’esprit, de l’allure. En tant qu’homme, qu’est-ce qui retient le plus votre attention ? »

Le seul garçon du quatuor haussa les épaules, l’air nonchalant.

« Si je dis la beauté, vous allez m’en vouloir. Si je dis l’esprit, ou l’allure, vous allez me traiter de menteur, alors je répondrai : les trois. »

La réponse convint à Vérité, qui lui offrit un immense sourire, aussi blanc que sa robe.

« Voilà qui me plaît. On peut tout cultiver, avec de la patience. »

Ils furent interrompus par Fannie, qui faisait signe à ses filles de venir la rejoindre. Vérité lui fit comprendre qu’elles arrivaient d’un mouvement du poignet, et fit la grimace en se retournant vers ses amis.

« Bien, maman va encore nous faire bavarder pendant une demi-heure avec monsieur Olivier, et nous allons devoir faire semblant de trouver sa conversation intéressante.

— Laissez-moi deviner : il n’a ni beauté, ni esprit, ni allure ?

— Mais beaucoup d’argent. Beaucoup. D’argent. »

Vérité fit mine de s’étrangler, puis attrapa le bras de sa sœur et un verre de vin. Elles adressèrent à Valentin et Émilie un dernier sourire, avant de rallier le cercle que formaient leurs parents et leurs amis.
De nouveau seuls, Émilie se balança un court instant sur ses talons. Elle se décida finalement à dire à Valentin :

« Elle est amoureuse de toi. »

Il vola à son tour un verre et le porta à ses lèvres.

« Je sais.

— Et tu l’encourages. Tu comptes l’épouser ? »

Il la regarda, scandalisé, mais se rendit compte qu’il n’avait pas le droit de l’être. Il y avait pensé, à maintes reprises.

« Ce serait un choix idéal, non ? »

Ses lèvres rouges s’ouvrirent ; elles se refermèrent presque immédiatement. Ses doigts gantés tapotaient le cristal vide, songeurs.

« Si, c’est vrai. Elle est riche, et bien vue, lorsque l’on fait partie d’un certain milieu. »

Valentin ne vit pas venir le coup d’éventail que ses boucles folles amortirent. Il recula si brusquement que le contenu de son verre faillit passer par-dessus bord – et sur sa veste neuve.

« Qu’est-ce qui te prends ?

— Ne fais pas de bêtises. (elle fit mine de le suivre du regard, en ajoutant d’un ton volontairement lugubre) Je te surveille. »

La seconde d’après, ses yeux avaient retrouvé leur lueur coutumière, et elle lui tapait discrètement les fesses avant de s’enfuir en direction de Louise et Charles. Un peu perturbé, mais de bonne humeur, Valentin la suivit en riant.



En Janvier 1814, à l’occasion d’un diner entre amis, Richard annonça les fiançailles de sa fille avec Charles Mallet – et le secret était peut-être un polichinelle, mais tout le monde fut semblant d’être surpris.  Les félicitations fusèrent, et la mère de Charles, une veuve de soixante ans au visage sec et sévère, émut l’assistance en prononçant un discours magnifique, bien évidemment préparé sur le tas.

Personne n’était censé être au courant.

Quant à Louise, une fois les invités éparpillés dans les salons pour le café, elle dut faire face au sourire de son frère.
Il doit se faire mal, songea-t-elle en le regardant du coin de l’œil, à étirer ses lèvres comme ça.

« Louise.

— Valentin.

— Louise. »

Elle soupira, plus vaincue qu’un dragon.

« D’accord, Valentin, tu peux le dire.

— Je te l’avais diiiit ! »

Elle s’était attendue à ce qu’il hurle, qu’il l’étouffe sans doute, mais pas à ce qu’il hurle, la prenne par la taille pour la faire virevolter, puis l’étouffe.
Elle en fut bouleversée. Son petit frère pouvait la soulever, à présent, et elle se fiançait – elle se sentit vieille tout à coup, et les larmes lui vinrent aux yeux.

« Que… (une fois séparés, le visage de Valentin se décomposa) Je t’ai fait mal ?

— Non, non, c’est juste que… Cela fait beaucoup de choses à la fois.

— Beaucoup de bonheur, tu veux dire. »

Elle l’approuva d’un sourire, et tamponna ses yeux avec un mouchoir. Elle prit une grande inspiration tremblotante pour se calmer et ne pas fondre en larmes pour de bon.
Valentin frotta son bras nu, compatissant.

« Ne t’en fais pas, tu seras la plus belle des mariées, et lui le meilleur des époux. Personne ne vous arrive à la cheville.

— Ah oui ? Tu l’as vu dans ta boule de cristal ?

— Oui, et j’y ai aussi vu que vous serez heureux toute votre vie.

— Et combien d’enfants aurons-nous ? »

La question prit Valentin de court. Louise eut peur d’avoir dit un mot de travers (son frère pouvait parfois se vexer de choses farfelues), mais il retrouva vite sa bonne humeur.

« Trois, comme nous. Trois, c’est un beau chiffre. »

Ses yeux s’agrandirent et elle le regarda, stupéfaite, sans rien ajouter. Il lui vint à l’esprit qu’il allait avoir dix-neuf ans, le même âge qu’elle allait avoir quand elle avait vu André pour la dernière fois. Elle se disait parfois qu’ils n’étaient plus que deux, qu’elle était devenue l’aînée de la famille en 1809, mais ces petites phrases, ces petites attentions le ressuscitaient, et elle l’imaginait à leurs côtés.
Elle sentit les larmes couler et posa son front contre l’épaule de Valentin pour sangloter.

« Tu as raison. Trois, c’est le plus beau des chiffres. »

Il la serra contre lui, un peu tendu, comme s’il retenait lui aussi ses sanglots.



En Avril, Napoléon fut renversé par les puissances coalisées, et destitué de ses fonctions. A Paris, la joie de voir vaincu cet homme qui avait tué tant de jeunes hommes pour ses guerres inutiles éclata, et Valentin ne fit pas exception à la règle. Il fut heureux d’être à la capitale pour pouvoir célébrer quelque chose qui lui avait mis au cœur une haine féroce ces cinq dernières années.

Malgré sa gaieté, il avait aussi une sensation de vide qu’il ignora de son mieux. Il n’aimait pas se dire qu’André était mort pour un Empire qui s’écroulait comme un château de cartes, mais si son sacrifice pouvait permettre à d’autres frères de ne pas pleurer, alors il le prenait. Il ne pouvait pas faire autrement.

On appela au trône le frère de Louis XVI, et l’opinion se divisa. Valentin n’était pas satisfait, mais il était jeune, et demain serait un nouveau jour.

Tout peut se passer, pensa-t-il, penché à la fenêtre, regardant une mère hisser son fils de cinq ans sur ses épaules.



« Valentin ? Je peux te parler ? »

Ça, pensa-t-il en levant les yeux de ses notes, c’est mauvais signe ; elle lui demandait la permission de lui « parler » uniquement si elle comptait aborder un sujet qui risquait de ne pas lui plaire.
Assis sur le divan du salon, il pouvait voir le reflet de sa mère dans la glace du grand buffet. Elle portait une très jolie robe d’intérieure agrémentée de nœuds, et ses cheveux étaient simplement ramenés sur le côté par un ruban bleu. Elle ne comptait donc pas sortir, ce qui le rassura un peu.
Le papier froissé qu’elle tenait entre ses doigts le rassura beaucoup moins.

Enfin, il ne pouvait pas garder le silence et faire comme s’il ne l’avait pas entendue.

« Oui ?

— Je… Hum, j’ai retrouvé ça, dans tes affaires. »

Elle pouvait y mettre toute la délicatesse qu’elle voulait, il comprit ce qu’elle essayait de cacher : Adèle avait fouillé ses affaires, et lui avait remis ce qu’elle pensait susceptible de déclencher un scandale. Cette vieille bique, s’agaça-t-il pour lui-même, vivement qu’elle rende son tablier.

« Ça quoi ?

— Une lettre pour la petite Léontine. »

Chaque fois que sa mère plaçait le qualificatif « petite » devant Léontine, il avait envie de lui dire qu’elle s’était faite engrosser à 16 ans par un domestique et n’était définitivement plus « petite ». Mais il savait que cela lui aurait fait du mal, et se mordait la lèvre pour ne rien dire.

« Je ne me souviens d’aucune lettre, fit Valentin, sincèrement curieux.

— C’était une lettre pour la naissance de son fils. »

Un ricanement fila à travers ses dents sans qu’il puisse le retenir.

« Lequel ?

— Valentin ! »

Pas besoin de regarder le miroir, il devinait son expression scandalisée au ton de sa voix.

« Désolé, c’était mal placé. »

Mais rien qu’un peu.

Rosalie s’autorisa un grognement contrarié avant de reprendre :

« Je pensais que tu lui avais envoyé.

— Eh bien, j’ai dû oublier.

— On n’oublie pas ce genre de choses.

— Il faut croire que si. »

Sa mère n’avait jamais de patience pour sa mauvaise humeur, mais il n’en avait pas pour sa bienséance. Quelle importance qu’elle n’ait pas reçu ses félicitations personnelles pour avoir mis au monde un gosse sans mourir ?
Quelle prouesse. Il la voyait de temps en temps, c’était suffisant.
En plus, il détestait son mari.

« Tu me désoles, fit-elle en pliant soigneusement le bout de papier, mais soit. Je ne t’embêterai plus avec ça. »

Valentin l’espérait bien, car maintenant, il était d’une humeur massacrante.

« Oh. On m’a dit qu’une date avait été arrêtée pour le mariage de Joseph et Hélène. Tu les fréquente, n’est-ce pas ? »

Il fit un effort colossal pour ne pas jeter ses feuilles sur la table basse. C’était la journée des mauvaises nouvelles, ou bien ?

« Oui, je les fréquente. Mais je ne savais pas pour la date du mariage.

— Ce sera en Juillet de l’année prochaine, fit-elle, et il remarqua qu’elle avait sorti une jolie carte d’une de ses poches, nous serons invités.

— Splendide. »

Le sarcasme n’échappa pas à Rosalie, laquelle leva un sourcil intrigué dans sa direction.

« Qu’est-ce qu’il se passe, Valentin ? C’est le mariage de ton ami, je pensais que tu serais heureux de l’apprendre.

— Pourquoi le serais-je ? Il n’est même pas heureux de se marier, marmonna-t-il, le nez collé à ses pattes de mouches, ce sont ses parents qui ont choisi.

— Eh bien, il fera contre mauvaise fortune bon cœur, asséna Rosalie d’une voix excédée, ce n’est quand même pas la fin du monde.

— Il aime déjà quelqu’un.

— On ne parle pas de ça », lui ordonna Madame en se dirigeant vers le secrétaire dans un coin de la pièce. Il l’entendit martyriser quelques papiers, et refermer le tiroir avec plus de force que nécessaire.

Il s’en voulut un peu de l’avoir énervée, mais s’ils ne pouvaient pas parler de l’amante de son ami, alors il estimait qu’elle aurait pu lui épargner ses peines de cœur.
Pas qu’elle le sache, mais…

« Et en plus de cela, je vais devoir trouver un nouveau domestique. Adèle devient trop vieille pour s’occuper de tout. »

Valentin passa le bras par-dessus le dossier du canapé, soudain intéressé.

« Adèle s’en va ?

— Ne te réjouis pas comme ça devant elle, tu vas la vexer.

— Elle sait que je l’adore. (il envoya à sa mère un sourire carnassier) Tu vas engager quelqu’un de plus respectueux de ma vie privée ?

— Elle ne se sentirait pas obligée de vérifier tes affaires si tu envoyais correctement ton courrier. »

Il roula les yeux au plafond et se laissa retomber sur les coussins. Depuis quelques temps, il aidait son père à gérer les affaires, en vue du moment où il reprendrait l’entreprise ; rien de trop difficile ni hors de sa portée, mais se concentrer lui causait parfois du souci. Quand sa mère venait lui en rajouter, il avait envie de s’enrouler dans une couverture et de ne plus bouger. Mais la simple nouvelle qu’Adèle s’en allait donnait à ses notes un attrait particulier : sa journée s’en trouvait illuminée.

Il chassa Léontine et Joseph de sa tête pour se pencher sur ses feuilles.



La nouvelle domestique lui avait tout de suite plu.
Sa mère avait renâclé, mais s’était rendu à la triste évidence qu’une jeune fille forte et déterminée ferait un bien meilleur travail qu’une matrone fatiguée. Et puis, lui avait dit Louise, elle a sûrement des parents à qui envoyer l’argent, tout le monde n’est pas riche.
Un peu à contrecœur, Rosalie avait donc engagé Victorine Bordeau.

A dix-neuf ans, la nouvelle domestique était pleine d’une énergie qui faisait plaisir à voir. Guillerette, reconnaissante et travailleuse, elle s’était aussitôt rendue utile et avait abattu le travail délaissé par les vieux os d’Adèle en deux journées seulement. Elle n’était pas grande, ce qui était comique vu qu’elle s’efforçait à sauter sur place plutôt qu’utiliser un escabeau, mais avait une force phénoménale dans ses petits bras. Un jour où Louise s’étonnait de son endurance, elle lui expliqua avec un léger accent qu’elle était habituée à maîtriser les bêtes chez elle, et soulever les petits moutons.

Ceci explique cela, avait murmuré Louise, impressionnée.

Valentin la trouvait infiniment plus affable et agréable qu’Adèle. De surcroit, il la trouvait aussi jolie, ce qui ne pouvait pas faire de mal. Plutôt que de s’inquiéter du charme que pouvaient faire les domestiques à son mari, Rosalie aurait dû s’inquiéter de ce qui pouvait se passer avec son fils, devenu grand.

Valentin n’avait pas prévu qu’il se passe quoi que ce soit, mais n’était certainement pas contre l’idée. Les nuits passées avec Émilie et Georges l’avaient rendu plus ouvert à la sexualité, plus décontracté, et les réceptions avaient aiguisé son désir de plaire. Il avait parlé à Victorine à de multiples reprises, la plupart du temps pour se moquer gentiment d’elle en lui désignant des taches échappant à sa mauvaise vue ou sa taille courte, parfois en lui proposant son aide.
Elle semblait apprécier sa présence, et lui renvoyait ses remarques avec la même gentillesse taquine. Il n’avait pas su, au début, comment interpréter ses réactions, car elle était franche et pouvait tout aussi bien ne rien voir comme flirter.

Ses doutes s’étaient dissipés quand, un jour où il avait approché son visage du sien, elle s’était exclamée en lui touchant le nez :

« Tiens, c’est drôle, ça ! De loin, je n’avais pas vu à quel point vous étiez mignon ! »

Mignon n’était pas le terme que Valentin préférait, mais elle s’en était allée en riant comme une petite fille. Il avait été charmé.

La première fois qu’il lui avait volé un baiser, elle avait ouvert si grand les yeux qu’il avait cru qu’elle allait défaillir. Mais elle s’était remise à rire, et l’avait embrassé à son tour. Il n’avait pas espéré autre chose que des baisers et des caresses, car les filles ont souvent peur de tomber enceinte, mais qu’elle soit trop insouciante ou qu’elle en ait trop envie, elle lui avait dit de but en blanc qu’elle était vierge, et qu’il allait falloir être doux avec elle.
Valentin aurait pu avoir des scrupules à accepter de coucher avec elle, mais il l’appréciait trop, et elle avait une très belle poitrine, alors il n’en eut presque pas.

Lorsqu’elle travaillait, elle mettait toujours la chambre de son amant en bas de sa liste, pour pouvoir y passer plus de temps à la fin de la journée.



Avec Émilie et Georges, les choses étaient différentes ; ils ne se voyaient pas tous les jours, et pouvaient encore moins trouver le temps de faire l’amour à chaque fête. Victorine, elle, était toujours près de lui et pour peu qu’elle finisse tout ce qu’elle avait à faire, ils pouvaient se retrouver le soir. Si cela leur chantait, ils pouvaient même prendre leurs précautions et passer la nuit ensemble. Ils ne le faisaient pas toujours, mais le fait était là : s’ils avaient envie l’un de l’autre, ils pouvaient passer un moment au lit et recommencer le lendemain.

Et puisqu’ils étaient jeunes, ils en avaient tout le temps envie.

Victorine avait été enthousiaste dès sa première fois, et le suppliait parfois de recommencer à peine la jouissance consommée. Ils pouvaient le faire deux, trois fois par jour, tous les jours ou presque, et n’étaient séparés que par les obligations sociales et les voyages. Dans leur précipitation, ils oubliaient de prendre garde aux conséquences.

Tout ce dont ils se souciaient, une fois entre les draps, c’était d’être assez discrets pour ne pas se faire prendre.



« Quoi ? »

Ses grands yeux bleus remplis de larmes le suppliaient d’ajouter quelque chose, mais Valentin était trop abasourdi pour réfléchir de façon cohérente.
Il lui prit les épaules et la secoua un peu, sentant la panique l’envahir.

« QUOI ?

— Je suis désolée, gémit-elle en tordant le tablier entre ses doigts, je n’ai pas fait exprès…

— Mais… Mais tu en es certaine ? »

Il sentit un hoquet l’agiter, et remonter le long de ses bras jusqu’à son cœur. Celui-ci battait la chamade, et il eut cru bien qu’il allait exploser sous la pression – ce genre de choses, ça n’arrive qu’aux autres, pas à moi.
Non, non, non.

Victorine se dégagea doucement de son étreinte. Après s’être mordu la lèvre assez fort pour la faire saigner, elle défit les boutons de sa robe, et de son corsage. Valentin la regarda faire, d’abord confus, puis horrifié. Sous le tissu rigide de son corset, un ventre de trois mois se dessinait déjà.
Il recula, les mains levées.

« Non.

— Je suis désolée.

— Ce n’est pas ta faute. (il se claqua le front en grognant) Enfin, si, mais pas seulement. C’est ma faute aussi. Ce qu’on a pu être stupides ! »

Lorsqu’elle s’était emparée de son bras à son retour de Lyon, il avait cru qu’elle ne pouvait pas attendre le soir pour l’embrasser. Puis quand elle s’était mise à pleurer, il avait cru que quelqu’un était mort.
Il aurait préféré que quelqu’un soit mort.

« Je ne peux pas rentrer chez moi, se remit à sangloter Victorine, ma mère me tuerait.

— Mais non, elle ne te tuerait pas, enfin…

— Si ! Elle me tuerait, et mon père n’y pourrait rien. »

La terreur qu’il lut sur son visage le fit s’interroger sur la véracité de ses propos. Il lui prit les mains et les serra entre les siennes pour l’apaiser.

« Calme-toi, respire. »

Elle fit un bruit bizarre à mi-chemin entre les pleurs et le rire, mais gonfla la poitrine pour souffler un grand coup. Valentin observait ses seins trembloter, tentait de se remémorer sa dernière nuit avec elle : est-ce qu’ils étaient plus gros alors ? Aurait-il pu s’en apercevoir à ce moment-là ? Victorine avait toujours eu une poitrine généreuse, mais il était habitué à la caresser. Il s’en serait rendu compte.
Ils se lâchèrent, et elle essuya ses larmes du plat de la main. Doucement, il la fit s’asseoir sur le lit, et s’agenouilla devant elle.

« Ça va mieux ?

— Un peu. (elle poussa un soupir à en briser cent cœurs) Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne veux pas retourner là-bas, encore moins enceinte. Je préfère me tuer. »

Valentin lui pinça le bras pour la ramener sur terre.

« Ne dis pas des choses pareilles. Je vais en parler à mes parents, ils m’écouteront. Toi, tu… »

Il se mordit l’intérieur des joues ; il ne savait pas quoi dire. Où voulait-il en venir, au juste ?
Victorine ramena ses cheveux châtains contre sa poitrine dénudée, dans un geste machinal de coquetterie plutôt que de pudeur.

« Tu n’es pas obligé de leur dire que tu en es le père », lui dit-elle sans baisser ou détourner le regard. Valentin le soutint sans flancher.

Il aurait pu nier la paternité et la renvoyer chez elle, il était vrai. Ses parents auraient pu le croire, et il n’aurait pas eu plus d’ennuis qu’il n’en avait déjà – mais il ne pouvait pas faire une chose pareille. La pauvrette menaçait de tourner de l’œil à l’idée d’être renvoyée chez elle, il aurait fallu être cruel pour s’en moquer, et Valentin ne l’était pas.

Il pouvait se montrer égoïste, mais il était autant à blâmer qu’elle dans cette histoire. Qui donc s’envoie en l’air sans se protéger et en espérant que rien ne se passe ?
Il aurait aimé se gifler.

« Je ne compte pas le faire. J’ai une meilleure idée. Mais il va falloir que tu pries pour moi », dit-il avec un sourire amer. Immédiatement, Victorine plaqua ses paumes tièdes contre ses joues, et déposa un baiser sur sa bouche. Il remarqua qu’elle commençait à avoir du mal à se courber, et se redressa pour l’enlacer.

« Je prie déjà tous les jours », répondit-elle en enfouissant son chagrin dans sa veste. Il la laissa pleurer encore un peu sur son épaule, pour mieux perdre ses réflexions dans ses épais cheveux.

Cette conversation-là allait être désagréable, elle aussi.



« Mais à quoi est-ce que tu pensais ? »

Pas à grand-chose, songea Valentin en faisant de son mieux pour ignorer sa mère, qui allait et venait en martyrisant le plancher. Il avait cru qu’elle allait s’arracher les cheveux ; fort heureusement, elle les avait laissés là où ils étaient, mais les boutons de la veste de son père avaient pris cher à leur place. Elle s’était accrochée à lui, avait pleuré, crié, et l’avait secoué comme s’il y pouvait quoi que ce soit : comme si c’était lui qui avait pris la décision d’engager Victorine.

Richard était resté de marbre, lui immobilisant seulement les poignets lorsqu’elle allait trop loin.

Gêné, Valentin était resté assis sur le fauteuil, les yeux fixement posés sur ses genoux.

Il savait que sa mère aurait préféré qu’il nie, mais son père avait au moins eu l’air satisfait qu’il prenne ses responsabilités.

« Ce n’est pas une chatte que tu peux jeter à la rue, Rosalie, c’est un être humain.

— Une chatte a plus de décence que ça ! Tu te rends compte ? Sous notre toit ? Qu’allons-nous faire, si nous ne la jetons pas dehors ?

— Rosalie…

— Maman, j’ai dit que…

— Ah, toi, tais-toi ! Tu en as assez fait comme cela ! »

Stupéfait, et aussi un peu blessé, Valentin fit claquer sa mâchoire. Richard dut immobiliser de nouveau son épouse, qui menaçait de se remettre à crier.

« Calme-toi ! Et ne t’en prends pas à lui, tu vas le regretter et te sentir mal. Il a eu sa leçon, laisse-le nous expliquer la situation. »

Elle se mit à pleurer, et il l’attira contre lui en soupirant. D’un regard, il ordonna à Valentin de prendre la parole.

« Elle ne peut pas rentrer chez elle, fit-il en trébuchant sur ses mots, comme s’il avait un temps de parole à respecter, sa mère lui ferait du mal, et la laisserait se débrouiller elle-même.

— Pourquoi nous a-t-elle dit que l’enfant n’était pas de toi ?

— Pour les apparences, répondit-il, sans pouvoir supporter le regard de son père, je ne comptais pas le cacher, mais je voulais vous en parler moi-même.

— Sage décision », approuva Richard d’une voix glaciale.

Valentin se sentait mal. Il songea pourtant qu’il ne devait avoir qu’un quart du mal-être de Léontine, à laquelle il ne pouvait plus tellement en vouloir de bonne foi.
Il irait s’excuser, un jour, s’il en avait le temps – et le cœur.

« Laissez-là continuer à travailler ici, les implora-t-il, le regard de nouveau droit, elle n’a nulle part où aller. »

Rosalie le fixait depuis les bras de Richard, et il lut dans ses yeux une déception qu’il ne pourrait jamais réparer.
Elle continuerait de l’aimer, mais elle ne lui ferait plus confiance. C’était peut-être pire.

« Soit. (Valentin soupira de soulagement, avant de redresser le dos au claquement de langue se son père) A une seule condition. »

Il la chercha dans ses traits fatigués.

« Que cela ne se reproduise plus jamais. Me suis-je bien fait comprendre ? »

Une partie de lui savait que sa langue s’apprêtait à parjurer avant même de faire le serment, mais il ne pouvait pas reculer maintenant. Victorine avait besoin d’un toit, d’un travail, de soutien, et elle n’aurait rien de tout cela s’il ne promettait pas.

« Je le jure. »

Il entendit sa mère renifler, et une partie du poids qui pesait sur son cœur s’évapora.

« Bien. J’espère que l’on peut te faire confiance. »

Il s’appliqua à ne pas avoir l’air coupable, ce qui fut plus aisé qu’il ne l’avait pensé.

« Et pour l’enfant ?

— L’enfant ?

— Qu’allez-vous en faire ? »

Valentin cligna des yeux, comme un ermite face à un soleil aveuglant. Perdu, il répéta la question tout bas, les phalanges crispées.

Qu’allez-vous en faire ? Que pouvaient-ils en faire ? Il n’y avait pas mille solutions, et pas de parents prêts à faire passer l’enfant pour le leur. Il leur répéta ce qu’il avait dit à Victorine.

Que faire d’autre ?



« Et tu ne veux pas me dire ce qui te tracasse ? »

Valentin grogna, resserra les bras autour de la taille de Georges et l’amena plus près de lui.

« Il n’y a rien qui me tracasse.

— Tu as l’air aussi convaincu que Joseph quand il dit à sa belle-mère qu’il est heureux de faire partie de la famille. »

Son sourire s’allongea sur la droite, mais ses fossettes gardèrent leur gravité.

« Je suis de bonne humeur.

— A d’autres.

— Et si tu bandais, au lieu de t’immiscer dans ma vie privée ? »

Georges le fixa, les yeux ronds, avant d’éclater d’un long rire sonore.

« Ne te moque pas de moi, protesta Valentin, qui lui envoya ses poings dans le torse pour le faire reculer, je suis très sérieux !

— Ahaha… Mais je n’en doute pas. »

Le rouquin plissa les yeux ; Georges l’imita, au bord d’un nouveau fou rire, et il dut s’avouer vaincu. Il avait son beau regard pour lui, et aussi ses mains baladeuses, revenues lui donner des frissons le long du dos.
Valentin ne demandait qu’à oublier, et ce crétin en profitait pour lui poser mille questions. Il aurait aimé qu’il soit moins attentif, moins sympathique, qu’il ne soit pas son ami et ne se préoccupe que du sexe.

Il mentait, et peut-être que Georges avait le pouvoir de lire dans les pensées, car il couvrit son visage de baisers. Valentin se mit à pousser de hauts cris qui se transformèrent trop vite en gloussements idiots, et Georges termina son périple en l’embrassant longuement sur les lèvres.

« Ça t’arrive souvent d’ordonner aux gens de bander ? » lui demanda-t-il, le souffle court, son front pressé au sien.

Il avait un reste de rire à la langue, leva assez le genou pour le faire sursauter.

« Non, mais je devrais essayer plus souvent, parce que ça a l’air de marcher. »

Ses poignets se trouvèrent liés pour la peine, et Georges le pressa un peu plus contre le mur.

« Plus sérieusement, Valentin. Tu n’es pas seul. Si tu as des ennuis, tu peux nous en parler. »

L’espace d’un très court instant, le visage d’Aglaé se superposa à celui de Georges. Il vit aussi celui d’Émilie, celui de Joseph, et sa poitrine se trouva prise dans un étau serré. Il savait qu’il aurait dû le lui dire, lui demander conseil, ou simplement s’appuyer sur lui, mais il était trop fier et persuadé de pouvoir tout régler.
Il avait aussi un peu peur qu’ils le jugent, même si c’était idiot. En ce moment-même, Joseph pouvait envoyer Raphaëlle au septième ciel pendant que sa fiancée se languissait de lui.
Ils ne lui auraient rien dit.

Plutôt qu’acquiescer et tout lui dire, il l’embrassa pour le faire taire et l’entraîna dans la chambre voisine.



Avril 1815

A la sortie de la mairie, un tonnerre d’applaudissements attendait les mariés ; discrets, timides, ils ne s’embrassèrent pas devant leurs familles, mais se prirent la main.
Valentin sortit du bâtiment, son cousin Henri sur les talons. Ils plaisantaient, se taquinaient sur leur discours respectif, et commentaient la cérémonie civile et celle, religieuse, qui allait suivre. Près d’eux, les deux témoins de Charles gardaient un silence respectueux, brisé de ça et là par un sourire.
A Lyon, il y avait encore peu de soleil, mais l’air frais n’était pas désagréable. Valentin aurait préféré un autre jour pour se marier, mais Louise et Charles n’avaient pas pu prévoir que Napoléon déciderait de rentrer le mois dernier, et ils n’allaient pas tout annuler parce que quelques Bonapartistes excités avaient envahi les rues.
Par « quelques », entendez la ville entière. Valentin avait été de sale humeur tout le long du séjour, mais voir sa sœur se marier valait bien toutes les déceptions du monde.

Elle était magnifique dans sa robe blanche et bleue, couronnée de fleurs et d’un léger voile qui recouvrait ses longs cheveux tressés. Charles aussi avait belle allure, et Valentin se félicitait d’avoir vu juste : il n’y avait pas plus beau couple qu’eux.
La cérémonie religieuse fut plus morne, notamment parce que le prêtre avait conseillé à Valentin de couper quelques grivoiseries de son discours – et comme il l’avait baptisé et lui avait donné des cours de catéchisme malgré son ennui évident, il avait cédé.

Après toutes les formalités, il y avait la partie la plus intéressante de l’événement selon Valentin : la réception, avec l’immense buffet préparé pour l’occasion. Ses parents s’étaient battus sur la forme à donner à la fête, car sa mère voulait un repas à l’intérieur, avec verres en cristal, vaisselle en porcelaine et discours, et son père préférait laisser plus de libertés aux invités en préparant un buffet à l’extérieur. Il avait remporté la partie avec l’aide de Louise et Valentin, et les longues tables aux nappes blanches bruissaient délicatement dans la brise de printemps.

Après s’être illustré comme brillant orateur en tant que témoin, Valentin avait décidé de faire l’idiot avec sa cousine Aglaé et la sœur cadette de celle-ci, Thérèse. Pendant que leur autre sœur, Martine, tentait de calmer sa fille d’un an qui avait décidé de leur jouer un air d’opéra, ils avaient pris en otage le fils aîné, Joseph. Le petit garçon, qui avait eu quatre ans en Février, ne demandait pas mieux qu’échapper aux vocalises de sa petite sœur embêtante et de son père trop sévère. Il les avait suivis de bon gré, et avait servi d’appât pour attirer la dernière cible : Aimery, le petit dernier de son oncle Mathieu.

Thérèse avait été envoyée en mission secrète : elle devait subtiliser les nappes restantes ainsi que des rubans. Petite et fine comme elle l’était, Valentin s’était dit qu’elle ferait autant de bruit qu’une souris. Sa mission menée à bien, fière comme un maréchal victorieux, elle s’était attelée avec sa sœur et son cousin à fabriquer des costumes de fantômes pour les petits garçons.

Il n’y avait pas besoin d’être habile couturier pour obtenir un résultat satisfaisant, et Joseph et Aimery se laissèrent faire en gloussant. Aglaé peaufina les costumes effroyables en coupant deux grands yeux ahuris pour qu’ils puissent y voir, et une petite bouche en forme de « o ».

« Comme le dernier cri d’un mourant », commenta Aimery avec un grand sourire – et le contraste entre ses paroles et sa bouille innocente fit froid dans le dos.
Valentin eut le temps de se demander ce que ses frères pouvaient lui raconter comme histoires avant qu’une salve d’applaudissements ne les fasse sursauter.
Ils se faufilèrent jusqu’à une des tables, sous laquelle ils se cachèrent. Ils y retrouvèrent la sœur d’Aimery, Annabelle, qui leur demanda poliment de ne rien dire. Ils acceptèrent, à condition qu’elle ne dise rien non plus.

« Mais qu’est-ce que vous faites, au juste ? questionna malgré tout la gamine, yeux plissés, sûrement pour s’assurer qu’elle ne se rendait pas complice d’un crime.

— On met de la joie dans les cœurs », répondit Aglaé. La réponse, trop sibylline, lui fit froncer les sourcils aux limites du physiquement possible.

Valentin se demanda si elle essayait de lire leurs pensées ou si elle avait simplement une mauvaise vue.

Dehors, Richard commençait un discours bien construit mais trop mièvre et qui manquait clairement de piquant. Aglaé, Valentin et Thérèse commencèrent un compte à rebours, que les petits garçons répétèrent en écho.

A six, Joseph et Aimery déboulèrent de sous la table, les bras écartés, en poussant des hululements de chouettes fantômes.

« Ecartez-vous si vous ne voulez pas mourir ! »

Les invités, surpris, s’écartèrent sur le passage des fantômes, à grands renforts de cris. Les petits se frayèrent un chemin jusqu’au premier rang, trébuchant et réprimant des rires. Joseph se mit devant les mariés pour leur lancer un sort, et Aimery se mit à sautiller devant Richard pour faire de même.
Ce dernier, sidéré, le regardait comme s’il n’y croyait pas.

« On est les fantômes du mariage, expliqua le garçonnet d’une voix grave, donnez-nous du gâteau ou nous vous lancerons un sort ! »

Quelque part dans l’assistance, Mathieu éclata d’un rire sonore.

« Allez tonton, du gâteau ! »

Sous la table, Aglaé, Valentin et Thérèse imitèrent leur oncle et se roulèrent à terre de rire.



« Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait, j’imagine. »

Ils répondirent « oui » en essayant de ne pas se remettre à rire.

« Vous avez failli me faire avoir une attaque cardiaque, les gronda Béatrice en fusillant ses filles et son neveu du regard, à cause de votre bêtise, nous avons perdu toute une table de nourriture.

— Sans compter la bonne impression que nous avons fait auprès de certains. »

La voix tranchante comme un couperet de guillotine était celle de Xavier Lejour, le mari de Martine. C’était un homme de trente ans à la mine austère et aux manières froides comme la glace : il avait puni son fils et les avait arrosés de commentaires désobligeants.
Aimery s’en était mieux sorti, et Valentin avait pensé qu’il allait se faire tuer par sa tante Elaine, mais elle avait été plus gentille que prévu. Peut-être que les voir se faire moralement assassiner par Xavier l’avait poussée à ne pas l’imiter.

Louise posa sa main sur le bras de Béatrice.

« Voyons, c’était une plaisanterie, fit-elle de sa voix la plus douce, et la plupart des gens en ont ri.

— C’était assez drôle, en convint Charles avec un grand sourire, et les costumes étaient très bien faits. »

Les trois cousins le remercièrent, puis déglutirent face à la mine meurtrière de Béatrice.
Il ne fallait pas non plus pousser le bouchon trop loin.

« Personne n’en fera un scandale, soupira-t-elle en rajustant les manches de sa robe, mais si vous recommencez, je me ferai un plaisir de vous scalper. Tous les trois, avec la bénédiction de ta mère. »

La dernière partie de la phrase était pour lui ; Valentin lui sourit, candide, ce qui ne l’affecta nullement. Il savait qu’il aurait mieux valu faire profil bas, pour des raisons que seuls ses parents connaissaient, mais c’était le mariage de sa sœur : ils pouvaient bien rire ! Cela valait mieux que pleurer.

« Bon, déguerpissez, soupira Béatrice, à bout. Et rendez-vous utiles en réinstallant la nourriture.

— Maintenant que j’y pense, intervint Elaine, qui était arrivée dans le salon entre temps, est-ce que quelqu’un a vu Annabelle ? »

Ils s’éclipsèrent de la pièce en riant, sous le regard médusé des adultes.



Lorsqu’ils étaient revenus de Lyon, Valentin avait retrouvé Victorine très affaiblie – moralement et physiquement. Durant toute sa grossesse, elle s’était efforcée de travailler, de remplir ses journées malgré les nausées et la douleur, mais ses yeux étaient toujours rougis par les larmes. Elle répugnait à l’idée de devoir abandonner leur enfant, et plus le terme se rapprochait, plus Valentin sentait la détresse dans sa voix.
Elle se glissait dans sa chambre pour pleurer et s’excuser d’être aussi fragile, et il la caressait en la rassurant. Il passait ses mains sur son ventre, son visage, l’embrassait, et la laissait s’endormir sur son épaule.

C’était une drôle de situation, mais il n’était pas sûr d’en ressentir encore toute la portée. Il flottait, un peu inconscient, et se réveillait près de ce ventre de sept mois qui abritait un enfant. En y posant la main, un jour, il avait senti que le bébé donnait un coup, et l’avait retirée comme s’il s’était brûlé.

Ils n’avaient pas réussi à être chastes. Valentin ne s’en était pas rendu malade, car le mal était déjà fait, et que Victorine avait besoin de lui, mais il avait pensé que si le ventre de son amante ne réussissait pas à calmer ses ardeurs, alors cela promettait pour la suite.

Il s’endormait en pensant, tout comme elle, que tout irait mieux le lendemain.

Valentin Horville
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Valentin Horville

En bref

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Histoire



Le 8 Juillet, Louis XVIII regagnait Paris et récupérait son trône – Napoléon était définitivement hors de course. Une semaine plus tard, Victorine les réveillait à minuit car le bébé arrivait.
Ses parents avaient fait appeler le médecin de la famille, tenu au secret, ainsi qu’une sage-femme de confiance. L’accouchement s’était déroulé sans heurts, très rapidement, ce qui avait étonné la sage-femme venant d’une primipare : En quelques heures, Victorine avait le bébé posé sur sa poitrine, et elle pleurait.

Valentin n’avait d’abord pas été autorisé à les voir. Face à ses supplications, son père lui avait finalement permis de les rejoindre dans la chambre.
Adossée à l’oreiller, elle avait mis le bambin à son sein et le fixait, un peu mélancolique. En l’entendant arriver, elle se tourna vers lui pour lui sourire, les yeux cernés de violet.

« J’ai cru qu’ils ne te laisseraient pas nous voir. »

Moi non plus, souffla-t-il en traînant une chaise à son chevet. On ne lui avait pas dit si c’était une fille ou un garçon.

« C’est un garçon, dit Victorine en caressant la joue du tout petit, et je l’ai… »

Sa voix s’éteignit brusquement, et elle le regarda comme si elle avait dit une bêtise.

Valentin l’encouragea à parler, curieux.

« Je l’ai appelé Arthur, fit-elle en se remettant à pleurer, je sais que je ne devrais pas, parce que je vais l’abandonner, mais…

— Victorine, c’est bon. Ne pleure pas. »

Il lui fallut quelques minutes pour se calmer, durant lesquelles le nouveau-né avait fini de téter et hoquetait doucement. Elle le ramena contre son cou, le berçant avec une infinie délicatesse.
Valentin était reconnaissant envers ses parents pour avoir prêté au petit des vêtements, et pour l’avoir soigné. Ils avaient également autorisé Victorine à le garder une semaine auprès d’elle avant de s’en séparer.

Valentin avait cru qu’ils faisaient cela pour laisser au bébé le temps de se fortifier, et multiplier ses chances de survie ; il n’avait pas pensé qu’ils leur laissaient le temps de changer d’avis.

« Madame m’a dit de rester une semaine au lit, lui confia Victorine en fronçant les sourcils, je lui ai dit que je pouvais recommencer à travailler dès demain, mais elle n’a rien voulu entendre. »

Il lui sourit, amusé. Ça ressemblait bien à sa mère.

« Quand ma sœur est née, ma mère est retournée travailler aux champs dès le lendemain.

— Quand je suis né, ma mère a dû rester trois semaines au lit car cela s’est mal passé. Elle est toujours un peu inquiète à chaque naissance. »

Victorine, rassurée, remua pour pouvoir lui prendre la main. Il serra ses doigts, doucement, puis plus fermement, et la regarda balancer le bébé pour l’endormir.
Il aurait pu l’épouser. Il aurait pu sortir de la pièce, annoncer à ses parents qu’il voulait se marier avec elle, et légitimer leur enfant. Cela aurait crée un petit scandale, mais ses parents auraient cédé, et il gageait que Victorine n’aurait pas fait une épouse pire qu’une autre une fois familiarisée avec les mœurs de la bonne société. Elle était jolie, jeune, pleine de bonne volonté, et forte.
Il aurait pu l’épouser.

Il ne le fit pas.



Une vague de répression s’abattit sur les Bonapartistes et les Républicains dans les mois qui suivirent la seconde chute de Napoléon : elle fut particulièrement cruelle dans les territoires d’allégeance royaliste comme la Bretagne. Ce fut à cette occasion que Valentin apprit que Victorine venait de Bretagne, et qu’elle avait un accent car le Français n’était pas sa langue maternelle.

Le bébé fut abandonné huit jours après sa naissance, un 23 Juillet. Victorine le laissa elle-même à la tour de l’hospice le plus proche : elle avait insisté.
Arthur n’avait rien emporté avec lui, sinon une couverture où elle avait brodé le prénom qu’elle lui avait donné, et lui serait probablement enlevé. C’est sans doute mieux ainsi, avait-elle murmuré en revenant, le regard vide.

Ensuite, la vie avait bien dû reprendre son cours. Victorine retrouva peu à peu à sa joie de vivre, et reprit sa liaison avec Valentin comme si rien n’était venue l’interrompre. Ils faisaient plus attention, ne tenaient pas à reproduire la même erreur, mais n’arrivaient pas à se détacher l’un de l’autre. Ils auraient mieux fait de ne plus se voir, mais quand ils se retrouvaient le soir, ils n’arrivaient plus à regretter quoi que ce soit.

Ils s’embrassaient quand Joseph vint lui annoncer qu’il avait eu une fille.



« Mais pas avec sa femme ? »

Valentin fit la moue. A califourchon sur lui, Victorine laissa filer le « ooooh » traînant qu’elle réservait aux scandales.



Le mariage de Joseph et Hélène, trois mois plus tôt, avait été lugubre : du moins, c’était ainsi que Valentin l’avait ressenti, coincé entre ses parents sur les bancs de l’église. Il y avait eu une énorme fête, beaucoup de nourriture, beaucoup de rires, mais Joseph n’avait pas souri une seule fois. Sa fiancée, devenue sa femme, lui avait semblé plus stressée qu’heureuse, et avait multiplié les gestes d’affection envers son époux pour le dérider – sans succès. Valentin avait trouvé toute la cérémonie gênante, voire déplacée.

Les mariés n’étaient pas heureux, et ça crevait les yeux.

Quant à Émilie, elle était plus terne que jamais : elle s’était parée de couleurs sombres, soi-disant pour ne pas faire de l’ombre à la mariée, mais Valentin avait vite compris de quoi il en retournait réellement.

« Valentin, Georges, je vous présente Arnaud Fleury. »

Elle leur avait amené un jeune homme avec un beau visage et de belles manières, mais elle faisait la tête.

« Nous sommes fiancés. »



« Mais il vit avec elle ?

— Quoi ? Non… Elle vit chez ses grands-parents, il me semble.

— Et malgré tout, il est heureux de lui avoir fait un enfant. »

Valentin hocha la tête sous ses yeux ébahis. Ça, c’était scandaleux, bien plus que les conséquences de leur petite incartade. Pensive, elle se mit à tapoter le tissu de sa veste.
Une fois revenu dans la pièce, Victorine s’était jetée sur lui et l’avait plaqué contre le lit, avec dans l’idée de lui faire regretter de l’avoir fait poireauter aussi longtemps. Mais le récit de sa conversation avec Joseph l’avait passionné, et elle s’était tue pour l’écouter.
Valentin pensait encore à Raphaëlle, à Joseph qui leur avait caché une chose pareille, à Georges qui l’avait sans doute deviné sans lui dire, à Émilie qui ne lui avait pas parlé des projets de fiançailles. Traîtres, songea-t-il, et tout à coup il n’avait plus le moindre regret quant à son silence à propos de Victorine.

Les mains qu’il avait posées sur les hanches de la jeune femme remontèrent jusqu’à ses seins découverts ; elle sursauta, mais se pressa contre la caresse.

« Je voulais te faire regretter de m’avoir abandonnée.

— Et tu vas le faire ?

— Hmmm, je ne sais pas… »

Il profita de cette hésitation fatale pour la prendre par les épaules et la mettre sous lui. Elle le dévisagea, surprise, mais ne tarda pas à se remettre à sourire.

« Pour te faire pardonner, je veux le faire deux fois.

— Trois fois, même, si tu le veux. »

Elle roula les yeux au ciel (« vantard »), mais défit le nœud qu’il avait au col et qui atterrit, oublié, au pied du lit.



Le jour où Louise, rayonnante, leur rendit visite pour leur annoncer sa grossesse, Victorine fit de même, pâle comme la mort.



Cette fois-ci, il y avait eu beaucoup de cris, de pleurs, et de vaisselle cassée.
Richard avait refusé d’adresser la parole à son fils, et s’était enfermé avec sa femme hystérique dans la chambre pour éviter qu’elle n’arrache les yeux à qui que ce soit. Quant à Victorine, en boule dans un coin de la cuisine, elle pleurait depuis plus de trois heures sans interruption.

Valentin était resté planté au milieu du salon sous le regard méprisant de deux domestiques, et avait attendu, prostré, que Louise arrive pour le secouer.

« Regarde-moi. (elle lui prit le menton entre le pouce et l’index, le forçant à fixer ses yeux bleus) Tu ne peux pas rester là et ignorer ce qui se passe. C’est ta faute. Prends les choses en mains. »

Mais il se murait dans le silence. Perdue, quoique déterminée à redonner à ce champ de bataille un minimum de décence, Louise confia son frère à son mari et s’enfonça dans les entrailles de la maison pour en extraire Victorine. Valentin attendit près de Charles qu’elle revienne, la jeune femme tremblante et gémissante entre les bras. Elle l’installa sur le divan, près de Valentin, et se mit à ses côtés pour lui caresser le dos.

Les doigts crispés de la domestique s’entremêlaient douloureusement sur son ventre à peine arrondi – tandis que celui de Louise paraissait énorme.

« Ne pleure donc pas, personne ne te renverra chez toi. Mon époux a des amis qui accepteront de te prendre, tu ne seras pas laissée à toi-même.

— Ce sont des gens très bien, ajouta Charles, accroupi près de l’accoudoir, ils ne te diront rien. »

Valentin entendait ce qu’ils disaient sans les écouter. Louise faisait de son mieux pour cajoler et amadouer Victorine, et au bout d’un long et épuisant quart d’heure, elle finit par sécher ses larmes. Elle avait un hoquet persistant qui lui secouait la poitrine, et de profonds sillons rouges le long des joues, mais elle paraissait un peu moins désespérée.
Pendant tout ce temps, Valentin n’avait pas prononcé un mot, et quand il éleva la voix, ce fut pour dire :

« Je n’ai qu’à l’épouser. »

Ils se turent tous immédiatement, et Charles jeta un regard confus à Louise.

« Pardon ? fit cette dernière, papillonnant des yeux comme si on l’avait giflée.

— Je lui ai fait un enfant, même deux, je n’ai qu’à l’épouser. Comme ça, il n’y aura aucun problème avec sa grossesse.

— Valentin, les choses ne fonctionnent pas comme cela.

— Ah non ? (il la toisa presque avec dédain) Alors comment fonctionnent-elles ? On abandonne l’enfant, encore une fois ?

— Ce ne serait pas arrivé si tu avais su te tenir ! »

Il recula, frappé au cœur, et Louise regretta instantanément son mouvement d’humeur – aussi véridique soit-il.

« C’est vrai, tu as raison. J’aurais dû. »

Il éclata en sanglots.



« Tu aurais dû me le dire, Valentin. »

Laisse-moi.

« Nous aurions pu t’aider, te soutenir. »

Laisse-moi.

« Mais qu’est-ce qui t’as pris ? »

Laisse-moi.

Il avait enfoncé sa tête sous les oreillers pour se rendre sourd.



Avril 1816

« Oh, Valentin ! »

La petite demoiselle avait laissé à son amie le soin de la suivre ; d’une coquetterie excessive, elle fit la révérence à son damoiseau favori.
Valentin lui prit la main pour y planter un baiser. Extatique, elle se mit à rire, tirant à son amie un roulement d’yeux exaspéré.

« Candice, dis-lui que tu l’aimes, qu’on en finisse.

— Mathilde ! »

Son exclamation outrée avait fait se retourner vers eux la moitié de la salle, et elle plongea son visage rouge entre ses mains, mortifiée.
Sa compagne ricanait, visiblement satisfaite. Valentin la connaissait très peu, mais savait qu’elle se délectait des ragots.

« Ne l’écoutez pas, grommela Candice, avant de se reprendre et ajouter d’une voix plus claire, elle se rend intéressante.

— Dit-elle, après avoir hurlé et attiré sur elle tous les regards.

— C’était ta faute.

— Ma foi, cela va être difficile de faire comme si je n’avais rien entendu. »

Candice se mordilla la lèvre, et Mathilde les observa avec un intérêt tout particulier. Elle remit son châle sur ses coudes, et dit d’une voix taquine :

« Publiez les bans, demain la noce.

— Cela faisait longtemps que l’on ne vous avait pas vu, dit Candice à Valentin, dans un effort désespéré pour ignorer son amie.

— J’étais un peu malade, mais je m’en suis remis.

— On a dit que vous aviez mis une domestique enceinte. »

Candice s’excusa pour Mathilde, tout en lui envoyant son éventail dans les boucles. Elles se chamaillèrent jusqu’à ce que le rouquin réponde, l’air réjoui :

« Et vous y croyez ? »

Il y eut un moment de silence, puis les deux filles répondirent en même temps.

« Non.

— Oui. »

Candice donnait maintenant l’impression de pouvoir exploser à tout instant.

« Mais vraiment, Mathilde…

— Oh, ne dis pas que cela t’étonnerait ! Tu répètes toi-même à qui veut l’entendre qu’il est beau, charmant, intelligent, prévenant, alors il doit aussi être doué au l – »

Elle lui mit si fort ses mains devant la bouche qu’elle faillit en trébucher et se retrouver le cul à terre. Fort heureusement, elle ne fit que patiner et récupéra vite son équilibre.

« Aouch, Candice ! Quelle violence !

— Ne vous en faites pas, fit Valentin en posant sa main sur l’épaule de la petite brune, ce ne sont que des rumeurs, on vit bien sans y prêter attention.

— Je sais, mais tout de même… »

Elle souffla par le nez pour faire montre de sa contrariété, mais redressa le dos. Mathilde leur sourit, complice, et désigna le fond de la salle.

« Je vous laisse, des parents m’attendent. Amusez-vous bien. »

Elle se déroba aussitôt, laissant Candice tordre ses doigts en se demandant quoi dire.
Valentin lui offrit son bras et lui proposa de marcher un peu à l’extérieur, ce qu’elle accepta sur le champ. Il ne faisait pas très chaud, mais l’épais châle que sa mère la forçait à prendre avec elle se révéla utile ; elle s’en couvrit les épaules, tâchant de garder un peu de peau à découvert au cas où elle se mette à trembler, histoire de blâmer son angoisse sur le froid.

Ils avancèrent le long des allées pavées en silence. C’était un jardin à l’anglaise, songea Candice, comme celui de ses parents à la campagne. Les allées étaient tortueuses, la végétation folle et il y avait beaucoup de montées et de descentes. Mais il s’en dégageait une sensation de paix et elle aimait cette nature faussement sauvage, qui incitait à la poésie.
Elle-même se voulait poète et écrivait parfois, mais elle ne trouvait jamais cela bien. Ils dédaignèrent un banc afin de pouvoir profiter plus amplement du spectacle, et c’est à ce moment-là que la jeune fille décida de s’excuser.

« Vous me voyez profondément désolée de l’attitude de mon amie, dit-elle dans un murmure embarrassé, qu’elle espérait malgré tout distinct, elle ne sait pas se tenir.

— J’ai vu cela, s’amusa son compagnon, apparemment pas scandalisé pour un sou, mais je suis habitué, je n’ai rien à lui reprocher.

— Certes… Mais ce n’est pas une raison : il faut savoir se tenir quoiqu’il en soit. »

Il dut deviner la colère qu’elle contenait, car il lui pressa gentiment les doigts. Elle se mit à rougir.

« Vous avez raison, et je vous en sais gré. Vous avez beaucoup d’empathie. »

Elle réfléchit à sa réponse, dubitative. Candice se rendait parfaitement compte qu’elle n’arrivait pas à accepter les compliments comme tels, qu’elle cherchait un sens caché aux félicitations, tout cela parce qu’elle n’avait qu’une maigre estime d’elle. En ce moment même, elle se demandait pourquoi Valentin perdait son temps avec une fille comme elle, car il y en avait beaucoup d’autres plus jolies et intelligentes qui auraient aimé être à sa place.
Pour chasser ces pensées parasites, elle lui demanda :

« Si vous n’avez rien à faire, Samedi prochain, mes parents organisent un dîner ; il y aura ma sœur et son fiancé. »

Elle l’invitait sur un coup de tête, tout en sachant que ses parents n’y trouveraient rien à redire – au contraire : ils l’appréciaient beaucoup.
Vérité aussi serait heureuse. Quant à Jean, il était temps qu’ils fassent connaissance. Elle gageait qu’ils s’apprécieraient aussi.

« Pourquoi pas ? Je n’ai rien à faire, et ce serait un plaisir. »

Il lui offrit un grand sourire auquel Candice répondit, bien que plus timidement. Elle n’aimait pas s’imaginer des choses, mais s’il acceptait de se promener avec elle, et de dîner avec elle, après ce qu’il avait entendu… Il était sans doute trop tôt pour y penser, encore moins avec certitude, mais elle devait avoir ses chances.
Ils terminèrent leur promenade sous une arche de bourgeons, où il la fit rire à gorge déployée en lui racontant des bêtises.



Victorine dessinait des sillons sur la peau tendue de son ventre. Elle avait refusé de se rhabiller après le passage du médecin, sous prétexte que ses corsets la faisaient souffrir. Pour éviter de mettre à vif les nerfs de Rosalie plus qu’ils ne l’étaient déjà, Louise et Charles avaient décidé de la prendre avec eux. Cette décision n’avait pas plu à la mère de Charles, qui voyait d’un mauvais œil cette domestique bruyante et enceinte débarquer dans son sanctuaire, mais elle s’était consolée en se disant qu’ils faisaient au moins preuve de grandeur d’âme.
Valentin pouvait sentir son regard le transpercer chaque fois qu’il leur rendait visite.

« Je crois qu’elle ne m’aime pas, lui dit Victorine en glissant un œil vers la porte entrouverte du salon.

— Je suis certain qu’elle me déteste, ajouta Valentin en soupirant, assis sur le tapis comme un enfant. Tu crois qu’elle me jette dehors, si je commence à faire du bruit ? »

Les yeux plissés de Victorine semblaient lui dire « pas chiche ». Fort heureusement pour Anne-Marie Mallet et ses oreilles délicates, Louise apparut, un bras sous son ventre qu’elle avait du mal à porter.
Elle tenait sa haute taille de son père, mais avait la minceur de sa mère, et sa silhouette longiligne souffrait de cet enfant qui s’y développait un peu plus jour après jour. A six mois de grossesse, elle paraissait ne plus en pouvoir.
Il allait pourtant falloir attendre encore trois mois que le bébé vienne au monde.

« Valentin, ne t’assois pas par terre, le gronda-t-elle gentiment, tu vas salir tes beaux vêtements. »

Elle prit place avec mille précautions aux côtés de Victorine. Elles étaient devenues amies ; la maternité les rapprochait énormément et la domestique avait toujours de bons conseils à lui donner. Valentin fut une fois de plus saisit par la différence entre ces deux femmes : là où Louise palissait et s’éteignait peu à peu, comme si le bébé prenait sans donner, Victorine s’épanouissait. Elle fatiguait, mais gardait les joues roses, prenait du poids, pouvait encore se déplacer avec énergie. Elle aurait pu porter huit enfants sans en ressentir le contrecoup.
Louise, au contraire, lui faisait peur. Une seule grossesse, et elle était au bord de l’évanouissement. Même s’il ne pouvait pas le savoir, Valentin imagina qu’il en avait été de même pour leur mère, et tous ses accouchements avaient été un enfer.

Elles étaient fragiles. Valentin eut un mouvement de protection envers sa sœur aînée.

« Tu te sens mieux ?

— Un peu mieux, et elle lui souriait avec indulgence, comme si elle lui reprochait de s’inquiéter trop, le docteur m’a conseillé de rester assise et allongée le plus possible.

— Moi, il m’a conseillé de marcher, fit Victorine, presque en boudant, et aussi de manger moins.

— C’est parce que tu as pris trop de poids, ces temps-ci, ce n’est pas bon pour toi.

— Mais c’est le bébé ! s’écria la jeune femme, prenant le plafond à témoin, il me vole tout ce que je mange !

— Personne ne pourrait voler tout ce que tu manges, ça fait trop. »

Victorine gifla Valentin avec son châle et ils se mirent à rire. Dans un geste spontané, plein de tendresse, elle prit la main de Louise pour la réchauffer.

« Si vous voulez, Louise, je vous donne la moitié de mon poids, comme ça vous irez mieux. »

Elle lui sourit, et Valentin considéra de nouveau sa peau diaphane, qui contrastait avec ses cheveux très bruns.

« Tu es gentille, Victorine. »

Trois mois encore, et elle irait mieux.



Le 20 Août, Victorine donna naissance à un petit garçon, aussi aisément que la première fois ; elle s’accorda huit jours pour lui donner le sein et le cajoler, avant de devoir l’abandonner. Quand elle ne le nourrissait pas, elle le berçait, et quand elle ne le berçait pas, elle brodait le nom qu’elle lui avait donné sur une jolie couverture.

« Je l’ai appelé Émile. »

Louise avait attendu que Valentin soit sorti de la chambre pour aller parler à Victorine. Cela avait surpris son frère, car à huit mois de grossesse, elle ne se levait presque plus. Il s’était approché de la porte mais le bois était trop épais, et il n’avait rien pu entendre. Il s’était caché à l’angle du mur pour que Louise ne le voit pas ; en sortant, elle avait soupiré tristement.

Le huitième jour, Victorine abandonna l’enfant. C’était un 28 Août, et Paris étouffait sous une chaleur écrasante. Elle s’y était rendue le soir, pour éviter d’infliger au bébé un coup de chaud ; elle était revenue, accablée comme la première fois, et avait passé une dernière nuit chez Charles et Louise avant de rentrer au service de leurs amis.

Valentin ne l’avait plus vue après ça. S’il en concevait la moindre peine, alors il la noyait dans le travail, et les nouvelles responsabilités que lui confiait son père dans l’entreprise.



Septembre 1816

A sept heures du soir, le 24 Septembre, un domestique des Mallet surprit les Horville en plein dîner pour leur annoncer que la délivrance de Louise avait débuté. Rosalie en renversa son verre et Richard dut la forcer à rester assisse et terminer son repas : le bébé ne risquait pas d’arriver sur le champ, et il leur faudrait toutes leurs forces pour veiller la nuit entière.
Une fois le dîner terminé et les tâches des domestiques organisées, père, mère et fils sortirent pour se rendre chez les Mallet en voiture.



Charles et Anne-Marie avaient installé Louise dans la chambre de Charles, car c’était la plus grande pièce possédant un lit et la mieux chauffée. De grands draps blancs avaient été tirés sur le matelas, où reposait la jeune femme, déjà en sueur. Rosalie se fraya un chemin à travers les couloirs bourdonnant d’activité, réclamant sa fille. Anne-Marie l’amena près d’elle ; Valentin et Richard se virent tout d’abord barrer le passage par deux domestiques zélées, avant que Louise ne hausse la voix.

« Laissez-les passer, ce sont mon père et mon frère. Je veux les avoir près de moi. »

A contrecœur, les demoiselles les laissèrent entrer dans la chambre. Valentin se précipita au chevet de sa sœur, dont les traits étaient tirés par la douleur.

« Louise ! Tu ne vas pas bien ? Ça se présente mal ?

— C’est toujours douloureux, un accouchement, Valentin… Je suis heureuse que tu n’aies pas à subir ça. »

Il dut s’écarter pour laisser passer son père, et ils conversèrent jusqu’à ce que les contractions ne la forcent à garder les dents serrées. La sage-femme et le médecin leur demandèrent de partir, ce qu’ils firent avec la mort dans l’âme. Rosalie, tout particulièrement, froissait le tissu de sa robe à l’emplacement de son cœur, répétant d’une voix paniquée :

« Ce sera un accouchement difficile, je le sais. Ce sera comme pour moi. J’ai tellement mal pour elle. »

Anne-Marie la rassura, et les fit passer dans le salon, où on leur servit des boissons chaudes. Charles avait demandé à rester près de son épouse, ce qui n’avait pas plu aux domestiques ou à la sage-femme, mais il avait eu gain de cause. Anne-Marie les avait en vérité houspillés pour qu’ils acceptent, grondant d’une voix forte sur les liens du mariage, l’inquiétude de l’époux, et la santé morale de la future mère. Ils n’avaient pas insisté.
Assis sur le sofa entre son père et sa mère, Valentin avait appris que Madame Mallet avait mis au monde trois enfants, mais n’avait pu en élever qu’un. Charles était son fils unique, mais il avait eu une sœur aînée, morte à un an de fièvre, et une sœur cadette, morte à quatre ans d’une autre fièvre – une fluxion de poitrine dont elle ne s’était pas remise. Lucile et Madeleine. C’était la première fois que Valentin la voyait baisser les yeux pour masquer sa tristesse.

Ils parlèrent, de naissances, de morts, de petits riens, de grands tout, et en évoquant le bébé qu’elle avait perdu avant même de pouvoir le connaître, Rosalie avait attrapé la main de son fils et l’avait serrée dans la sienne. Elle tremblait, malgré le feu qui crépitait dans la cheminée et le thé chaud qu’elle avait bu.
Valentin devina qu’elle aurait aimé pouvoir serrer Louise contre elle, mais ce n’était pas possible – pas encore.

Louise accouchait à l’étage, mais ils pouvaient parfois entendre ses cris de douleur, vite étouffés par sa pudeur. Les domestiques allaient et venaient dans les escaliers pour leur apporter des nouvelles, et quand ce n’étaient pas elles, c’était le médecin. Il venait les voir de temps en temps, pour faire le point et leur conseiller de dormir.

« Ce sera long ; vous allez vous fatiguer pour rien. »

Au bout de la deuxième semonce, il arrêta, car Rosalie lui avait dit qu’elle ne dormirait pas avant de pouvoir prendre sa fille dans ses bras et la féliciter. Il avait eu une moue perplexe, que seule Valentin avait remarqué. Son angoisse se multiplia par cent, et il jeta de petits regards au plafond, comme s’il avait pu voir à travers.
Ils restèrent debout toute la nuit. A sept heures du matin, le travail semblait toucher à sa fin. On leur conseilla de rester au salon, mais ils montèrent tout de même, et firent le pied de grue devant la porte de la chambre. Il y eut des cris, des exclamations, de peur puis de joie, et enfin un hurlement perçant.

Parents et enfant échangèrent un regard soulagé.

« Poussez-vous un peu, s’il vous plaît ! »

Le médecin écarta toutes les domestiques curieuses et se dirigea vers eux. Anne-Marie le fixait, ses yeux fins écarquillés. Rosalie eut un sursaut d’horreur en voyant que ses vêtements et ses bras étaient tâchés de sang.

« Elle a perdu beaucoup de sang, expliqua-t-il après avoir suivi son regard, mais l’enfant est sorti normalement et pleure. Il est en bonne santé.

— Et Louise ?

— Elle est encore fatiguée. »

Après cette réponse trop laconique au goût de Valentin, il se faufila dans l’escalier.
Il leur fallut encore attendre un moment, que l’agitation se soit calmée dans la chambre, pour qu’ils puissent entrer. Valentin ne fit pas un pas dans la pièce que l’odeur du sang le prit à la tête. Chaque fois qu’il respirait, il avait l’impression de lécher du métal. C’était désagréable, et cela l’inquiéta.

Les draps blancs étaient tâchés de rouge. Là où le sang avait séché, ils étaient devenus marron. La sage-femme avait posé le bébé sur la poitrine de Louise, qui respirait difficilement. Charles restait à ses côtés, ses sourcils arqués, fatigué.

Lorsqu’il les vit entrer, il leur dit d’emblée :

« Cela a été très difficile. »

Mais Louise leur adressa un sourire, sans pouvoir complètement tourner la tête.

« C’est un garçon, fit-elle, sa voix à peine audible, il s’appelle André. »

Ils avaient beau connaître le prénom depuis des mois, l’hommage fit sangloter Rosalie. Elle prit une chaise pour s’asseoir près du lit, sous le regard sévère de la sage-femme.

« Il va falloir changer les draps, et que je lave le petit.

— Laissez-nous cinq minutes, la supplia Rosalie, juste cinq minutes. »

Elle soupira mais obéit, et sortit dans le couloir où le docteur avait reparu. Ils commencèrent à deviser à voix basse, mais Valentin n’entendit rien.
Il se concentra sur sa sœur, qui câlinait la joue humide de son fils.

« Je suis si contente, dit-elle, je ne savais pas que l’on pouvait aimer comme cela. »

Charles semblait au bord des larmes.

« Maintenant que tu es mère, je suis tonton, lui dit Valentin en se penchant vers son neveu, je vais pouvoir lui apprendre tout ce que je sais.

— Comme ? Terroriser tous les invités d’un mariage ? »

Il lui fit la moue, et elle la lui renvoya comme elle put. Rosalie n’arrêtait pas de pleurer, de lui prodiguer des conseils, de la caresser, de lui dire qu’elle l’aimait ; Richard était plus réservé, mais deux minutes de plus, et il éclatait lui aussi en sanglots.

« Il va vraiment falloir que je m’occupe d’elle », les prévint la sage-femme en passant la tête par la porte.

Après d’autres baisers, ils se séparèrent d’elle et sortirent de la chambre.



Les draps propres étaient rouges.

« C’est bien ce que je craignais, les saignements ne s’arrêtent pas.

— Quelque chose a dû se déchirer. J’ai appelé un collègue, il devrait bientôt arriver. »



La joie avait cédé la place à la panique. Le médecin leur avait parlé d’une hémorragie dont ils ne trouvaient pas la source. Louise se mourrait dans le lit, de plus en plus pâle : garder les yeux ouverts lui demandait toute son énergie.
Quand Valentin la regardait, il se rendait compte qu’elle n’était pas blanche.

Elle était grise.

« Louise, ne t’endors pas, ma chérie. Reste avec nous.

— Il faut faire quelque chose, criait Valentin aux deux médecins, elle est en train de mourir !

— Nous essayons. Seulement, nous n’arrivons pas à déterminer ce qui provoque ces saignements, et…

— Mais je m’en fiche ! Trouvez quelque chose, ne la laissez pas souffrir ! »

Le premier médecin était un homme de cinquante ans au crâne dégarni. Il le fixait sans ciller, les sourcils froncés. Le second, un peu plus jeune, détournait les yeux comme s’il se sentait mal.

« C’est votre métier de sauver les gens, leur dit Valentin, les larmes lui piquant les yeux, alors faites-le. Sauvez-là.

— Notre métier est de guérir les gens, rectifia le premier, de tenter de les sauver. Si je pouvais par miracle sauver la vie de tous les gens, alors croyez-moi, ma propre fille ne serait pas morte en couches. »

Le ton, dur, l’avait fait reculer.

« Alors laissez-nous faire, reprit-il, les épaules affaissées, il y a des choses qui sont hors de notre contrôle. Si vous ne pouvez pas rester calme, alors descendez et priez. »

Valentin s’offusqua, et les suivit dans la chambre. On le fit reculer ; il tint bon.

« C’est ma sœur ! Je ne la laisserai pas !

— Vous ne l’aidez pas en vous affolant et en hurlant comme cela ! Vous non plus, Madame. Sortez.

— Je refuse.

— Qu’elle soit votre fille ou votre sœur, elle n’ira pas mieux si vous lui hurlez dans les oreilles !

— Maman… »

Ils se figèrent tous sur place. Louise s’était tournée vers eux, exsangue, ses cheveux comme une mer d’encre autour de son visage.

« Laisse-les faire.

— Mais…

— Valentin aussi. Occupe-toi d’eux, papa. Je vous aime. »

Richard et Charles durent les sortir de force de la chambre. La porte se referma sur leurs cris, et sur les yeux que Louise avait fermés, épuisée.



Elle était morte à midi vingt-cinq. Elle avait déjà perdu trop de sang et, exténuée par l’accouchement, elle ne s’était pas réveillée.
Ils avaient tous épuisé leurs larmes. Rosalie s’était accrochée à Valentin et n’avait pas voulu le lâcher. Richard savait qu’il faudrait que le chagrin l’use pour qu’elle accepte de dormir ; et puisque personne d’autre n’avait le courage de le faire, il s’occupa de la toilette de Louise. Charles, désespéré, tenait son fils dans les bras. Louise voulait l’allaiter elle-même, ils n’avaient pas prévu d’engager une nourrice. Il fallut en trouver une d’urgence. Malgré la triste ironie de la situation, il alla chercher Victorine.

Celle-ci, étonnamment, n’avait versé que des larmes silencieuses et s’était immédiatement chargé du petit André. Il lui en fut reconnaissant. Il se décida ensuite à aider son beau-père à préparer Louise.

Valentin avait observé le remue-ménage à travers les boucles rousses de sa mère ; il n’avait pas bougé, même quand Victorine était arrivée en courant. Il n’en avait pas le courage.
A part pleurer, il n’avait le courage de rien.



La famille proche fut immédiatement prévenue, mais il leur faudrait plusieurs jours pour rallier Paris – si seulement ils le pouvaient. Béatrice et Henriette étaient coincées à Nantes, où la fille aînée de Béatrice, Martine, avait perdu son bébé à la naissance. Mathieu et Baptiste étaient chez eux, mais il leur faudrait du temps pour se préparer, et décider qui devait venir, qui devait rester, qui allait garder les plus jeunes.
Le seul à avoir pu les rejoindre dans l’heure fut leur cousin Henri : il habitait Paris, et n’avait pas pu faire le déplacement jusqu’à Nantes pour rejoindre sa sœur éplorée. Il avait été l’un des meilleurs amis de Louise depuis leur enfance, son second témoin au mariage, et il se sentait coupable d’avoir eu un fils en bonne santé quatre mois plus tôt.

Il fut d’une aide inestimable, car Valentin et Rosalie refusaient de voir qui que ce soit – Georges, Émilie et Joseph avaient été rabroués à la porte le lendemain. Les domestiques se faisaient sèchement renvoyer. Richard avait voulu aborder la question des funérailles avec sa femme ; elle lui avait claqué la porte au nez.
Anne-Marie faisait de son mieux pour soulager la peine de son fils, et Victorine s’occupait du bébé toute la journée. Charles le surveillait avec angoisse, craignant qu’il ne trépasse à son tour. Mais le nouveau-né était un glouton, et mis à part une drôle de tache de naissance sur le cou, il était en parfaite santé.

On avait revêtu Louise de sa plus belle robe, la bleue avec les motifs floraux. Anne-Marie avait tressé ses cheveux d’une main experte, et on lui avait passé un collier serti d’un saphir, qui rappelait la couleur de ses yeux – définitivement fermés. Elle avait toujours au doigt son alliance, qu’elle ne quittait jamais, et la gourmette de son enfance, celle que ses parents avaient fait refaire durant des années pour qu’elle lui aille toujours.
Richard décida aussi de lui passer au poignet celle d’André ; sans corps, ils n’avaient pas pu l’enterrer, mais elle pouvait au moins reposer avec Louise. Cette pensée lui donna le courage nécessaire pour s’occuper des préparatifs de l’enterrement.

Valentin n’était pas sorti de sa chambre, surtout pas pour voir le corps de sa sœur dans son lit, comme si elle dormait et se réveillerait bientôt. Il voulait oublier le teint grisâtre de son visage, les cernes sous ses yeux. Tout ce sang sur les draps, comme si on l’y avait crucifiée.

Quand il dormait, il cauchemardait, et quand il se réveillait, il ne savait plus où il était, ni s’il faisait jour ou nuit. Les rideaux étaient tirés en permanence. Lorsqu’il daignait se lever, il se passait de l’eau sur le visage et écoutait les bruits à la porte. Il avait entendu Henri, son père, des domestiques, quelques mots glanés au hasard des passages ; il avait entendu frapper à sa porte, mais avait fait semblant de dormir.
Son père n’était pas dupe. Il devait faire vraiment pitié à voir, pour qu’on le laisse tranquille comme ça.

Il allait bien falloir qu’on rentre et que l’on change les draps.



Une nuit, il ne parvint pas à se rendormir. L’image de sa sœur en gisante l’obsédait. Il n’arrivait pas à la chasser en repensant aux jeux d’antan, à toutes les parties de cache-cache dans la maison, à toutes les soirées passées à lire de grandes épopées. Il fermait fort les yeux, se la représentait à dix ans, brodant maladroitement un motif de fleur, à douze ans, de l’herbe plein sa robe, à seize ans, assise au piano. Il se l’imaginait et voyait André à ses côtés, pouvait voir ses mains se tendre vers eux, et l’idée de ne jamais les revoir lui était insupportable.

Il avait huit ans, il était le petit dernier de la famille.
Il avait quatorze ans, il était le cadet.
Il avait vingt-et-un ans, il était l’aîné.

Il sortit de son lit, rejetant les couvertures avec rage. S’il devait jouer les somnambules, soit ! Tout pour ne plus y penser. Il passa un pantalon, une veste, et s’aventura dans le couloir désert.
Il était tard, peut-être une ou deux heures du matin. Les domestiques dormaient, ses parents aussi ; Charles et Anne-Marie logeaient pour l’instant dans des chambres d’amis, en attendant l’enterrement. Il était prévu dans deux jours. Ses oncles Mathieu et Baptiste étaient arrivés aujourd’hui.

Ses pas l’amenèrent dans le couloir menant à la chambre de Louise. La coutume voulait que le mort soit veillé en permanence, mais ils étaient tous trop fatigués pour ça. Et puis que risquaient-ils ? Qu’elle se lève et s’échappe ? Il en rit tout bas, amer.

Un mort était déjà parti, nul besoin de l’enchaîner.

Lorsqu’il vit à travers la porte entrouverte la lumière des chandelles, il fit demi-tour précipitamment. Il ne voulait pas la voir. Il dégringola l’escaliers, jusqu’au salon éclairé par un feu de cheminée.
Il y avait quelqu’un devant l’âtre, qui lui tournait le dos. Il reconnut trop facilement les longs cheveux châtains de Victorine. Il hésita sur le seuil, mais elle l’avait entendu.

« Qui est là ? »

Elle se tourna légèrement vers la porte, et écarquilla les yeux en l’apercevant.

« Oh, Valentin. »

Il s'aperçut qu’elle n’était pas seule – pas vraiment : André était accroché à sa poitrine, et tétait en silence. Il voulut lui dire qu’il allait prendre l’air, mais ses jambes le conduisirent près de la jeune femme, où la température était agréable.

« Je n’arrive pas à dormir », lui dit-il, comme s’il avait besoin de se justifier. Elle lui sourit, et il remarqua à la lueur des flammes qu’elle avait l’air atrocement fatiguée.

Ce n’était pas la fatigue des nuits passées à allaiter un enfant, mais celle des nuits passées à pleurer.

« Moi non plus, et André de même. Je me suis dit, comme il fait plus chaud ici… »

Il agita la main pour la rassurer. Fébrile, il se laissa tomber près d’elle, sur les coussins éparpillés devant le foyer. Si Louise n’avait pas été morte, il aurait pu trouver la situation embarrassante.
Mais si elle n’était pas morte, ils ne seraient pas là.

« Je te suis reconnaissant de t’occuper d’André, murmura-t-il finalement, sachant ce qui s’est passé… »

Elle secoua la tête, mais à peine, pour ne pas déranger le bébé.

« Ce qui s’est passé s’est passé, et ce n’était pas la faute du petit. C’était la nôtre. J’aimerais dire que ça ne me peine pas, mais… »

Mais ça me fait beaucoup de peine, termina-t-il pour lui-même. Force lui fut de reconnaître qu’en y pensant, cela lui en faisait aussi.
Deux bébés abandonnés, peut-être morts déjà, et tout ça pour quoi ? Quand André allait devoir grandir sans mère, eux…

« Moi, fit soudain Victorine, je ne m’entends pas avec ma famille. Ma mère a toujours été méchante ; et mes frères et sœurs… Enfin, on ne tient pas particulièrement les uns aux autres. (elle l’avait chuchoté comme un secret honteux) Il n’y a que mon père qui m’aime, mais je ne peux pas le revoir sans voir ma mère, alors tant pis. »

Il la fixa sans l’interrompre, car il n’était pas sûr de voir où elle voulait en venir.

« Alors voilà… Je ne dis pas que je comprends ce que tu ressens, car je n’ai rien vécu de comparable, mais je compatis comme je peux. »

Il vit une larme glisser le long de sa joue rebondie.

« Je l’aimais bien, moi, Louise. »

Valentin pesa le pour et le contre, mais il lui sembla sur l’instant qu’ils avaient tous deux besoin de soutien. Il passa un bras par-dessus ses épaules et la ramena contre lui, où elle pleura en silence. André continuait de boire, imperméable à leur désarroi.
Tout ça ne le toucherait que dans quelques années, quand il demanderait à son père où était sa maman, et pourquoi elle ne pouvait pas revenir.

« Parfois, renifla Victorine, je me dis qu’il aurait mieux valu que ce soit moi qui meurs, et elle qui vive.

— Ne dis pas ça, protesta Valentin, horrifié, puisqu’il y avait lui-même pensé, ça n’aurait rien arrangé.

— Si, avoue-le. (elle baissa les yeux vers le bébé, songeuse) Un enfant a besoin de sa mère… Si Louise était là, tout rentrerait dans l’ordre. »

Il se tut, incapable de trouver quoi répliquer. Elle disait vrai ; si elle était morte, et que Louise avait vécu, personne n’aurait autant pleuré.
Il la serra un peu plus contre lui, et laissa le crépitement du feu alourdir leurs paupières.



Louise fut enterrée au cimetière de l’Est, selon ses souhaits. Anne-Marie protesta, clamant qu’il s’agissait d’un lieu de sépulture pour pauvres, mais Charles tenait à suivre ses volontés à la lettre. D’ailleurs, ajouta-t-il, je serai enterré à ses côtés. Par respect pour la défunte, Anne-Marie ne dit rien, mais ses lèvres pincées parlaient pour elle.
Mathieu s’était étonné que son frère ne veuille pas enterrer sa fille à Lyon – mais Richard lui expliqua qu’elle avait fait sa vie à Paris, d’où était originaire Charles, et tenait à y être inhumée. La procession fut lente, morne, et la mise en terre sembla durer toute une éternité à Valentin. Sa mère s’appuyait sur son bras, tremblante, fragile, les joues sèches d’avoir trop pleuré. Elle qui avait toujours fait jeune semblait avoir gagné dix ans en une semaine : des cheveux gris s’insinuaient ça et là dans sa lourde chevelure, et ses traits tirés étaient figés comme ceux d’une statue en pleurs.
Il se demanda si elle arriverait un jour à retrouver le sourire, et cette pensée le fit se sentir stupide : elle avait fini par rire après la mort d’André, elle s’en remettrait aussi, tout comme lui.

Ils s’en remettraient, pas tout à fait, pas complètement, mais cela suffirait. Cela devrait suffire.

Le repas funèbre fut copieux, car Richard s’inquiétait de les voir tous maigrir ; tu te rends compte, fit Mathieu à Rosalie, qui rechignait à manger sa viande, si tu perds plus de poids, tu vas disparaître.
Ça ne l’avait pas fait rire, mais elle s’était au moins mise à manger.

Après le repas, Victorine amena André, et tout le monde put admirer le beau bébé qu’il était, et offrir au veuf des cadeaux et des conseils. On se forçait à être plus joyeux, car même si elle se doublait d’un enterrement, une naissance était un bel événement.

Valentin savait que ses amis reviendraient le lendemain. Il n’avait pas le courage ou la force d’affronter leurs condoléances.
Il se résolut à le faire malgré tout.



Valentin se balançait sur ses talons, debout sur le trottoir devant l’hospice ; il n’osait pas entrer. La bâtisse n’avait pourtant rien d’imposante, au contraire, et il pouvait voir la tour d’abandon encastrée dans la façade. C’était là que Victorine avait déposé leurs deux enfants, avant de s’enfuir comme une voleuse. Il ne valait pas mieux : il ne lui avait pas dit qu’il s’y rendait.
Il ne savait pas quoi faire. Il était venu parce que, la nuit dernière, il avait cauchemardé de bébés hurlants laissés à eux-mêmes sous la pluie, et la culpabilité avait serré son cœur. Il s’était dit : j’aurais pu les garder. Même sans épouser Victorine, j’aurais pu les garder, et les élever, on aurait parlé dans mon dos, mais…

Il se tordait les doigts. Il ne savait jamais quoi faire quand ça le concernait au cœur, alors il attendait d’être entre chien et loup pour y voir plus clair. Étonnamment, ça ne marchait jamais.
Il sonna finalement la cloche, puisque ses jambes voulaient faire demi-tour. Il attendit deux longues minutes qui lui en parurent trente avant qu’une femme n’ouvre la porte et ne lui demande, le ton sec :

« Oui ? Que voulez-vous ? »

Valentin la détesta immédiatement. Elle portait la coiffe des religieuses, et sa robe noire semblait se donner beaucoup de mal pour se fondre dans l’obscurité ambiante. Elle était jeune, sans doute son âge, et paraissait irritée sans raison – ou pour une raison qu’il ignorait.

Il ouvrit la bouche et se rendit compte qu’il ne savait pas quoi dire.

« Je… souhaitais savoir s’il était possible de retrouver un enfant abandonné. »

Elle pinça les lèvres, le regarda de bas en haut, et il se sentit jugé.

« Parce que les parents ont des regrets, où bien vous êtes simplement curieux ? »

Elle avait le sarcasme facile, pour quelqu’un censé servir Dieu. Un cri de poupon provenant de l’intérieur le fit sursauter, et la jeune femme soupira longuement.

« Nous avons du travail. Alors ne me faites pas perdre mon temps.

— Je vous ai dit ce que je voulais, à vous de me dire comment faire.

— Ne me parlez pas sur ce ton.

— Alors ne me parlez pas ce sur ton. »

Elle le fusilla de ses yeux bruns, et Valentin sentit que la chose était mal partie. Pour autant, il refusa de s’excuser, et croisa les bras pour lui signifier qu’il ne comptait pas bouger.
Elle entrouvrit un peu plus la porte, mais pas assez pour le laisser passer.

« Nous avons des registres, lui expliqua-t-elle, nous y consignons toutes les entrées, avec les noms, et une description de l’enfant trouvé, ainsi que le jour. Si vous vous souvenez du jour où l’enfant a été déposé, je peux aller regarder. Mais il y a de fortes chances pour qu’il se trouve loin d’ici.

— Comment ça ? »

Elle lui sourit, d’une indulgence insolente que l’on réserve à ceux qui ne connaissent rien à rien.

« Croyez-vous que l’on ait la place de garder tous ces enfants ici ? Avec tous les nouveau-nés que nous recueillons, nous pourrions donner une armée entière à notre roi.

— Où sont-ils, alors ?

— Probablement en nourrice, à la campagne. Nous les y envoyons dès que possible. Mais cela vous préoccupe-t-il vraiment ? »

Il détestait la manière silencieuse qu’elle avait de le juger, mais il détestait encore plus son visage quand elle décidait de le faire à voix haute.

« Je ne vous permets pas…

— Vous abandonnez un enfant de quelques jours ici, et vous pensez que vous pouvez venir le récupérer quand bon vous chante ? Monsieur, loin de moi l’idée de paraître pessimiste, mais l’enfant que vous cherchez est peut-être déjà mort. »

Valentin voulut lui dire « si ce n’est pas faire preuve de pessimisme, alors je ne sais pas ce que c’est » ; mais il savait qu’elle avait raison.
Pourtant, il ne put s’empêcher de reculer d’un pas, une main levée.

« Vous êtes affreuse.

— Moins que les parents qui abandonnent leur enfant ici. »

Il n’était pas certain qu’elle ait le droit de le juger ainsi, ni même de le lui lancer en pleine figure, mais que pouvait-il y faire ? Rentrer de force, se plaindre à qui de droit ?
Les passants commençaient à tendre l’oreille pour les écouter.

«  Vous voulez toujours que je consulte les registres ? »

Il la toisa avec tout le mépris qu’il put rassembler.

« Non. Gardez-donc vos registres et votre moralité à deux sous ; et retournez priez, c’est ce que vous faites le mieux. »

Il se retourna et la porte claqua lourdement derrière lui. Ses bottes martelèrent le sol dans une cadence d’enfer. C’était une erreur, il n’aurait jamais dû venir ici. Ce qui est fait est fait.

Et puis, comme elle l’avait dit, quelle chance pour qu’ils soient encore tous les deux en vie ?



Lorsque, dans un songe, un enfant hurlant lui apparaissait, il s’en détournait et se réveillait en sueur.



Novembre 1816

« C’est triste, de mourir si jeune. »

Valentin ne jugea pas utile de parler, car la réponse allait de soi. Accroupie près de la tombe, Émilie remettait de l’ordre dans les fleurs qui y avaient été posées par dizaines ; Georges et Joseph la regardaient faire, leurs yeux passant de la sépulture à Valentin, qui gardait les siens baissés.
A part Émilie, personne n’osait dire quoi que ce soit, de peur de blesser le jeune homme. Le silence de Georges était particulièrement frappant, celui de Joseph beaucoup moins.

« Comment va son fils ? »

Émilie s’efforçait de ne jamais dire « André » ou « ton neveu », car elle aimait évoquer Louise : peut-être morte, avait-elle dit en arrivant dans le salon le mois dernier, mais pas oubliée.
Valentin écarta les boucles de son visage. Il allait falloir les couper.

« Il va bien. Il mange tellement que Charles s’en inquiète parfois. Il a peur qu’il devienne gros comme une montgolfière.

— S’il tient de sa mère ou de toi, ça n’arrivera pas. Est-ce que Victorine s’en occupe toujours ?

— Non, ils l’ont remplacée. Elle ne pouvait pas s’absenter plus longtemps de son service.

— C’est dommage. »

Émilie appréciait la domestique. Elle trouvait qu’elle faisait une bonne nourrice, à défaut de pouvoir faire une bonne mère.
Valentin, lui, avait préféré couper les ponts avec elle ; s’il continuait à la voir, ils recommenceraient leurs bêtises, ou il finirait par lui dire quelque chose de regrettable à cause du chagrin. Il préférait garder le souvenir de leur complicité égratigné, et non en mille morceaux.

« J’aurais préféré me marier à un autre moment, ricana Émilie, ce n’est pas la bonne période.

— Nous viendrons quand même, la rassura Valentin.

— Et je vous en suis reconnaissante. »

Les parents d’Émilie avaient eu la drôle d’idée de la marier en plein mois de Janvier ; Valentin les soupçonnait de vouloir couper court à tout accident avant le mariage. Une fois mariée, même si elle se retrouvait enceinte, les apparences seraient sauves.
Joseph redressa la tête à ce moment-là, l’air contrarié.

« Il faut aussi que je vous dise quelque chose. »

Valentin et Georges se tournèrent vers lui, curieux, et Émilie se remit à arranger les fleurs.

« Hélène attend un enfant. »



Au mariage de sa sœur, Hélène arborait un ventre de bientôt cinq mois, radieuse. La grossesse lui allait aussi mal que Louise, dans le sens où sa silhouette toute fine s’en trouvait effroyablement déformée, mais son sourire lui donnait bonne mine. Valentin, jaloux, n’avait pas pu éviter la conversation, mais s’était esquivé aussi vite que possible. Comme Georges avait quelques remontrances à lui faire sur son attitude et qu’Émilie ne pouvait pas quitter son mari, il s’était accaparé l’attention de Candice – qui ne demandait pas mieux.
Après avoir quitté des amis, ils s’étaient réfugiés dans un salon tranquille. Les Bonvouloir faisaient encore étalage de leur richesse et de leur influence, et la robe de Candice avait beau être toute simple pour ne pas ombrager la mariée, l’étoffe crème faisait tourner les têtes. Elle avait les cheveux ramenés en grosses boucles sur la tête, et un camée ornait sa poitrine. Ses bras étaient gantés, et elle avait un éventail passé au poignet malgré la saison – au cas où la chaleur du salon soit insupportable.

D’ordinaire, ses parents n’aimaient pas la savoir hors de vue, mais ils devaient s’être aperçus qu’il lui parlait. Depuis le dernier dîner pris en leur compagnie en Novembre, ils lui avaient plus ou moins donné leur bénédiction, et Valentin pouvait presque sentir leurs yeux s’attarder sur lui à travers l’épaisseur des murs.

Vérité s’était trouvé un fiancé très bien, pas forcément très riche, mais avec des idées politiques qui leur plaisaient. Ils auraient aimé que Candice fasse de même. Elle avait dix-neuf ans, ce qui leur paraissait un peu jeune pour se marier, mais rien qui ne fasse sordide ou aristocratique. Sans compter que les Horville jouissaient d’une fortune non-négligeable, et que Valentin accèderait tôt ou tard à la tête de l’entreprise – tous ces petits détails pouvaient facilement éclipser l’origine noble de sa mère, et la particule de son nom de jeune fille.

Ce qui importait surtout à Valentin, c’était que Candice soit amoureuse de lui. C’était plus simple, et plus agréable aussi.

Elle lui paraissait plus éprise que jamais, contemplant avec envie la couronne de fleurs et le voile d’Émilie, ainsi que le ventre rond d’Hélène.

« Pour mon mariage, lui dit-elle, rêveuse, je ferai mettre des tables dans notre jardin, et j’ouvrirai les portes vitrées, pour que tout le monde puisse profiter du soleil.

— Oh ? (Valentin sourit ; cela lui faisait penser au mariage de sa sœur) Et vous vous marierez en été, pour avoir du soleil ?

— Bien sûr ! Je ne critique pas la décision des Manteloup d’organiser un mariage en hiver… Mais je préfère avoir du beau temps.

— Ahaha, je vous avouerai que moi aussi. On s’amuse mieux si l’on peut danser dans des jardins. »

Candice rosit de plaisir. Il vint à l’esprit de Valentin que s’il la demandait en mariage sur le champ, ils pourraient se marier en Juillet ou en Août sans que cela fasse précipité.
Il repensa à Louise, à Victorine, à leurs enfants, et tendit la main pour prendre celle de Candice.

Elle sursauta et voulut la lui retirer, par pudeur, mais il serra les doigts.

« Et si nous organisions ce mariage dès cette année ?

— Pardon ? Je ne vous suis pas…

— Je vous demande si vous voudriez m’épouser, Candice. »

Ses yeux bruns s’agrandirent jusqu’à devenir deux soucoupes en plein milieu de son visage. Elle ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois de suite, avant de réussir à balbutier :

« Je… C’est très soudain, je ne sais pas si…

— Je le conçois, et vous n’avez pas à me répondre immédiatement, mais…

— Mais… Mais si. Je le veux. »

Elle tentait de barrer le passage aux larmes pour ne pas faire couler son maquillage, et le résultat fut étonnamment couronné de succès. Sa main libre sur le cœur, elle inspira, expira, et lui dit d’une voix rendue rauque par l’émotion :

« Mes parents, et les vôtres…

— Vos parents me traitent d’ores et déjà comme leur fils, je suis certain qu’ils seront ravis d’apprendre la nouvelle. Quant aux miens, je les connais assez pour savoir qu’ils ne s’y opposeront pas. Non, Candice, tout ce qui m’importait, c’était votre réponse. »

Il sentit que ses doigts s’entrelaçaient aux siens. Elle lui sourit, les joues rouges, la main toujours posée sur le corsage, sous lequel son cœur devait battre la chamade.

« Quand comptez-vous l’annoncer ?

— La semaine prochaine, au souper. Vos parents sont invités.

— Seigneur, murmura Candice en posant son regard sur les arabesques du tapis, il va falloir que je garde cela pour moi pendant toute une semaine ! »

Il sentait de petits tremblements passer de ses doigts aux siens, et à la stupéfaction du début avait cédé une agitation presque frénétique. Elle se leva d’un coup, comme un ressort, puis se rassit pour mieux se redresser une seconde fois.

« Il faut que j’aille prendre l’air. Un peu de vent froid me fera le plus grand bien.

— Ne tombez pas malade. »

Elle le remercia avant de sortir de la pièce, l’air d’avoir le diable aux trousses. Georges, qui passait, la regarda s’échapper, un sourcil levé.

« Tu lui as fait une proposition indécente ?

— Très drôle, dit Valentin en quittant à son tour son fauteuil, je lui ai demandé sa main. »

Son ami le fixa trente bonnes secondes, cherchant l’ironie dans ses traits. Quand il ne la trouva pas, il lui claqua le dos en riant.
Plusieurs personnes tournèrent vers eux un regard désapprobateur.

« Félicitations ! Tu vas l’annoncer quand ?

— La semaine prochaine, alors si tu pouvais le garder pour toi, je t’en serais reconnaissant. »

Il hocha la tête, soudain de très bonne humeur. Il lui prit le bras et l’entraîna vers la salle à manger.

« Tu es libre, maintenant, n’est-ce pas ? Joseph est coincé avec Hélène depuis tout à l’heure, on va faire diversion. »

Il ne protesta pas ; il se sentait curieusement léger, comme si la portée de ses mots ne lui était pas encore pleinement apparue.
En entrant dans la salle à manger, il vit Candice parler avec sa sœur à l’extérieur, et se fit la remarque que sa demande n’allait pas rester secrète très longtemps.

Valentin Horville
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Valentin Horville

En bref

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Histoire



Les parents de Candice s’étaient empressés de l’assommer de bénédictions, et ses parents à lui s’étaient montrés plus réservés mais heureux. « C’est ton choix », lui avait dit son père d’un ton tranquille, tandis que sa mère pleurait et l’étreignait en lui donnant de petits surnoms affectueux qui l’avaient atrocement gêné. Candice avait trouvé le tableau adorable, et s’était donné du mal pour se tenir droite et rester digne tout le long du dîner. Les autres invités avaient applaudi, on avait célébré la chose avec du vin (trop de vin ; il titubait à la fin de la soirée) et chanté quelques chansons paillardes pour l’occasion. C’était à ce moment-là que son père avait décrété que tout le monde devait rentrer chez soi et se reposer. Ils avaient du travail : il allait falloir préparer la cérémonie, d’autant plus qu’ils voulaient se marier en été, et qu’il ne fallait pas perdre une minute.

Ce ne sont pas des choses à prendre à la légère, lui dit sa mère en se saisissant d’une plume et en commençant à rédiger des lettres pour toute la famille et tous les amis. Il avait fallu l’arrêter à plus de minuit pour la forcer à aller se reposer.

Dans les jours qui suivirent, les Bonvouloir leur prêtèrent main forte et les plans du mariage prirent une forme concrète. Candice était toute excitée : elle leur rendait visite à la moindre occasion et tenait à s’occuper elle-même de certaines choses. Valentin s’aperçut qu’elle était très douée pour l’organisation, et savait faire preuve de fermeté quant à ses choix lorsque ceux-ci ne plaisaient pas à ses parents.

Deux disputes avaient notamment éclaté entre Candice et sa mère : la première concernait la présence de certaines filles que Fannie jugeait de mauvaise vie, mais que sa fille tenait absolument à avoir près d’elle. La seconde portait sur la robe de mariée, que l’une désirait blanche, virginale, et largement ornementée, et que l’autre voulait plutôt rose, légère, simple et florale. Valentin s’était bien gardé de s’en mêler ; il avait assez à faire avec ses propres problèmes, dont sa mère têtue comme dix mules.

Le 17 Mai, Hélène donna naissance à son premier enfant, leur permettant de souffler un peu en pensant à autre chose.



Mai 1817

« Alors, où est-elle ? »

Georges s’était exclamé bruyamment en entrant dans l’appartement, ce qui gêna sa mère et sa sœur, qui se mirent à le réprimander d’une seule voix. Au milieu de tout ce vacarme, Joseph parvint à leur indiquer l’étage, mais demanda que l’on soit discret. Sa femme était un peu souffrante depuis l’accouchement, et s’excitait facilement. De grands cris ne manqueraient pas de l’agiter, et ils n’en avaient pas besoin.
Il fut convenu qu’ils iraient voir le bébé par petit groupe, et pendant que les adultes montaient, les enfants prenaient place dans le salon autour d’un chocolat.

« C’est pratique d’avoir sa propre maison, n’est-ce pas ? fit Georges en lui adressant un clin d’œil, pas de parents pour nous réprimander.

— C’est plus pratique, avoua Joseph en regardant d’un œil perplexe Éléonore fustiger à nouveau son frère, mais finalement, ses parents et sa sœur sont toujours ici, ça ne change pas grand-chose.

— Émilie est ici ? demanda Valentin.

— Oui, à l’étage, avec ses parents. Elle ne la quitte pas. »

Valentin décela un certain dédain dans sa voix, et décida de ne pas le questionner plus sur le sujet. Ils sirotèrent leur boisson pendant un petit quart d’heure, riant et s’échangeant des nouvelles, quand leurs parents descendirent en bavardant gaiement. Ils étaient accompagnés de Martin et Clémence Manteloup, lui très maigre, elle très potelée, qui complimentaient la bonne mine du bébé.

« Elle est ravissante, s’extasiait Rosalie avec beaucoup de conviction, et elle a déjà tant de cheveux !

— Ça, c’est mon côté de la famille, lui dit Clémence, on a toujours beaucoup de cheveux à la naissance. »

A côté de lui, Joseph ricana tout bas, mais personne d’autre ne le remarqua.

« Vous pouvez y aller, leur dit Marguerite, Hélène vous attend. »

Ils ne se firent pas prier ; Joseph les suivit, plus pour éviter de devoir discuter avec ses beaux-parents que par courtoisie. Le couloir de l’étage était étroit, décoré de peintures champêtres et de napperons : les goûts d’Hélène, lui souffla Joseph, pas moins dédaigneux que le quart d’heure précédent.
La porte de la chambre était entrouverte, et Émilie scrutait les nouveaux arrivants par la fente. Elle leur ouvrit en grand et prit chacun d’entre eux dans ses bras – même Éléonore et ses grognements d’animal sauvage.

« Je suis si contente de vous voir ! »

Elle les mena ensuite près du lit où reposait sa sœur. La chambre était spacieuse, lumineuse, décorée avec le même goût que le couloir qui y menait. En se retournant, Valentin vit que Joseph était resté appuyé au chambranle, l’air désintéressé.
Bien, songea-t-il, ça n’a pas l’air d’aller mieux entre eux.

Il avait pourtant pensé qu’avec un bébé…

« Vous êtes venus, s’écria Hélène en se redressant, ses cheveux bruns ondulant librement sur ses épaules, si vous saviez comme je suis contente !

— Aglaé te fait adresser ces fleurs, lui dit Valentin en lui tendant les roses, elle viendra te voir le mois prochain, quand elle sera à Paris. »

Hélène prit délicatement les fleurs et respira leur parfum, avant d’éclater en sanglots. Tous se regardèrent, interloqués, mais Émilie leur fit signe de ne pas s’inquiéter.

« Ça lui prend souvent ; le médecin dit que la grossesse a dû beaucoup la perturber. »

Le temps que sa sœur cesse de hoqueter et sèche ses larmes, Émilie leur montra le berceau où le bébé reposait. Elle était réveillée ; comme tous les enfants de cet âge, elle ne ressemblait à personne, les paupières tombantes et les yeux d’un bleu d’ardoise. Comme l’avait dit Rosalie, elle avait en revanche une sacrée touffe de cheveux, que l’on ne voyait pas sur tous les nouveau-nés.

« Comment s’appelle-t-elle ? demanda Georges, qui tendit les bras pour pouvoir la porter. Émilie la souleva et la lui donna avec beaucoup de délicatesse.

— Rose, répondit Hélène, Rose Camille Clémence.

— Adorable. »

Valentin ne partageait qu’à moitié cet avis, mais se retint bien de le faire savoir. Il n’aimait pas spécialement les enfants, qui souvent adoraient lui hurler dans les oreilles, quel que soit leur âge et leur capacité motrice. Il ne les détestait pas, mais sa complicité s’arrêtait là.
La petite Rose n’avait rien de répugnant, sa robe était jolie et elle ne pleurait pas, mais l’attitude de Joseph refroidissait son ressenti. Il les ignorait presque, alors qu’ils parlaient de sa propre fille.

A moins que… Non, pensa-t-il, et il se sentit honteux d’y avoir songé, c’est forcément la sienne, Hélène n’a d’yeux que pour lui.

Elle aurait bien fait de ne pas en avoir tant, d’ailleurs, mais déjà elle lui demandait de venir près d’eux, ce qu’il fit sans enthousiasme.

« Maintenant que Joseph a une femme, une maison et un enfant, c’est un homme accompli.

— Ce serait bien que tu en fasses autant, non ? fit remarquer Éléonore à son frère, assez abruptement, parce que Frédéric en a fait autant.

— Oui, et toi, on en parle ? Si tu continues à bouder comme ça, aucun homme ne voudra de toi. »

Le bébé étant revenu dans les bras de sa tante, il fut libre de lui tirer la joue, ce à quoi elle répondit par un grognement sourd et une gifle sur la main.
Valentin les enviait de pouvoir se taquiner. Pour se distraire, il demanda à Émilie :

« Et où se trouve monsieur Fleury ?

— A Tours, pour affaires. Il ne reviendra que le mois prochain.

— Oh. On doit se sentir seule.

— Un peu, oui, je ne serais pas contre de la compagnie. »

Elle lui adressa un clin d’œil complice. Bon prince, Valentin décida qu’il n’allait pas la laisser se mourir d’ennui dans son appartement, et lui rendrait visite dès le lendemain.
En tout amitié, bien entendu.

Les babillages reprirent, menés par une Hélène enflammée, et incapable de se taire.

« Je suis heureuse de ma Rose, bien sûr, leur dit-elle à un moment donné, mais j’aurais préféré un garçon. Quand on a un garçon, l’avenir est assuré, on profite mieux d’avoir une fille ensuite.

— Il ne faut pas avoir peur, intervint Georges, tu n’as que vingt-deux ans, et tout le temps de faire un fils. Ou même quatre. »

Il n’en fallut pas plus pour la rassurer et la lancer dans de grandes tirades qui les firent rire, excepté Joseph, qui semblait penser à autre chose, comme si son esprit était ailleurs.



Août 1817

Toute la cérémonie civile et religieuse avait ennuyé Valentin. Deux ans plus tôt, au mariage de Louise, il avait au moins pu s’amuser en déclamant son discours d’un ton passionné ; là, il devait se montrer digne, presque austère, et ne rien dire qui puisse choque les sensibilités. Scandaleux. Sans compter que le prêtre qui avait consacré leur union n’était pas le sien – et que malgré sa tête bonhomme, il n’aurait sans doute pas aimé qu’il lâche une blague grivoise au moment de s’échanger les anneaux.

Aucune de leur famille n’était particulièrement croyante, mais elles s’étaient dit qu’un mariage religieux ferait plus sérieux. « On ne voudrait pas que les gens pensent que tu es indisposée et que vous vous mariez à la hâte », avait précisé Fannie à sa fille horrifiée.
Fort heureusement, Mathilde avait égayé l’événement. Valentin comprit en l’entendant se gausser de propos indécents qu’elle était une des filles que Fannie refusait de voir à la cérémonie ; par pure provocation, Candice en avait fait son témoin.

Une fois les papiers signés et la cérémonie passée, ils étaient rentrés en berline décorée de fleurs. Candice avait dû trouver un compromis avec sa mère sur la robe de mariée, celle-ci ayant refusé de lâcher le morceau. Jusqu’à la dernière minute, elles s’étaient disputées à ce propos. Finalement, elle avait pu avoir sa couleur préférée, rose, plutôt que blanc, et d’un tissu léger. Le reste était l’idée de sa mère : les fleurs, les nœuds, les colifichets, tout empesait la tenue et Candice lui avait murmuré qu’elle enlèverait tout pour danser. Valentin ne demandait pas mieux, car il y avait une colombe empaillée dans son chapeau qui menaçait de lui tomber dessus au moindre mouvement trop brusque.

Le chemin jusqu’à la maison de campagne des Bonvouloir avait été long, mais valait le coup. La bâtisse était superbe, et le jardin qui la ceignait encore plus. Les tables avaient été dressées, et les domestiques n’attendaient que l’arrivée des invités pour disposer tous les mets sur les nappes. Le cuisinier s’était surpassé. Valentin était demandé de partout, et n’avait pas pu discuter plus de cinq minutes avec ses amis, mais il avait aperçu Hélène et Joseph avec leur bébé. Joseph semblait satisfait, ce qui l’avait rassuré, et lui avait permis de passer une journée plus tranquille. Seule Émilie, un peu malade, s’était vite retirée à l’intérieur.

Comme sa mère avait de toute évidence recouvert la France d’invitations, il eut la mauvaise surprise d’apercevoir les Castain – enfin, il était content de voir Sophie et Ambrosine, mais Alexine et Léontine, beaucoup moins. Il y avait d’autres membres de la famille qu’il connaissait moins, voire pas, mais un mariage servait à se sociabiliser, aussi n’en fût-il pas surpris. Il consentit même à se montrer aimable avec le mari de Léontine, pour marquer le jour d’une pierre blanche.

« Eh, Valentin ! »

Il se retourna en même temps que Candice pour voir débarquer Aglaé, les cheveux déjà à moitié défaits. Et dire qu’ils n’avaient pas commencé à danser !

« Ma cousine, Aglaé Ferrant, dit Valentin à son épouse, impressionnée par la force de sa poigne.

— Oh, oui, je vous ai vue à quelques occasions, il me semble.

— Je vous en prie, tutoyez-moi ! Vous serez bientôt ma cousine. Je suis heureuse de vous compter parmi ma famille. »

Candice sembla apprécier sa simplicité et sa franchise. Ils discutèrent quelques minutes, jusqu’à ce que le sujet du mariage d’Aglaé ne revienne sur le tapis.

« Je ne suis pas pressée de me marier, les railla la jeune femme en levant les yeux au ciel, et puis ensuite les enfants ? J’ai mon compte, je vous assure ! »

Elle se tourna vers sa sœur, qui se faisait harceler par une petite fille très insistante. Elle les montra du menton pour appuyer ses dires.

« Vous voyez ? Thérèse a déjà vingt ans, mais je suis obligée de la surveiller ! Elle se ferait mettre en morceaux par une fillette de six ans. Si vous voulez bien m’excuser… »

Elle se dirigea à grands pas vers sa sœur et la petite inconnue, laquelle semblait sur le point de gagner une sorte de bataille. A cet instant, quelqu’un claqua des mains, et la musique enveloppa tout le parc. Les couples commencèrent à se rassembler autour de la piste de danse improvisée, et Valentin sourit à Candice.

« Je crois qu’ils attendent que l’on ouvre le bal.

— Avec plaisir », souffla-t-elle en ôtant son chapeau et tous les nœuds qui l’empêchaient de se mouvoir.

Autour d’eux, on claquait des mains, on chantait, et même les enfants se choisissaient un cavalier pour pouvoir imiter leurs parents.

Le ciel était bleu.



« Et ça va faire mal ?

— Si tu te crispes comme cela, oui. Il y a des risques. »

Elle tenta de se détendre, sans succès ; elle avait enlevé sa robe, son corset, mais avait gardé sa chemise dans une dernière illusion de pudeur. Il voyait à ses joues rouges et aux doigts qu’elle crispait derrière sa nuque qu’elle trouvait cela idiot, sans arriver à franchir le pas pour autant. Valentin compatissait sincèrement, car cela lui avait demandé beaucoup d’efforts et beaucoup de confiance pour se sentir assez à l’aise. Si elle ne voulait pas le faire cette nuit-là, il ne la forcerait pas.
Mais il l’y encouragerait ; sans encouragements, lui ne l’aurait peut-être toujours pas fait.

« Je suis un peu anxieuse.

— C’est normal.

— Mais je te fais confiance, et je veux le faire. »

Elle se mordit la lèvre, en proie à un quelconque dilemme intérieur, qu’elle résolut en faisant un pas en arrière. Détachée de lui, elle défit le nœud de sa chemise et l’ôta d’un seul mouvement. D’abord surpris par la soudaineté du geste, Valentin laissa rapidement ses yeux s’attarder sur toute la peau que Candice avait découverte. Celle-ci batailla sec pour ne pas croiser les bras devant sa poitrine, ni ramener ses longues mèches brunes devant elle.
Il s’avança pour l’enlacer, ses doigts caressant son dos, ses hanches, et se faufilant entre eux pour attraper ses seins.

Elle tressauta sans bouger.

« Tu es très belle, tu n’as pas besoin de te cacher. »

Elle lui sourit, reconnaissante. Les mains tremblantes, elle défit le nœud qu’il avait au cou, mais les boutons de sa chemise se montrèrent plus récalcitrants. Elle faillit s’énerver dessus ; il lui prit les poignets et le fit lui-même.

« Ne t’agace pas pour ça, ça n’en vaut pas la peine. »

Une fois déshabillé, il l’entraîna vers le lit à baldaquin, dont les rideaux habituellement ocres avaient été changés pour des tentures blanches. Le visage de Candice passait sans cesse de l’excitation à la peur. Elle avait pris des formes depuis son adolescence, elle n’était pas aussi ronde que beaucoup de femmes, mais les lignes de son corps étaient plaisantes. Il les parcourut avec envie. Nous sommes mariés, se dit-il pendant qu’ils s’embrassaient, et le mot sonnait encore étranger.

Ils allaient faire l’amour là, se réveiller le lendemain ensemble, et ce pour le restant de leurs jours.

« Tu ne m’abandonneras pas ? »

Il la regarda de travers ; d’où lui venait cette idée absurde ? Il n’était pas naïf au point de penser qu’il lui serait fidèle, mais il ne l’abandonnerait pas. Il plongea le nez dans les vagues de ses cheveux sur l’oreiller. Elle sentait bon, elle avait la peau douce, il sentait son petit cœur battre contre sa poitrine, il avait envie d’elle.

« Bien sûr que non. »

Elle l’enlaça un peu plus fort, comme si elle voulait fusionner leurs deux corps.



Candice sembla assez mal à l’aise au déjeuner. Elle avait les joues rouges et évitait de croiser le regard de ses beaux-parents, comme si elle craignait qu’ils ne l’accusent d’avoir perdu sa virginité la nuit d’avant.
C’est assez idiot, songea Valentin en la regardant tartiner son pain avec application, c’est le rôle d’une nuit de noces, et ils sont également passés par-là.

Insensible à sa gêne, Rosalie bavardait joyeusement. Avoir un nouveau visage à la maison lui faisait du bien, et comme ils ne comptaient pas déménager avant la naissance d’un enfant, elle se réjouissait de les garder près d’elle. Il pouvait sentir que son cœur chavirait entre le désir de tenir un nouveau petit-enfant entre ses bras et celui qu’il reste son petit garçon le plus longtemps possible, mais pour l’heure, elle était apaisée.
Après les cris qui avaient suivis la mort de Louise, cela faisait du bien de la voir aussi heureuse.

« A ce propos, s’interrompit-elle elle-même en plein milieu d’un discours sur l’art de décorer son salon, mon frère est à nouveau grand-père. »

Valentin fronça les sourcils et dut se retenir de pousser un soupir. Il fut un temps où l’oncle Louis avait sa préférence, et où il s’entendait très bien avec ses cadets, Antoinette et Théodore. Mais après s’être perdus de vue un long moment et avoir développés des orientations politiques radicalement différentes, il les voyait le moins possible.
Candice leva la tête, curieuse. Il pensa, à raison, qu’elle s’entendrait encore moins avec eux.

Ils n’étaient pas venus au mariage, ce qui n’était pas rien.

« C’est un petit garçon, ils l’ont appelé Nicolas. J’imagine que tu refuseras de venir le voir, dit-elle en tournant la tête vers son fils, lequel lui répondit par un haussement d’épaule volontairement nonchalant.

— La question est : veulent-ils que je vienne le voir ? Je risquerais de l’empoisonner en le touchant, tu sais, lui donner de mauvaises idées…

— Valentin, voyons », rouspéta Rosalie sans oser pousser plus loin le sujet. Candice les observa tour à tour sans comprendre, mais il n’avait pas envie de tout lui expliquer maintenant ; peut-être plus tard, quand il serait d’humeur à se prendre la tête.

Ils mangèrent en silence un petit moment, avant qu’elle ne se décide à ajouter :

« D’ailleurs… Il me semble avoir entendu Clémence Manteloup dire que… »



« Enceinte ? »

Elle jeta la tête en arrière avec un râle de mourant. Georges lui tapota l’épaule, compatissant.

« Quelle horreur ! Tu vas devenir énorme.

— J’espère me tromper. Je n’ai pas envie d’avoir un enfant aussi vite.

— Alors il fallait être abstinente. »

Elle lui fit la grimace, un bras ballant sur le côté du fauteuil, l’autre posé sur son ventre plat. Valentin la plaignait sincèrement ; il ne rejoignait pas Candice toutes les nuits de peur de l’engrosser trop vite. Ils étaient tombés d’accord sur le fait qu’avoir un enfant aussi vite après le mariage ne pouvait que les irriter.
Émilie s’était toujours arrangée pour ne jamais être indisposée. Il devait en aller autrement, maintenant qu’elle était mariée et que son époux voulait des enfants.

« Tu es certaine qu’il est de lui ? »

Il dut toucher un point sensible, car elle parut se tasser sur elle-même.

« Tu sais être charmant, bougonna-t-elle à voix basse, disons que je l’espère. S’il est roux, je te le confie en toute discrétion. »

Elle avait beau plaisanter, il sentit un frisson remonter le long de son dos. Il n’avait pas envie d’avoir des problèmes avec Arnaud, ni même de se retrouver avec l’enfant d’une autre sur les bras. Sa conscience, en équilibre sur son épaule, lui fit très justement remarquer que s’il ne voulait pas d’ennuis, il n’avait qu’à être fidèle.
Le conseil était bon. Si son esprit avait pu le suivre…

« Je ne suis pas prête à être mère, se plaignit encore Émilie, Même si la mienne me dit le contraire. Elle doit être ravie que son autre fille soit elle aussi enceinte, remarquez, elle n’a pas attendu de confirmation avant de le répéter partout.

— Elle doit penser que ce n’est qu’une question de temps. »

Émilie fronça les sourcils, perdue dans des pensées déplaisantes. Valentin se la représenta telle qu’elle l’était lors de leur première rencontre, insouciante et libre. Arnaud n’était pas le problème ; il était gentil, se mêlait de ce qui le regardait, et lui laissait une grande liberté dans ses amitiés. Valentin était sûr de ne pas faire partie du cercle préféré des maris jaloux.
Non, c’était le mariage en lui-même qui posait un problème. Elle le voyait comme une cage et trouvait sa vie morose.

« Peut-être que tu changeras d’avis une fois qu’il sera là. »

Émilie avait cette façon bien à elle de regarder les autres de travers, pour leur faire comprendre qu’elle les trouvait fous.

« Peut-être », admit-elle à contrecœur, les doigts crispés sur le tissu de sa robe.



Depuis plus d’un an, le rythme de travail de Valentin à l’entreprise avait doublé ; Richard voulait s’assurer qu’il puisse en prendre la tête le moment venu, et comme personne n’était à l’abri d’un malheureux accident, il préférait qu’il sache le faire au plus vite. Valentin y mettait du cœur, d’une part car cela lui plaisait, et de l’autre car il voulait s’assurer une place de choix dans la société. Il travaillait dur pour se donner l’image d’un maître généreux et à l’écoute, compétent, dynamique : il trouvait bien plus facile de prendre des décisions en affaires qu’en amour. Ironique, songeait-il, mais pas étonnant.

Des chiffres et des stratégies étaient plus faciles à rationaliser que des sentiments.

Parfois, il y passait la moitié de la nuit, ce qui avait l’avantage de le distraire – quand il s’efforçait de trouver le sommeil, il pensait à Candice et à ses bras accueillants, et s’en trouvait grandement frustré. Il était plus aisé de ne pas y songer en étant épuisé. Si coucher avec elle avait été sans risques, il l’aurait fait tous les soirs.

Seulement, en s’assommant de travail, il avait négligé sa santé et s’en trouva bien marri un dimanche, en revenant de chez Georges.



Juin 1818

La tête lui tournait déjà chez son ami, qui avait insisté pour qu’il reste, mais Valentin avait trop à faire pour ça : trop de travail en attente, pas assez de temps, il ne pouvait donc pas se permettre d’en perdre plus. Il s’était mis en marche, confiant, pensant que rallier sa demeure serait un jeu d’enfant. Mal lui en prit, car il s’effondra à mi-chemin sur le pavé.
Le soleil de Juin était étonnamment zélé, et la chaleur n’avait pas dû aider. Il n’avait pas perdu conscience, ce qui était bon signe, mais ses genoux tremblaient et il voyait un peu flou.

Il remâcha ce que Georges lui avait appris, avec mauvaise humeur.
Oui, il vient d’avoir une autre fille. Il ne te l’avait pas dit ?

Non. Trop occupé. Ce n’était pas sa faute. Mais tout de même, tout de même…

« Est-ce que vous allez bien ? »

Il sursauta, peina à redresser le menton. Il avait un genou à terre et devait faire pitié à voir – pas étonnant que l’on s’arrête sur son chemin. Une main fine et fraîche se posa sur son front, et il soupira d’aise.
Il aurait aimé qu’elle reste ainsi toute une éternité, mais elle se retira vite et la voix haut perchée reprit au-dessus de lui :

« Vous avez trop chaud. Laissez-moi vous aider. »

Il refusa, par bête réflexe, mais l’inconnu n’était pas décidé à le laisser agoniser au sol. Une poigne aussi ferme que la main batailla pour le remettre sur pieds, et il put enfin regarder l’importun ; sans surprise, il s’agissait d’une jeune fille, plutôt grande et simple, avec des cheveux blonds coincés sous un bonnet de toile. Elle le regardait, ses yeux bleus inquiets, à la recherche d’une amélioration quelconque sur son visage. N’en trouvant pas, elle raffermit sa prise sur son bras et le tira doucement.

« Vous allez encore vous évanouir, si vous restez sous le soleil. Venez chez moi, il y fera frais.

— Je ne peux pas, protesta-t-il, je dois rentrer, j’ai du travail.

— Votre travail peut attendre. Il ne se finira pas seul si vous tombez malade. »

Valentin la regarda un instant, rétif, puis dut se rendre à l’évidence : il se sentait faible, et un peu d’ombre et d’eau ne lui ferait pas de mal. La jeune fille parut satisfaite de son bon sens, et l’accompagna avec précaution le long de la rue.

« J’habite juste là, nous y serons très vite. »



Une petite fille de huit ans faisait voler un oiseau en papier à la fenêtre, sous l’œil vigilant de son père. L’appartement, à l’étage, était modeste mais confortable : la fenêtre du salon inondait la pièce de lumière, et la banquette placée dessous permettait de lire jusqu’à très tard, et même parfois la nuit si la lune brillait assez. Présentement, elle était occupée par la fillette, qui avait construit son jouet du jour avec une page d’un livre de son père. II lui avait permis de la garder si elle y faisait attention et la lui rendait ensuite.
François Lauvent n’était pas stupide : il savait qu’elle serait perdue à la fin de la journée. Mais si cela pouvait lui permettre de garder sa gamine calme, au moins un peu…

Le sacrifice était bien maigre.

« Philippe, ne te penche pas comme ça, tu vas tomber.

— Mais non, je fais attention !

— Bien sûr. Je suis sérieux. »

Elle lâcha un « papaaa » d’un ton grave et traînant, sans effet. La benjamine était aussi coriace que l’ainée était adorable : parfois, il se demandait si c’était sa faute. Il avait dû l’élever seul.

« Oh ! »

Il quitta des yeux les carottes qu’il pelait pour voir ce que la petite faisait. Elle s’était penchée, immobile, et tendait un doigt dans le vide.

« Il y a Géraldine qui revient ! Et elle est avec quelqu’un !

— Comment ça, avec quelqu’un ? Nous n’attendons personne…

— C’est un monsieur roux très bien habillé », lui fit-elle savoir en descendant de la banquette pour se précipiter vers la porte. François soupira.

Il détestait les imprévus.



« Il y a mon père et ma petite sœur. Ce n’est pas très grand, mais vous pourrez vous reposer avant de partir. »

Valentin hochait la tête, plus préoccupé par les marches étroites que par ce que la jeune fille (Géraldine ?) lui racontait. Comme elle était plutôt frêle, il n’osait pas s’appuyer trop franchement sur elle, mais ses jambes n’avaient pas encore retrouvé leur vigueur. C’était une ascension périlleuse, qui se conclut sur un énorme cri :

« GÉRALDINE ! Qui est-ce que tu ramènes, là ? »

Ils sursautèrent tous deux face à cette entrée en matière brutale. La voix de Stentor appartenait à une petite fille en tablier, un bout de papier chiffonné à la main. Géraldine prit le temps de s’assurer qu’il tenait debout avant de répondre :

« Un monsieur qui s’est évanoui dans la rue pendant que je passais le balai. Comme il ne va pas très bien, je l’ai invité à se reposer ici.

— Oh. (la gamine le fixa avec de grands yeux écarquillés, bouche-bée) Vous allez mourir ?

— Philippe, voyons ! En voilà des manières ! »

Un homme sortit à son tour sur le palier pour mettre une claque à l’arrière de la tête de la fillette. Elle se mit à geindre et taper du pied, ce que Valentin apprécia moyennement. Pitié, tout ce bruit…

« J’essayais juste d’être gentille !

— Eh bien tu ne l’es pas ! Fais-le entrer, Géraldine, je m’occupe de tout. »

La concernée hocha la tête et, toujours avec la même douceur, le fit rentrer dans ce qui ressemblait à un salon. Une porte sur la gauche menait à une petite cuisine et une autre, sur la droite, menait certainement à une chambre à coucher. Il n’était pas sitôt assis que la fillette avait pris place près de lui, scrutant ses vêtements avec le plus grand intérêt.

« Vous avez l’air riche, dit-elle en pinçant sa manche, moi je n’ai pas de vêtements comme ça.

— Je le suis, répondit Valentin en toute honnêteté, mais tu n’en aurais pas même si tu l’étais, ce sont des vêtements d’hommes.

— Et si j’en voulais quand même ?

— Cela poserait des problèmes.

— Philippe, n’embête pas le monsieur, veux-tu ? »

La question n’était qu’un travestissement : la petite ferma la bouche sur le champ, fixant ses yeux bleus sur la tapisserie du mur en face d’elle. Elle battait des jambes sous la chaise, à toute vitesse, et Valentin pouvait presque imaginer les rouages de son cerveau cliqueter à toute allure sous son crâne.

Il décida de la distraire pour qu’elle n’implose pas.

« Tu t’appelles Philippe ? C’est rare, pour une fille.

— En fait, répondit l’homme qui était sans doute son père en revenant avec un broc d’eau, elle s’appelle Philippine. On l’appelle Philippe, parce qu’elle est aussi insupportable qu’un garçon.

— Et j’ai croisé des garçons plus supportables », soupira Géraldine. Elle posa un verre propre devant lui, que monsieur remplit d’eau. Valentin les remercia, infiniment reconnaissant.

A côté de lui, Philippine gonflait les joues, le portrait craché d’une petite grenouille.

« Je ne peux pas dire le contraire, leur dit Valentin après avoir bu une longue gorgée, je n’étais pas plus sage à son âge, ou à peine.

— Vous avez dû en faire voir à vos parents, dit Monsieur, avant de se rendre compte qu’ils n’avaient toujours pas fait les présentations, je m’appelle François Lauvent, menuisier. Mes filles, Philippine et Géraldine.

— Enchanté. Valentin Horville. »

François plissa les yeux, pensif.

« Horville, cela me dit quelque chose… Et si cela me dit quelque chose, votre famille doit être connue.

— Connue, je ne sais pas, mais nous ne sommes pas pauvres.

— Ah ! Cela se voit à vos vêtements, ne vous en faites pas. »

Ils s’étaient tous installés autour de la table, Géraldine de son autre côté, et François face à lui. Sa façon de parler était directe, franche, mais moins brutale que celle de sa fille cadette ; quant à la plus grande, elle se montrait très policée et soucieuse de parler correctement.

Ils restèrent bavarder un peu plus d’une heure, et lui proposèrent même à manger, ce qu’il n’accepta pas tout de suite. Il se sentait un peu coupable de les dépouiller alors qu’ils vivaient bien plus chichement que lui.

« Ne vous en faites pas, le rassura Géraldine, nous en avons bien assez pour vous. »

Il leur promit de les remercier, ce qu’ils refusèrent – et au moment de partir, Philippine réclama un baiser, ce qui fit s’étouffer son père.

« On ne demande pas aux gens de t’embrasser, cela ne se fait pas !

— Mais il a l’air tellement riche et gentil, gémit-elle, accrochée à sa veste, comme un prince de conte. »

Valentin trouva la situation charmante ; ce n’était qu’une enfant, il pouvait bien lui donner son baiser. Ce n’était pas comme si la grande fille en réclamait un. Il le lui planta sur la joue, et la fillette se mit à rire bêtement, toute rouge.

« Bien, maintenant que tu as eu ce que tu voulais, rentre. »

Le petit diable obéit à son père et se précipita dans l’appartement. Valentin remercia encore une fois le père et la fille de l’avoir aidé, et descendit les escaliers avec beaucoup plus de légèreté qu’à l’aller. Il rallia sans aucun souci son foyer et raconta à Candice, inquiète de son retard, ce qui s’était passé : ils convinrent tous deux qu’ils y retourneraient la semaine d’après pour les remercier de leur bienveillance.



« Attention, ne trébuche pas. »

Candice souffla bruyamment et ramena les volants de sa robe devant elle. L’escalier branlant ne paraissait plus aussi dangereux une fois rétabli : en revanche, il s’avérait mortel pour les longues robes. Candice avait failli dégringoler et revenir à la case départ à de multiples reprises. Pour finir, Valentin lui avait pris la main pour la hisser sans danger sur le pallier, où il avait déjà posé les présents qu’ils avaient rapportés.
Alertée par le remue-ménage, une petite tête apparut entre le chambranle et la porte.

Le calme vola aussitôt en éclats.

« Oh, c’est le monsieur de la dernière fois ! Papaaaa ! »

Elle disparut en claquant le battant. Candice clignait des yeux, perturbée par cette apparition éclair.

« Elle a l’air… énergique.

— C’est le moins que l’on puisse dire. »

Moins d’une minute plus tard, Philippine revenait en tirant son père pas le bras, Géraldine sur leurs talons. Le pauvre homme les regarda sans comprendre, puis se confondit en protestations. Il ne fallait pas, je vous avais bien dit que non, c’était naturel…

« Aussi naturel que remercier quelqu’un qui vous offre son aide. »

Il les remercia, un peu chamboulé, et les invita à entrer.
Candice paraissait encore plus déplacée dans ce salon que lui ; ses boucles, ses dentelles, sa robe, elle étincelait malgré la poussière qu’elle soulevait à chaque pas. Géraldine s’excusa, toute rouge, car elle faisait le ménage avant qu’ils n’arrivent. Elle n’avait pas eu le temps de finir.

« Ce n’est rien », la rassura Candice d’un sourire, un peu distraite par la plus petite des filles.

Philippine lui tournait autour, touchant sa robe du bout des doigts et s’émerveillant.

« Vous êtes tellement belle !

— Merci.

— Vous êtes mariés ?

— C’est cela.

— Moi aussi je peux me marier avec vous deux ? »

Cela les fit rire, sauf François, qui cachait sa honte derrière sa main.

« Ne dis pas n’importe quoi », grogna-t-il en lui tirant doucement l’oreille.

Candice et Valentin avaient apporté de la nourriture. Ils avaient jugé que c’était le cadeau le plus utile, mais ils avaient aussi voulu faire plaisir aux filles. Valentin avait laissé le choix à sa femme : elle savait mieux que lui ce que pouvaient apprécier des filles de cet âge.
Pour Géraldine, elle avait choisi un châle de couleur vive, brodé avec soin. Il avait cru que la jeune fille allait défaillir en le voyant, mais elle avait repris ses esprits et l’avait remerciée mille fois, les yeux humides.

« J’en prendrai le plus grand soin. »

Ça, Valentin voulait bien y croire : elle avait même peur de le toucher.
Pour Philippine, Candice avait hésité. Mais, finalement, sa première idée l’avait emporté, sous l’œil circonspect de son époux.

« Et moi ? » s’exclama la petite en se penchant vers Candice, qui avait plongé les bras dans un sac en toile.

Son père la réprimanda, mais le cri ravi qui sortit de sa gorge l’empêcha de terminer sa semonce.

Elle tendit les mains pour prendre la poupée, soudain concentrée et délicate. Elle l’observa sous tous les angles, veillant à ne pas déranger les cheveux soigneusement relevés à la mode et le chapeau à fleurs qui les couronnait. Elle avait un petit visage peint avec la plus grande délicatesse, et les bijoux miniatures brillaient au soleil. Le tissu de ses vêtements semblait être le même que celui de la robe de Candice, doux au toucher.

Philippine la regarda, incrédule, et serra la poupée contre sa poitrine.

« Moi aussi j’en prendrai le plus grand soin. »

François fit la moue, visiblement peu convaincu, mais sa cadette très motivée s’éloigna pour aller la poser sur la banquette. Géraldine lui prêta main forte, pour qu’elle ne casse rien.
Il les regarda jouer un court instant, avant de se tourner vers eux.

« Vous n’étiez pas obligés.

— Vous non plus. Comme cela, nous sommes quittes. »

Il sourit, et leur proposa de rester manger – ce qui, à son air sévère, n’était en réalité pas tant une proposition qu’un ordre. Candice apprécia beaucoup la nourriture et la compagnie, se révélant particulièrement douée pour canaliser l’attention de Philippine et l’empêcher de trop s’exclamer ou renverser tous les verres dans son enthousiasme.
En discutant, Valentin apprit que leur mère était morte à la naissance de Philippine. Il ne put masquer à temps sa douleur et dut leur expliquer que sa sœur était morte deux ans plus tôt de la même façon. Géraldine faillit pleurer ; il fut touché par son empathie silencieuse.

Candice eut du mal à quitter Philippine, et sur le chemin du retour, Valentin lui demanda pourquoi elle semblait tant tenir à ce petit monstre.
Elle joua un long moment avec les dentelles de ses manches, appuyée contre son épaule, avant de répondre quelque chose qui le stupéfia :

« J’avais un frère. Il est mort à sept ans, j’en avais dix. Ça m’a fait très mal. Il était vif comme Philippine, alors… j’ai pensé un peu à lui. »

Il la regarda, éberlué ; c’était la première fois qu’elle en parlait.

« Je… Je ne savais pas. Je suis désolé.

— Je n’aime pas en parler, fit-elle avec un petit rire triste, et Vérité et mes parents non plus. Ça nous a fait beaucoup de mal à tous. »

Elle renifla, et il passa le bras autour de sa taille pour la ramener contre lui. Il l’embrassa sur la joue, parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autre pour la consoler.

« Comment s’appelait-il ?

— Hector.

— Si j’avais su…

— Ne t’en veux pas, Valentin. Tout le monde a ses morts et ses regrets. Il suffit de savoir passer outre.

— C’est difficile.

— Je ne peux pas te contredire. »

Il décida qu’il passerait la nuit avec elle. Cela allait bientôt faire un an qu’ils s’étaient mariés ; en Septembre, André fêterait ses deux ans. Deux mois plus tôt, presque un an après sa sœur, Émilie avait mis au monde un petit garçon.

Peut-être qu’il était temps qu’ils aient un enfant à eux.



Valentin avait croisé Géraldine par hasard. Quand il allait rendre visite à Georges ou Émilie, il passait devant chez elle ; cette fois-ci, elle passait le balai, et lui adressa un grand sourire. Face à tant de bonne humeur, il se sentit obligé de s’arrêter.

« Votre sœur a réussi à garder sa poupée ? »

Elle éclata de rire, rajusta d’une main son bonnet sur sa tête.

« Croyez-le ou non, elle en prend soin. Mon père n’en revient pas. Il m’a dit que ça la rendrait peut-être plus calme.

— J’ai quelques doutes, mais il n’y a rien de mal à espérer. »

Géraldine paraissait réservée, mais elle était en réalité assez bavarde avec les gens qu’elle connaissait. Elle ne lui racontait pas tout ce qui lui passait par la tête, mais seulement ce qu’elle pensait susceptible de l’intéresser. Il ne la trouvait pas stupide, mais elle avait un manque assez clair de culture.
Il ne pouvait pas la blâmer pour ça ; elle n’avait pas dû fréquenter beaucoup les bancs de l’école.

Tout le monde n’avait pas cette chance.

« D’où reveniez-vous ? Si ce n’est pas trop indiscret.

— Je visitais une amie, qui a eu un bébé récemment.

— Oh ! Un garçon, ou une fille ?

— Un garçon.

— Quelle chance. »

Il haussa les sourcils, et elle haussa ses épaules en retour, embarrassée.

« Je n’ai qu’une sœur… Parfois je me demande ce que cela ferait d’avoir un frère.

— Pas plus de bruit que présentement, je pense. »

Elle n’arrêtait pas de rire et de toucher à son bonnet, à défaut de pouvoir jouer avec ses cheveux. Valentin n’était pas stupide, et vit qu’il lui plaisait. Elle essayait de flirter avec lui, et il ne voyait pas le mal à ça. Si on avait dû les mettre en prison pour un simple jeu de séduction…
Elle chassa une poussière de son tablier, et lui demanda :

« Vous n’avez pas d’enfants ? »

Il prit le temps d’une réflexion inutile pour la taquiner un peu.

« Non, pas encore, mais nous tentons d’y remédier. »

Elle rougit, et serra les doigts autour du manche de son balai.

« J’espère que vous serez vite papa, alors. »

Ils parlèrent encore un peu, puis Valentin prit congé d’elle. Il ne savait pas exactement quand il la reverrait, mais il espérait la revoir – elle le sortait d’un quotidien trop monotone à son goût. Oh, il ne détestait pas sa vie, il en était même satisfait à bien des égards, mais…
Il revit ses lèvres étirées, et pensa à celles de Victorine, qui s’étaient ouvertes de façon si similaire chaque fois qu’il était venu lui parler.

Il leva les yeux au ciel, et faillit se demander ce qu’elle faisait. Il chassa cette pensée d’un battement de cœur, pour plutôt penser aux longs cheveux blonds de Géraldine.



Ils parlaient, mais pas trop souvent, parce que cela aurait pu intriguer les voisins et leur faire froncer les sourcils. Géraldine ne tenait pas à ce qu’ils racontent des choses à son père – qu’elle faisait les yeux doux à un homme riche, qu’elle était peut-être sa maîtresse, qu’elle vendait son corps, et plein d’autres horreurs de ce genre. Pourtant, il voyait qu’elle aurait aimé l’embrasser, et qu’elle était frustrée de ne pas pouvoir le faire.
Valentin l’était aussi un peu. Il rêvait de pouvoir la presser contre un mur, l’embrasser, la caresser. Georges était hors de Paris pour quelques semaines, et Emilie devait tenir compagnie à son mari malade ; il se sentait seul. Il n’avait jamais été le genre d’homme à se contenter d’une seule personne, il y avait bien trop de gens qui lui faisaient envie.

Il la rencontrait fortuitement, la ville était bien assez grande, on ne pouvait rien leur reprocher. Quand elle allait au marché, il la croisait ; quand elle se rendait chez la couturière, auprès de qui elle était en apprentissage, il la dépassait et faisait semblant de ne pas l’avoir reconnue quand elle le rattrapait.

Et puis un jour, elle lui glissa à l’oreille :

« Je rentre tôt, Philippine est chez notre tante, et mon père travaille. »

Elle laissa ses doigts s’attarder un peu sur son épaule, puis se retourna et partit en balançant ses hanches et son panier. Valentin la regarda faire, excité à l’idée que quelque chose se passe enfin. La séduction pouvait s’avérer pénible, si elle durait trop.
Il la rejoignit une heure et demie plus tard. Il veilla à faire craquer l’escalier le moins possible, pour que les voisins ne se rendent pas compte que quelqu’un montait. De même, Géraldine avait laissé la porte entrouverte pour le voir arriver. Elle le fit rentrer en trépignant presque, mais prit soin de relever tout doucement la clenche avant de se tourner vers lui.

Elle avait enlevé son tablier et son bonnet ; ses cheveux blonds cascadaient sur ses épaules et dans son dos. Elle avait l’air un peu gênée, mais impatiente. Il la prit par la taille pour l’amener contre lui, et elle se mit à rire sans pouvoir s’arrêter.

« Oh, j’en avais envie. »

Ils s’embrassèrent passionnément, profitant de leur solitude pour rattraper le temps perdu. Géraldine avait déjà dû embrasser un garçon, car elle savait s’y prendre. Il le lui demanda quand ils se séparèrent pour respirer, et elle lui dit sur le ton de la confidence :

« Il y en a eu un, quelques semaines avant vous. Mon père n’était pas au courant.

— Il ne le sera pas de moi non plus. »

Elle rattrapa ses lèvres et sa langue ; il la poussa contre le mur et colla son corps au sien. Il quitta sa bouche pour embrasser son cou, puis son décolleté, mais elle l’arrêta avant que ses mains aient pu retrousser sa jupe.

« Il faut que vous sachiez… J’ai peut-être embrassé un garçon, mais je suis vierge. »

Il releva la tête et examina ses lèvres pincées, ses joues carmin.

« Et vous n’êtes pas certaine de vouloir l’abandonner, c’est cela ? »

Elle baissa le menton, honteuse. Il la réembrassa pour la rassurer ; c’était le cadet de ses soucis.

« Cela me va, dit-il en lui prenant la main pour y poser les lèvres, il y a bien des façons de prendre du plaisir sans perdre sa virginité. »

Elle le regarda, essoufflée, pétrie de curiosité.

« Et me les montrerez-vous ?

— Avec plaisir. »



Après la naissance de Phèdre en Octobre, Candice fut plus que jamais déterminée à tomber enceinte. Ils couchaient ensemble régulièrement depuis l’été, mais cela n’avait encore rien donné. Elle se plaignait à sa sœur, berçait sa nièce de quelques jours et reprenait espoir le lendemain.
L’attente agaçait Valentin, qui se sentait victime d’une espèce de plaisanterie divine. Victorine était tombée enceinte deux fois, très vite, mais quand il s’agissait de sa propre femme… Il s’était néanmoins juré de ne pas perdre patience. Pauvre Candice ; il n’aurait plus manqué qu’elle pense que quelque chose n’allait pas chez elle.

Ils fêtèrent les deux ans d’André dans la joie ; son neveu avait hérité des yeux bleus de sa mère, et Valentin s’émouvait de retrouver chaque jour un peu plus Louise en lui. Il était encore très jeune, mais il faisait déjà montre de traits de personnalité essentiels. Il deviendrait quelqu’un de bien, Valentin en était persuadé.

Ils passèrent l’hiver sous la neige, et au printemps, il reçut la meilleure des nouvelles.



« Tu en es sûre ? »

Candice hocha la tête. Elle resplendissait, drapée de rose, ses cheveux nattés sur le côté. Valentin la prit dans ses bras, arrachant à son sourire un gloussement ravi.

« Comme quoi, il ne fallait pas perdre espoir.

— Ces choses arrivent toujours au moment où l’on s’y attend le moins. »

Il en savait quelque chose. Il la tint à bout de bras, observa ses joues rouges et sa mine réjouie.

« En tout cas, tu as l’air en forme.

— Oui, je n’ai pas eu de nausées comme ma sœur… Peut-être que je n’en aurai pas. En revanche, ma poitrine est sensible.

— Ah oui ? »

Elle recula d’un coup, les bras croisés pour échapper aux mains baladeuses de son mari. Ils éclatèrent de rire, et il la prit de force contre lui ; le combat fut rapidement gagné, et ils s’embrassèrent longuement. Elle dut lui envoyer une gentille claque sur la joue pour qu’il daigne la lâcher.

« Pas maintenant, monstre.

— Mais…

— On aura tout le temps de le faire cette nuit. Là, j’ai envie de l’annoncer à tes parents. »

Le vainqueur maintenant perdant rendit les armes et lui tendit son bras. Elle le prit, tout excitée, et ils quittèrent la chambre pour descendre au salon, où Richard et Rosalie déjeunaient.



Comme Valentin l’avait pensé, sa mère avait éclaté en gros sanglots. Il avait fallu que Richard aille chercher un mouchoir et lui parle doucement pour qu’elle s’apaise. Candice avait été un peu impressionnée, comme chaque fois que Rosalie se laissait dominer par ses émotions, mais la joie d’être bientôt maman estompait tous les autres sentiments.

« Mais, s’affola tout à coup Rosalie, ses yeux bleus écarquillés, cela veut dire que vous allez bientôt déménager ? »

Valentin fit la grimace, pensif. Ils n’allaient pas rester là toute leur vie, c’était une chose sûre ; ils n’avaient pas cherché d’appartement pour autant. Ils devraient encore passer une année ici, au minimum. Il lui sembla que pour une fois, la vérité se révélait être un bon compromis.

« Nous ne déménagerons pas tout de suite, nous n’avons encore nulle part où aller… Et puis je préfère que Candice soit bien entourée pendant la grossesse. »

Il posa la main sur l’épaule de son épouse, qui l’approuva. Rosalie soupira de bonheur, se redressa en faisant crisser le parquet et se mit à s’agiter dans tous les sens, nerveuse.

« C’est vrai, oui, il faut être bien entourée pendant une grossesse, sinon ça ne va pas… Je vais vous guider à travers cette épreuve. »

L’air béat de Candice laissait à penser qu’elle considérait son état comme tout sauf une épreuve, mais Rosalie avait l’habitude des grossesses difficiles. La mort de Louise n’avait rien arrangé. En pensant à sa sœur et sa lente agonie, il tourna vers Candice un regard inquiet.
Elle non plus n’était ni très grosse, ni très solide. Que se passerait-il si le bébé ne sortait pas, ou mal, et qu’elle faisait une hémorragie ?

« Valentin ? Tout va bien ? »

Il cligna des yeux, l’air perdu. Son père le scrutait, sourcils froncés, et il fit de son mieux pour avoir l’air décontracté. Il n’allait pas gâcher le plaisir avec des inquiétudes qui rouvriraient des blessures à peine cicatrisées. Il répondit que oui, puis posa la main sur le ventre de Candice :

« Une chose est sûre : si c’est un garçon, nous l’appellerons Louis, et si c’est une fille, nous l’appellerons Louise. »

Rosalie se remit à pleurer, un peu de tristesse, un peu de joie, et ils l’étreignirent tous à la fois. Valentin pensait : je vais être papa, et cette fois, je pourrai le garder.

Il en ressentait une excitation de petit garçon, comme quand il avait huit ans et que sa mère lui disait qu’André revenait bientôt. Elle se dissiperait sans doute à la naissance de l’enfant, écrasée par la réalité et les responsabilités, mais il la savourait pour le moment, et c’était l’essentiel.



Valentin multiplia les attentions à l’égard de sa femme dès le tout début de sa grossesse. Il avait souvent l’image de Louise coincée derrière ses yeux, qui maigrissait et s’épuisait, et il s’évertuait à fortifier Candice le plus possible. Il refusait qu’elle ne mange pas ou peu, et l’encourageait à prendre du poids pour mieux supporter l’accouchement. Il aimait aussi qu’elle se promène, car l’oisiveté ne pouvait pas être bonne pour son corps, sans en faire de trop pour autant ; l’excès ne pouvait pas être bon pour le bébé.
Fannie aussi donnait à sa fille nombre de conseils, dont certains ne plaisaient pas à Valentin. Il disait à son épouse de les ignorer, en espérant qu’elle le fasse vraiment.

Avec les mois, son ventre prit un air rebondi qui confirma la grossesse ; tout le monde en fut soulagé. Valentin décida à ce moment de ne plus coucher avec elle, de peur qu’il se passe quoi que ce soit de mal. Il s’en serait atrocement voulu. Candice avait accepté en soupirant, pour le bien de leur futur enfant. Le manque de contact physique n’inquiétait pas Valentin, puisqu’il avait Géraldine pour lui tenir compagnie. Cela, bien sûr, il ne le dit pas à sa femme.

Valentin doutait qu’elle pense à Géraldine, de toute façon ; elle avait les yeux rivés sur Émilie, qui l’insupportait jusque dans ses obligations sociales.



« Nous avons du courrier ! »

Candice se maquillait à sa coiffeuse lorsqu’il claqua la porte de la pièce ; elle suspendit son geste, le pinceau à quelques centimètres de son visage.
Elle le regarda à travers le miroir.

« De qui ?

— Les Fleury, et Joseph. »

Valentin put jurer la voir faire la grimace à sa glace. Elle se remit à se poudrer vigoureusement, et il n’attendit pas qu’elle ait terminé sa toilette pour lui dire :

« Émilie a eu un petit garçon la semaine dernière, comme tu le sais. Ils le baptisent cette semaine, et font une réception à laquelle nous sommes invités.

— Je ne peux pas, répondit immédiatement Candice en inspectant son teint, à la recherche de la moindre imperfection, j’ai prévu de déjeuner avec mes parents.

— Mais… Je ne t’ai pas dit le jour.

— Je serai occupée.

— Émilie a tellement détesté sa grossesse, tenta-t-il de parlementer, deux enfants en deux ans… Cela lui ferait plaisir que l’on vienne.

— Tu peux y aller, si tu le souhaites. Moi, je serai occupée. »

Elle faisait la tête, les joues maquillées par l’indignation. Comme le rouge était fermé sur le petit meuble, c’est du moins comme cela que Valentin l’interpréta.
Candice avait apprécié Émilie, autrefois ; elle évitait maintenant de lui parler, soi-disant car elle la trouvait trop délurée. Il soupçonnait cependant à son animosité une origine plus personnelle. Émilie et lui étaient toujours proches, en tant qu’amis et en tant qu’amants, et elle devait le sentir, ou s’en douter. Emilie lui avait d’ailleurs confié pendant la grossesse qu’elle n’était pas sûre que l’enfant soit d’Arnaud.
Il faudra attendre qu’il vieillisse pour s’en assurer, lui avait-il dit en riant. Elle n’avait pas ri.

Cela l’avait un peu vexé, mais si elle ne voulait pas courir le risque, il ne fallait pas tromper son mari. Il ne la plaignait pas sur ce point.

« Bien, comme tu voudras, dit-il en remettant la lettre dans sa poche, quant à la seconde… »

Candice était à court de produits à mettre sur son visage et de boucles à remettre en place. Elle dut se résoudre à se tourner vers lui, une main sur son ventre.

« Joseph nous invite à passer quelques jours chez lui en été.

— Chez lui ? »

Elle plissa les yeux, l’encourageant à expliciter.

« Chez lui, oui, à la campagne.

— Ah. Dans sa résidence secondaire. »

C’était ainsi qu’elle l’appelait, pour ne pas s’étouffer chaque fois sur le scandale. Joseph était bon en affaires, et ses richesses croissaient ; il en avait mis une partie de côté pour faire restaurer une vieille demeure de nobles dans la région. Il y avait tout récemment installé Raphaëlle et leurs deux filles, et y passait trop de temps selon Hélène.

Valentin savait que Georges avait décliné l’invitation sous un prétexte fallacieux. Il avait trouvé cela étrange ; il était d’ordinaire le premier à se moquer des convenances. Il était toujours un peu gêné que Joseph fréquente sa cousine, mais pas au point de refuser de les voir.
Il devait y avoir anguille sous roche, et il décida de régler ça au plus tôt.

Pour l’heure, il fallait prendre une décision, et elle revenait à Candice.

« Cela te plairait-il ? »

Il se retint de dire l’air de la campagne est bon pour une femme enceinte. Elle savait qu’il voulait y aller, Joseph était l’un de ses meilleurs amis.
Elle tapota son ventre, songeuse.

« Je ne sais pas, je… »

Elle chercha l’inspiration dans le maquillage étalé sur la table ; elle se mit à le ranger, et une fois le dernier flacon remit à sa place, elle s’exclama soudain :

« Oh, mais oui, après tout, pourquoi pas ! Allons-y. »

Valentin écarquilla les yeux.

« Pardon ?

— J’ai dit : allons-y. Tu en as envie, n’est-ce pas ? Et puis, Raphaëlle a eu deux enfants, elle peut sans doute m’éclairer sur le sujet. »

Sur ce, Candice se redressa et sortit de la pièce, drapée dans son parfum et dans un très long foulard en soie. Valentin fixa un court instant la porte par laquelle elle était sortie, méfiant. Un autre homme aurait pu se dire qu’une femme avait ses humeurs, qu’il ne fallait pas trop se demander pourquoi elles riaient, pourquoi elles pleuraient. Lui savait que Candice se montrait très rarement irrationnelle. Sa décision brutale devait avoir un sens.

Il plia la lettre, et se promit d’écrire très vite la réponse à Joseph.

Valentin Horville
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Valentin Horville

En bref

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Histoire



Juillet 1819

« Papa, regarde, un oiseau !

— C’est une pie. »

Joséphine poussa un cri ravi, qui eut pour effet de faire fuir l’oiseau. Au lieu de se mettre à pleurer comme l’auraient fait certains enfants, elle se mit à rire.

Il faisait chaud, et la campagne ondoyait sous un vent tiède. Les animaux étaient de sortie, surtout les oiseaux qui chantaient sans discontinuer – ils avaient croisé trois lapins sur la route, mais leurs chevaux flegmatiques n’avaient pas bronché. Joseph lui avait dit qu’ils étaient habitués à la campagne et qu’il n’avait pas à s’inquiéter ; il avait raison.
Raphaëlle et Candice étaient restées à l’intérieur, la première pour tenir compagnie à la seconde, qui avait interdiction de monter en selle. Comme elles s’entendaient à merveille, elles devaient être en train de bavarder et d’échanger quelques conseils, tout en arrosant la petite Julie de compliments. C’était une belle enfant, Valentin devait l’avouer ; elle ressemblerait à son père, dont le profil se découpait divinement bien contre le ciel bleu.

Ils avaient en revanche pris la plus grande avec eux, Joséphine, et le rouquin avait vite compris que c’était une petite fille qui détestait le silence. Chaque fois qu’ils se taisaient pour profiter du calme, elle s’écriait quelque chose, le plus souvent une onomatopée suivie du nom d’un animal quelconque.
Valentin savait qu’être jaloux d’une gamine de trois ans et demi était plus puéril que tout ce qu’elle pouvait sortir, mais il n’y pouvait rien. Il aurait aimé passer du temps seul avec Joseph, sans enfant pour babiller et couper court à toute conversation.

Il n’aimait pas non plus son sourire idiot, dont il la couvrait comme un imbécile. C’était dégoûtant.

« Moi j’aurais aimé voir un écureuil…

— Nous en verrons peut-être un plus loin. »

Elle se mit à taper des mains, et il dut la reprendre pour qu’elle ne tombe pas. Il l’avait installée devant lui, et elle portait un chapeau de paille serti d’un énorme nœud jaune. Ils avaient déjà dû s’arrêter trois fois pour le récupérer, car elle l’avait perdu en s’agitant trop.

« Tu verras, lui dit Joseph, qui interprétait mal son silence, quand tu auras ton enfant, tu devras aussi faire des sacrifices. »

Valentin dut faire preuve d’une grande maîtrise de soi pour ne pas rire. Des sacrifices ? Certainement pas ! Cet enfant s’insérait dans leur vie, il n’en prenait pas le contrôle. Il ne comprenait peut-être pas encore tout ce que devenir père impliquait, mais il tenait trop à sa vie pour laisser un enfant se l’accaparer.
D’ailleurs, Candice ne l’allaiterait pas. Il allait falloir trouver une nourrice.

« Oh ! »

Le petit cri de Joséphine ne les sortit pas de leurs pensées, elle criait trop souvent pour qu’ils s’en préoccupent. Cette fois-ci, elle tira sur la veste de son père, le doigt tendu vers les arbres devant eux.

« Papa, j’ai entendu quelqu’un crier. »

Joseph fronça les sourcils, ses yeux passant du bois au visage de sa fille. Elle semblait mortellement sérieuse. Il hésita, mais la petite insista, refusa de les laisser terminer leur promenade le long du parc.

« J’ai entendu crier !

— Soit ; allons vérifier, pour que tu aies l’âme en paix. »

Valentin faillit rire, tant l’expression de satisfaction sur le visage de Joséphine était comique. L’ombre des arbres fut la bienvenue ; ils se félicitèrent presque d’avoir écouté la fillette.
Puis ils entendirent quelqu’un appeler à l’aide.

Le sang de Valentin ne fit qu’un tour. Il se laissa tomber à bas de son cheval, dont il attacha les rênes à une branche solide. Il n’attendit pas pour s’enfoncer dans la forêt, en direction du bruit.

« Valentin !

— Reste avec Joséphine, je vais voir ce qu’il se passe. »

Joseph protesta, mais il ne l’écouta pas et tendit l’oreille. Il n’aurait pas pris ce risque si la forêt ne faisait pas partie du domaine de son ami. Si quelqu’un se trouvait là, c’était parce qu’il s’était introduit dans la propriété privée – et payait le prix de sa maladresse.
Il trouva l’intrus au pied d’un arbre fruitier, gémissant de douleur. C’était un petit garçon de six ou sept ans, roux, les yeux verts larmoyants et la face décomposée par la souffrance et la peur. Quand il le vit approcher, la peur prit le dessus, mais il ne tenta pas de fuir. Valentin leva une main pour l’apaiser.

« Je ne vais pas te faire de mal. »

Il se mit à pleurer, et le jeune homme s’aperçut que sa cheville semblait tordue. Il avait dû choir de l’arbre en cueillant des poires, et ne pouvait plus se redresser. Il s’accroupit près de l’enfant, tentant de déterminer la gravité de la blessure. Ce n’était sans doute rien, et il n’y récolterait qu’une semaine d’immobilité et de jolis bleus, mais on n’était jamais trop sûr.

« Tu as mal ? »

Il hocha la tête, mais Valentin fronça les sourcils. Il n’était sûrement pas muet.

« Quel est ton nom ? »

Le petit le regarda, terrifié ; Valentin ne lui laissait pas le choix, c’était sa seule condition. Voyant qu’il ne lâcherait pas l’affaire, il murmura tout bas :

« Aimé Merle.

— Quel âge as-tu ? »

Il eut une petite hésitation.

« Six ans. »

Six ans ! Il avait vu juste. L’enfant devait s’être infiltré pour voler des fruits, et s’était blessé en tombant. Sans autre solution, il s’était mis à appeler à l’aide. Il avait eu de la chance qu’ils se promènent dans les environs et que Joséphine l’entende ; sans ça, que serait-il advenu de lui ?
Valentin tendit les bras. Aimé eut un geste de recul tout naturel, mais il ne s’en formalisa pas. Il cala le gamin contre sa poitrine et revint sur ses pas, secouant le moins possible Aimé qui s’accrochait à son cou. Ses cheveux en désordre, coupés à la va-vite et ses vêtements largement reprisés le confortaient dans son hypothèse. Sa famille ne devait pas être riche.

En le voyant revenir avec un enfant, Joseph eut l’air interdit.

« Mais qu’est-ce que…

— Oh, un petit garçon ! »

La gravité de la situation passa tout à fait au-dessus de la tête de Joséphine. Elle adressa un signe de la main enthousiaste à Aimé, qui se recroquevillait sous le regard de Joseph.

« Oui, il s’est tordu la cheville. Je pense qu’il essayait de cueillir des fruits. »

Joseph laissa seulement filer un « hmm » pensif. Ils n’allaient pas le laisser là ; il fallait trouver où il habitait.

« Dis-nous où tu vis, lui dit Joseph pendant que Valentin le hissait sur son cheval, qu’on te ramène chez toi. »

La perspective de se faire escorter ne lui plaisait clairement pas, mais il n’avait pas d’autre choix. Timide, nerveux, il pointa du doigt la campagne qui s’étendait derrière le parc.
S’il était venu à pieds, son foyer ne devait pas être trop éloigné. Le quatuor s’ébranla vers l’inconnu, tout en espérant que cette visite de courtoisie ne durerait pas une éternité.



Il les avait menés sur des chemins de terre tortueux pendant plus d’une heure. Finalement, la silhouette d’une mansarde apparut au bout d’un énième vallon, et ils soupirèrent de soulagement. Valentin se pencha vers le petit garçon assis devant lui, et lui demanda :

« C’est ici, chez toi ? »

Il acquiesça, tendu, et Valentin préféra le laisser tranquille pour se concentrer sur les environs. La région était agricole, aussi peuplée qu’elle semblait isolée : ils avaient croisé beaucoup de paysans aux champs, en charrette, ou marchant à pieds, des outils sous le bras. Ce monde ne lui était pas familier. Il connaissait la verdure des jardins, des points d’eau près de chez lui, mais pas celle de la campagne profonde. Les vaches et les moutons leur lançaient de curieux regards.
Ils débarquèrent dans une large cour où des poules picoraient. Un chien bâtard entre deux âges les regarda avancer, attentif. Une fillette puisait de l’eau dans un puits, et lâcha tout en les apercevant. Elle se précipita à l’intérieur de la maison, faisant voler ses sabots dans l’entrée. Il y eut un cri, puis un grand remue-ménage.

« CHRISTINE ! »

Joseph et Valentin se regardèrent, curieux. Joséphine tapotait la selle, impatiente, et Aimé s’était mis à trembler.
Peut-être que ses parents sont sévères, songea Valentin.

Mais en lieu et place de parents, ce fut une jeune femme qui sortit de la maison, les mains sur un tablier taché. La première chose que Valentin remarqua, et qu’il était difficile de ne pas remarquer, fut sa beauté stupéfiante. Elle avait de très longs cheveux roux, qui cascadaient sur ses épaules et sa poitrine généreuse, ainsi que des yeux verts fins et intelligents. Tout son visage était taillé avec une finesse et une grâce saisissantes, et il eut tout le loisir d’admirer les taches de rousseur qui constellaient son visage lorsqu’elle leva vers eux un menton insolent.

« Qu’est-ce que vous voulez ? »

Valentin désigna le garçonnet assis devant lui, qui n’avait pas bougé ni pipé mot. Elle le regarda, d’abord sans comprendre, puis en poussant un cri d’effroi.

« Aimé, mon dieu ! Mais qu’est-ce qui t’es arrivé ?

— Il volait des fruits dans mon jardin, répondit Joseph d’une voix tranquille, et il s’est tordu la cheville. Mais je pense que vous le savez. »

La jeune fille fit un pas en arrière, comme s’il l’avait frappée en pleine poitrine. Ses lèvres pincées tremblotèrent, elle paraissait ne pas savoir quoi dire. Valentin descendit de son cheval, et Aimé passa aussitôt les bras autour de son cou. Il ne voulait plus le lâcher.
Formidable.

« Alors vous êtes monsieur de Landerolt, dit-elle en ramenant ses cheveux sur le côté pour les natter, je ne vous avais pas reconnu.

— Cela ne m’étonne guère. Dites-moi plutôt ce que votre frère faisait chez moi, et dites-le-moi honnêtement. »

Elle grogna, termina sa tresse et envoya ses boucles rousses dans son dos. Bras croisés, elle scruta son visage sévère.

« Il volait des fruits, comme vous l’avez dit, avoua-t-elle dans un soupir, nous avons du mal à trouver de quoi nous nourrir, en ce moment. Je pensais que des fruits passeraient inaperçus. »

Et ils passaient inaperçus ; le petit garçon à la cheville tordue, beaucoup moins.

« Je vous remercie de votre honnêteté. Si vous désirez des fruits, demandez-moi, au lieu de les voler. C’est plus correct. »

Elle le regarda, tenta de déterminer s’il se moquait d’elle, et secoua la tête. Un peu sceptique, elle dit :

« Vous n’êtes pas sérieux.

— Je suis très sérieux. Nous en avons trop, nous ne pouvons pas tout manger, autant qu’ils servent. »

La jeune fille les regarda tour à tour, sincèrement surprise qu’ils ne la réprimandent pas plus que ça. Avisant enfin la petite fille qui la regardait avec de grands yeux admiratifs, elle tendit le bras vers la maison et dit :

« Vous avez fait une longue route, tout ça pour me ramener mon frère, alors reposez-vous un peu. »



L’intérieur de la maison donnait un sentiment étrange, comme si la pièce était à la fois spartiate et en désordre. Il y avait toute une nichée qui se pressait à la porte pour les voir, mais aucun signe d’adultes ; ils travaillaient peut-être aux champs. Christine les installa à une longue table en bois, et leur servit de l’eau.

« Je n’ai que ça. »

Ils la rassurèrent ; c’était bien assez.
La fillette du puits était sortie d’une pièce adjacente pour aider sa sœur à bander la cheville de l’imprudent. Elles parlaient très vite, dans un mélange de français et de patois curieux, qu’il reconnut grâce aux jurons de Victorine.
C’était du breton.

« Il n’y a personne pour vous surveiller ? demanda Joseph avec un regard à la ronde, j’entends un enfant qui pleure.

— C’est Amélie, grogna Christine en levant les yeux pour hurler, GABRIELLE ! Je t’ai dit de surveiller les petits, non ? Ma Doue, mais quelle bêtasse ! »

Elle se remit à son travail en ronchonnant quelque chose que Valentin ne comprit pas. Une fois l’enfant dûment pansé, elle le confia à sa sœur, qui l’installa sur un coussin devant l’âtre éteint.
Elle s’installa face à eux, l’air épuisée.

« Nos parents sont morts, leur expliqua-t-elle brutalement, notre oncle vient nous rendre visite trois fois par semaine. Le reste, c’est moi qui m’en occupe.

— Vous êtes jeune.

— J’ai quatorze ans, c’est bien suffisant. »

Quatorze ans. Ah. Valentin la fixa comme si elle venait de lui déclarer qu’elle était un homme. Il lui aurait donné dix-huit ans sans mal.
Christine se leva pour aller fouiller dans une jarre, de laquelle elle sortit un petit gâteau au beurre. Elle le donna à Joséphine, qui ne lésina ni sur les sourires, ni sur les remerciements.

« Elle est adorable. C’est votre fille ?

— C’est exact.

— Ils sont toujours plus adorables quand ce ne sont pas les nôtres… Mais elle a l’air bien élevée. »

La remarque fut suivie d’un regard sévère à une autre petite fille rousse qui était entrée pour prendre de l’eau.

« Amélie ne veut pas arrêter de pleurer, je ne sais pas comment faire, se plaignit-elle.

— Tu n’es vraiment pas débrouillarde, hein, qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

— Je pense que nous allons vous laisser, fit Valentin en se levant, nous ne voudrions pas abuser de votre temps. »

Christine protesta, pour la forme, mais il sentait qu’elle désirait se retrouver seule pour tordre trois ou quatre cous.
Avant de sortir, Valentin posa au hasard son regard sur une petite commode en bois. Une bague attira son attention, car elle semblait être en métal précieux, et jurait avec la pauvreté de la pièce. En l’examinant un peu plus, il vit qu’on y avait gravé des armoiries, et cette constatation le laissa abasourdi. Christine, suivant son regard, cacha maladroitement le bijou en posant sa main dessus. Il lui sourit, amusé, et elle le fusilla du regard.

Il connaissait ce blason. Leur petite promenade champêtre avait peut-être plus d’intérêt qu’il ne l’avait cru.



Le blason en question appartenait à la famille de Brémond, une famille de noblesse d’épée qui avait fui les persécutions en se cachant à la campagne sous un faux nom. Une fois l’Empire proclamé, ils étaient sortis de leur exil rural pour retourner à la capitale et tenter de se refaire. Avec le petit pécule qu’ils avaient soigneusement caché, ça n’avait pas été trop difficile.
Monsieur et Madame étaient d’ardents royalistes qui se pavanaient depuis que Louis XVIII était au pouvoir. Ils étaient aussi de grands amis de Marie-Anne du Corday, veuve de Bonvouloir, la tante de Candice.

Sans surprise, Valentin les détestait.

Ils avaient deux paires de jumelles et un fils plus jeune, et c’était ce dernier que Valentin abhorrait tout particulièrement. Octave de Brémond était assez beau garçon, et même si Valentin était le dernier à trouver cela gênant, il était arrogant à l’extrême et sûr de lui. Pour ne rien arranger, il était aussi très vocal concernant ses idées en matière de politique – idées qui ne disaient rien au rouquin. Vraiment rien du tout. A l’entendre parler, la France aurait dû revenir plus de trente ans en arrière, quand le peuple se contentait de crier pour le pain ; ça, c’était bien. Depuis, le pays tombait en morceaux, on abandonnait les valeurs de la famille, de la religion, etc etc. Il se désignait comme un parfait exemple de rétablissement des valeurs susmentionnées, et promenait sa jolie femme toujours enceinte un peu partout où il se rendait.

Quelle ne fut pas la surprise de Valentin de découvrir sa chevalière dans la chaumière d’une famille pauvre. Après avoir croisé Christine, il avait cependant sa petite idée quant à la raison de la présence de ladite bague sur les lieux.
C’était proprement scandaleux, personne n’allait le nier. On ne condamnait pas un petit adultère, sauf si l’un des époux en faisait une montagne, mais pour un homme qui prônait les valeurs chrétiennes et se rengorgeait de son mariage et de sa famille… Ça pouvait briser une réputation.

Et justement, Valentin était toujours amer d’une prise de bec de quelques mois. Ça n’aurait fait aucun mal à Octave de se faire remettre à sa place.

Le soir venu, il y pensa longuement.



Joseph avait tenu sa promesse et dès le lendemain, une des petites sœurs de Christine était venue récupérer un panier de fruits. Comme elle avait fait une longue marche, on lui avait proposé de l’eau en cuisines. Elle s’y reposait quand Valentin fit mine d’être surpris de la trouver là.

C’était une jolie fille, encore jeune, avec un visage rond et de grands yeux verts. Elle n’avait pas la beauté de sa sœur aînée, mais sa peau claire et ses lèvres pleines étaient autant de promesses pour les années à venir. Il lui demanda son nom (Gabrielle, c’était très joli) et la permission de prendre un verre d’eau avec elle. Elle accepta, un peu impressionnée, et Valentin fut soulagé de la découvrir plus craintive qu’il ne l’avait espéré. Si elle s’était montrée butée et insolente, il aurait eu plus de mal à la convaincre – or, c’était pour l’heure l’essentiel de son plan.

Il était encore bancal, mais il pensait pouvoir le consolider avec ce qu’il apprendrait de la fillette.

« Ta sœur m’a dit que vos parents étaient morts, fit-il avec une mine désolée, ça ne doit pas être facile pour vous.

— Non, c’est vrai, acquiesça-t-elle en traçant des cercles sur le bois du bout du doigt, depuis qu’ils sont… partis, on a du mal à s’en sortir.

— A tel point que vous envoyez votre frère voler des fruits. »

Sa peau diaphane vira au carmin et elle baissa les yeux.

« Je m’excuse pour ça… Ce n’était pas mal intentionné.

— Non, nous le savons, c’est pour ça que mon ami vous autorise à avoir les fruits. »

Il jeta un regard équivoque au panier de poires près d’elle. Elle y posa la main, comme pour s’assurer qu’elles étaient bien réelles. Elle poussa un petit soupir, et leva des yeux timides vers lui.
Il ne voulait pas lui faire peur ; il songea à un moyen de s’attirer ses faveurs et gagner sa complicité. Il la regarda de plus près, et se rendit compte que c’était la fillette que Christine avait gourmandée pour avoir mal surveillé sa petite sœur.

Il pouvait miser là-dessus sans trop de craintes.

« Ta sœur à l’air sévère », fit-il remarquer, l’air de rien.

Aussitôt, la poitrine de la petite se gonfla, son visage s’anima, et sa voix se fit plus forte tandis qu’elle s’exclamait d’une traite :

« Oh, si vous saviez à quel point ! Quand papa est mort, elle a pris sa place, et puis quand maman est morte elle a pris sa place à elle aussi. Elle nous ordonne tout le temps, et elle n’est jamais contente. Gabrielle, fais ceci ! Gabrielle, fais cela ! Je dois tout le temps surveiller Amélie et François, et ils ne font jamais ce que je dis. »

Elle poussa un énième soupir, cette fois-ci à fendre l’âme. Pauvre petite, songea Valentin, amusé, quelle vie d’enfer on te mène !

Il prit garde à avoir l’air intéressé, et à compatir avec ses malheurs.

« Je connais cela, j’avais un frère très autoritaire quand j’étais petit. »

Le mensonge était gros comme un pays mais André ne risquait pas de s’en plaindre.

« Oh ? (il voyait à ses yeux brillants qu’il avait capté son attention) Il vous commandait aussi ?

— Toujours. Comme j’étais bien plus petit, je devais faire ce qu’il me disait de faire, sans quoi… »

Il laissa l’ombre d’une menace imaginaire planer au-dessus de leurs têtes. Gabrielle le prit comme un orage et frissonna.

« C’est terrible.

— Heureusement, il n’est plus chez nous, tout est terminé.

— J’ai hâte d’être adulte, murmura-t-elle, pour me marier et avoir ma propre maison.

— Ta sœur n’a pas de prétendant ? Si elle se mariait, elle devrait quitter le foyer. »

Gabrielle devint terriblement songeuse. Valentin pensa avoir mis le doigt sur quelque chose d’intéressant, mais n’osa pas interrompre le fil de ses pensées. Cela risquerait de la faire se renfermer sur elle-même.
Ne la pressons pas.

« Je ne sais pas… Parfois… »

Elle avait tout l’air de combattre quelques démons intérieurs, mais finit par lui dire :

« Parfois, il y a ce monsieur qui vient. Christine me dit que ce n’est personne, mais moi je ne suis pas bête.

— Un monsieur qui vient ? Et de quoi a-t-il l’air ?

— D’un homme, dit-elle en haussant les épaules, bien habillé, mais je ne sais pas trop à quoi il ressemble, je ne l’ai jamais approché de près.

— Et tu penses qu’il pourrait être son fiancé ? »

Là, elle parut franchement mal. Peut-être était-elle en train de réaliser qu’elle trahissait sa sœur, livrait à un inconnu une histoire qui n’avait pas à sortir de leurs murs. Peut-être qu’elle pensait qu’elle allait avoir des problèmes.

« C’est que… Un jour je les ai suivis, parce que j’étais trop curieuse. Je sais que c’est mal.

— Tu n’as pas à avoir honte, la curiosité est une chose tout à fait naturelle, surtout chez les enfants.

— Oui mais là… (elle enfouit son visage dans ses mains) Je regrette un peu.

— Comment cela ?

— Quand je les ai suivis, je les ai vu s’embrasser, et… d’autres choses. »

Valentin dut se retenir très fort de ne pas rire ; tout se déroulait bien mieux que prévu ! Il jubilait en pensant à la manière dont il allait pouvoir humilier Octave. Il n’avait aucun doute sur le blason qu’il avait vu sur la bague, et Christine recevait bien un amant chez elle. Il suffisait de les coincer en plein acte, et simuler la surprise – il le faisait à la perfection.
Il reporta son attention sur Gabrielle, qui avait du mal à chasser le rouge de ses joues. Un tel spectacle avait dû être confus pour une enfant de son âge. Elle en savait assez pour comprendre, mais n’était pas assez vieille pour ne pas s’en émouvoir.
Pauvre chose.

« Ne dites pas que je vous l’ai dit, fit-elle, Christine m’en voudrait.

— Je ne le dirai pas, tu n’as pas à t’en faire. Et je peux même te rendre un service. »

Elle haussa les sourcils, intéressée.

« Ah oui ?

— Tu es de corvée de ramassage de fruits, n’est-ce pas ?

— Parce que je ne fais rien d’autre de bien, ronchonna la gamine en imitant l’intonation de sa sœur aînée.

— Fort bien. Je demanderai à mon ami d’envoyer quelqu’un vous les apporter, si tu me rends un service à moi aussi. »

Son sourire lui faisait peut-être penser au diable, qu’importe : ses pieds lui faisaient trop mal pour que le marché ne lui paraisse pas alléchant. Elle se pencha vers lui pour écouter ce qu’il avait à lui proposer.



« C’est entendu. Je ferai comme nous l’avons dit. »



« Tu as l’air de bonne humeur, aujourd’hui. »

Valentin, qui se concentrait sur le mouvement de leurs hanches, leva les yeux vers elle. Géraldine était toujours très bavarde, même lorsqu’ils faisaient l’amour – surtout lorsqu’ils faisaient l’amour. Ses lèvres laissaient filer autant de gémissements que de petites remarques anodines, et il aimait cela. Paré d’un grand sourire, il posa la bouche sur ses seins nus. Il la sentit fondre de plaisir sous ses doigts.

« J’ai eu de bonnes nouvelles », se contenta-t-il de dire en passant ses mains sous ses jupons.

Géraldine gloussa ; auparavant, ils s’en seraient tenus là. Mais après des mois à se faire plaisir avec les mains ou la bouche, elle avait accepté de lui donner sa virginité. A présent, ils le faisaient sur le lit, dans la chambre qu’elle partageait avec sa sœur, quand personne n’était à la maison.
Elle avait détaché ses cheveux, qui tombaient autour d’eux comme un rideau d’or chaque fois qu’elle se penchait sur ses lèvres. Valentin s’étonnait toujours de la manière dont son corps glissait contre le sien, malgré le temps ; il avait pris l’habitude de celui de Candice, et avant Candice, il y avait eu Victorine. Elles étaient toutes les deux plus épaisses, surtout Victorine, dont il voyait encore la poitrine tressauter au moindre mouvement.
Celle de Géraldine n’était presque pas présente, et c’était une drôle de chose. Avec un énième rire, il la rajusta contre lui. Il ne comprenait pas les hommes qui ne juraient que par les seins, car une femme était bien plus que ça, et qu’il avait joui autant de fois avec l’une qu’avec l’autre.

Et s’il n’avait pas tenu le compte, il savait au moins qu’il allait le faire une fois de plus avec Géraldine. Il se laissa retomber contre les oreillers avec un soupir d’aise.

« Quel genre de bonnes nouvelles ?

— Le genre jouissif, si tu vois ce que je veux dire…

— Non, arrête ! »

Il la chatouilla du bout des doigts, d’abord sur ses hanches, puis sur l’intérieur de ses cuisses, où il les laissa remonter jusqu’à la faire troquer ses hoquets contre de petites plaintes excitées.

« Arrête de me faire languir, monstre.

— J’arrêterais si tu me faisais bander correctement. »

Elle laissa filer un petit « ah » outré, et lui retira les mains de sous ses jupons. S’il ne la connaissait pas, Valentin aurait pu s’inquiéter d’être laissé pour compte et de devoir faire équipe avec sa main pour le reste de la séance ; mais elle ne descendit pas du lit, pas plus qu’elle ne se vexa, non, elle ouvrit son pantalon pour pouvoir le prendre avec sa main à elle – et même s’il avait anticipé le geste, il ne put s’empêcher de tressauter.
Il avait appris la première fois que même une femme toute frêle pouvait avoir de la poigne, et Dieu que c’était bon.

Entre deux rires bêtes et deux gémissements, il songea à l’ironie de la situation ; il allait surprendre un homme marié dans le lit d’une autre, comme n’importe qui aurait pu le faire en rentrant dans la chambre à cet instant. Il ne se sentait pas coupable pour autant, car il ne s’était jamais targué d’être un parangon de vertu chrétien comme Octave. On savait de lui qu’il était frivole, et il avait construit sa réputation avec cette facette de sa personnalité. Une infidélité, de sa part, n’aurait guère choqué que les plus impressionnables.
Il n’en allait pas de même pour Octave, dont la femme devait broder et faire la charité dans la plus pure insouciance.

Géraldine cessa le va-et-vient de ses doigts pour se redresser, les mains sur ses épaules. Elle lui sourit, les joues rouges et le souffle aussi court que le sien.

« Allez, prends-moi maintenant. »

Elle n’était plus si prude, maintenant qu’elle n’était plus vierge. Valentin la prit par les hanches, et se laissa glisser le long des oreillers.

Plus tard, une fois l’orgasme dilué dans leurs veines en une douce stupeur et la tête de Géraldine sur son torse, il se demanderait si leur relation finirait comme celle de Victorine – et si un plaisir de quelques minutes en valait toujours le coup.



Avec la complicité de Gabrielle, Valentin avait réussi à cerner les dates auxquelles Octave visitait Christine. Il avait attendu la prochaine invitation de Joseph, qui était venue rapidement, et s’était arrangé pour jouer les bons Samaritains en amenant les fruits aux Merle. Il avait dit à Joseph qu’il voulait se promener à cheval, et qu’il fallait le plus souvent possible allier l’utile à l’agréable : son ami avait acquiescé, sellé les chevaux et pris Joséphine avec lui comme la première fois. S’il se doutait de quoi que ce soit, il ne le lui avait pas dit, ou il s’en moquait éperdument.
Arrivés à la ferme, Gabrielle sortit dans la cour pour les accueillir. Elle le fit avec enthousiasme, ce qui fit lever un sourcil à Joseph, mais Valentin ne lui laissa pas le temps de se poser de questions. Il lui demanda où était Christine, ce à quoi la gamine répondit par une mine dépitée.

« Elle est absente, enfin… je l’ai vue partir il n’y a pas longtemps avec quelqu’un. »

Valentin échangea un regard curieux avec Joseph. Joséphine s’exclama bruyamment :

« Avec qui ? Je veux lui dire bonjour !

— Je vais aller lui dire que nous sommes là, fit Valentin en sautant de son cheval, par où est-elle partie ?

— Par là-bas, mais…

— Valentin. »

Il se retourna vers son ami, qui le toisait avec méfiance. Il devait s’être rendu compte du piège, et craignait de s’être fait entraîner dans une machination quelconque. Valentin se devait de le rassurer, il ne risquait rien et si quelque chose devait mal tourner (ce dont il doutait), il en serait le seul responsable.
Il lui adressa un sourire confiant.

« Ne t’en fais pas, je sais ce que je fais. Je ne risque rien. »

Joseph poussa un soupir frustré mais lui fit signe de déguerpir. Le jeune homme laissa là son ami et Gabrielle, qui les invitait à rentrer, pour s’enfoncer sur un chemin de terre sèche. La poussière s’accrochait à ses bottes, et le vent ramenait ses boucles dans ses yeux. Le soleil brillait, il faisait chaud, et l’herbe tendre invitait à la caresse : le temps parfait pour quelques galipettes à l’air libre. Valentin diminua la longueur de ses foulées pour faire le moins de bruit possible. Il n’aurait plus manqué qu’ils l’entendent arriver et se cachent ; son plan tomberait immédiatement à l’eau.
Discret comme un renard, il se faufila entre les feuillages d’un bosquet. S’ils voulaient s’envoyer en l’air, ils n’allaient pas le faire en plein milieu d’une route, ils allaient plutôt s’égarer dans un bois ou entre deux fossés, là où personne n’irait s’aventurer.

Au bout de trois minutes de recherche, il entendit des rires et des halètements. Plus il s’avançait, plus ils lui paraissaient distincts. En tout cas, songea-t-il, un peu trop heureux de la situation, ils ont l’air de bien s’amuser.
Il finit par les entrevoir au détour d’un buisson, allongés dans l’herbe, les bras et les jambes emmêlés, à moitié nus. Il reconnut immédiatement les cheveux noirs d’Octave, et ceux roux de Christine, qui formaient comme une coulée de lave sous eux. Elle avait la gorge dénudée, les jupes retroussées aux cuisses, et il prit un instant pour regarder ses jolis seins s’agiter sous les coups de reins de son partenaire. Ravissant. Mais il n’était pas venu pour les regarder faire, et il fit craquer une branche sous sa botte. Aussitôt, le couple s’immobilisa, et se tourna vers lui. Leurs joues rouges devinrent blanches en un quart de seconde.

« Eh biens dis donc, qui avons-nous là ! »

Ne pouvant se contenir plus longtemps, il éclata de rire.



Octave et Christine s’étaient rhabillés sans terminer leur petite affaire, mortifiés. La honte leur avait coloré le visage plus sûrement que l’excitation, et si leurs yeux avaient été des baïonnettes, Valentin serait mort. Il ne s’en était pas formalisé : ils allaient devoir rentrer, et Joseph les attendait. L’humiliation serait complète. Si Octave ne voulait pas que sa petite aventure s’ébruite, il allait devoir le supplier.

Sa journée s’en trouvait ensoleillée. Peut-être même sa semaine, si tout se passait comme prévu. Il n’allait pas pouvoir arrêter d’en rire pendant près d’un mois.

Une fois revenu à la maison, Christine et Octave derrière lui, ils eurent une grande conversation avec Joseph. Octave leur demanda à contrecœur de ne rien dire, conscient que sa réputation était maintenant entre les mains d’un homme qui le détestait et d’un autre, qui vivait certes avec sa maîtresse, mais jouissait d’une fortune et d’une influence considérable. Valentin voyait qu’il bouillonnait de rage, mais ça ne faisait qu’augmenter sa joie. Avec le secret qu’il détenait, Octave ne prendrait pas le risque d’aller contre sa volonté.
Christine avait gardé son magnifique visage fermé, sauf quand Octave était parti sans se retourner. Là, elle avait eu l’air déçue, triste, peut-être autre chose : elle se tourna vers Valentin, la mâchoire crispée.
Il s’attendit à ce qu’elle le frappe, le couvre d’injures, mais elle se contenta de dire :

« Je vous remercie pour les fruits. S’il vous plaît, revenez-vite nous rendre visite. »

Insensible à la tension, le reste de la fratrie se montra enthousiaste, surtout Gabrielle, qui avait l’impression d’avoir fait quelque chose de bien.



Août 1819

Trois jours plus tard, Joseph lui demanda d’amener la cargaison de fruits suivante.
Valentin refusa, scandalisé, mais Joseph lui fit les gros yeux et il rendit les armes. Il ne voulait pas le vexer, lui qui les hébergeait et faisait profiter Candice de l’air frais de la campagne ; surtout, il n’aimait pas le savoir en colère contre lui, ça lui faisait trop de mal. Son petit cœur était sensible. Il prit donc le chemin de la ferme des Merle avec un gros soupir. Il n’avait pas peur d’eux, ni de la colère de Christine, mais il se serait bien passé de ce face-à-face – elle n’allait pas se gêner pour l’insulter une fois seuls, il en était certain.

Mais lorsqu’il arriva, pour sa plus grande surprise, ce fut un prêtre qui l’accueillit. Il s’agissait de l’oncle de Christine, et il le couvrit de remerciements sur leur générosité et bien d’autres vertus qu’il ne possédait pas, ce qui le gêna affreusement. Il aurait préféré se disputer avec Christine, qui était arrivée pour prêter main forte à son oncle. Valentin fut bien forcé de les aider à ranger les provisions, et dut subir un autre discours sur ses qualités humaines. Il apprit que le père des Merle était mort d’une chute, qu’il avait laissé derrière lui cinq enfants et une femme enceinte. Que la mère avait tenu deux ans de plus, avant de mourir à son tour – de maladie. Depuis, il surveillait ses neveux, mais il avait d’autres obligations, et peu d’argent à leur donner. Christine était une fille honnête et travailleuse, qui survenait aux besoins de ses petits frères et ses petites sœurs. Valentin la vit baisser les yeux à ces mots, les joues légèrement rouges.
On fait ce que l’on peut pour tenir, n’est-ce pas ? Il ne se sentait nullement coupable.

L’oncle sortit de la pièce pour mettre de l’ordre au cellier. Christine le suivit des yeux, ses sourcils froncés, attentive comme un renard, auquel elle ressemblait tant. Et comme le renard de La Fontaine, elle était rusée et dénuée de scrupules.

« Bon, eh bien, je vais y aller.

— Vous n’allez nulle part. »

Valentin, qui avait déjà posé la main sur la poignée, tourna la tête. Debout au milieu de la pièce, elle retira les épingles de ses cheveux, qui tombèrent en masse sur ses épaules, et arracha son châle. Elle mit du désordre dans ses vêtements, et il la regarda faire, abasourdi.

« Passez cette porte, et je dirai à mon oncle que vous avez tenté d’abuser de moi. »

Une sueur froide lui courut le long du dos. Il se mit à sourire.

« Pourquoi faire une chose pareille ?

— Octave était gentil avec moi, gronda-t-elle, et je sais que c’est votre faute. Gabrielle est trop bavarde, vous devriez le savoir. »

Il haussa les épaules. Qu’elle sache cela lui importait peu, maintenant que le mal était fait.

« Ce n’est pas mon problème.

— Ça l’est à présent. (il y avait une note de désespoir dans sa voix) Il me faisait des cadeaux, et si nous avions des problèmes, il nous aidait. J’avais besoin de son aide.

— Rassurez-vous, vous trouverez vite un autre amant : avec votre minois, ce n’est pas ce qui manquera.

— Vous ne comprenez pas. J’avais besoin de lui. »

Il ouvrait la bouche pour se répéter, lui aussi, mais elle défit son corset et il se tut immédiatement. Une image du passé lui revint, celle de Victorine debout dans sa chambre, en larmes, qui lui montrait son ventre rond.
Il la fixa comme si elle était un fantôme. Comment avait-il pu ne pas s’en rendre compte ? Elle était enceinte de cinq ou six mois au moins, à vue d’œil, et ses seins lourds lui rappelaient ceux de Victorine. Il aurait dû s’en rendre compte. Il voulut se frapper, mais ne le fit pas, et se contenta de la regarder de travers.
Ses yeux brillaient de larmes, mais son visage figé gardait une détermination farouche.

« Comment avez-vous pu cacher cela ?

— On trouve bien des moyens, quand on le doit. (elle redressa la dos, ce qui fit encore plus ressortir son ventre) Vous voyez ? Il m’avait promis de le prendre avec lui pour le mettre en nourrice. Mais maintenant, il a trop peur, il ne le fera pas.

— Et que voulez-vous ? Que je le fasse changer d’avis ?

— Non. Je veux que vous me preniez à votre service. »

En voilà autre chose. Il prit son air le plus condescendant, mais elle ne flancha pas un instant.

« Et pourquoi ferais-je cela ?

— Pour vous faire pardonner. Vous l’avez fait fuir, Dieu sait pourquoi, alors prenez vos responsabilités. Donnez-moi les moyens de m’occuper de mon enfant. »

Il comprit qu’elle ne voulait pas que sa famille soit au courant ; elle avait sans doute prévu d’accoucher ailleurs, et de confier l’enfant à Octave, qui l’aurait mis lui-même en nourrice. L’aurait-il ensuite pris à son service ? Ils ne le sauraient jamais.
Il la regarda de bas en haut, son ventre rond, sa poitrine lourde, sa posture tendue. Son menton levé, ses poings serrés contre sa jupe.

« Je pourrais dire la vérité à votre oncle, dit-il, je pense qu’il me croirait.

— Sans doute, avoua-t-elle avec un petit rictus, mais je prends le risque. »

Était-elle désespérée à ce point ? Au point de jouer la propre affection de son oncle, rien que pour obtenir un travail et cacher le bébé ? Valentin la trouva terriblement fière et pour la première fois, il vit quelque chose au-delà de son physique parfait, quelque chose qui lui plut affreusement.
Les crocs d’un renard.

Il se mit à rire, ce qui la déstabilisa enfin.

« Fort bien ! J’accepte, mais de grâce, rhabillez-vous, il y a un homme de foi ici.

— Pas vous, n’est-ce pas ? (elle fit malgré tout ce qu’il lui disait, à la hâte, et la pression qu’elle exerça sur son ventre pour le rentrer dans son corset le fit grimacer) Pourquoi acceptez-vous, soudainement ? »

Il leva les yeux au plafond, comme si la réponse se trouvait prise dans une toile d’araignée.

« Ma femme va bientôt accoucher de notre premier enfant, et il nous faut une nourrice. Vous ferez l’affaire, votre terme doit être proche du sien. »

Christine hocha la tête, et le laissa partir sans plus d’histoires. Une fois à l’extérieur, Valentin cligna des yeux, et se demanda ce qu’il venait de se passer.



Octobre 1819

Il pleuvait à verse quand Valentin sortit de chez lui pour visiter Georges.
C’était une soirée morne et froide, et il avait laissé sa femme à la maison avec une pointe d’anxiété. A huit mois de grossesse, il craignait chaque jour que la naissance ne se produise avant le terme et avait ordonné qu’on aille le chercher si tel était le cas, que ce soit sous le vent, la tempête et même la neige. Il voulait être présent à l’accouchement, et il voulait lui tenir la main comme l’avait fait Charles avec Louise – il avait trop peur du sang depuis. Ses cauchemars en étaient remplis, comme de bébés hurlants ; mais eux, il avait appris à faire avec.

Georges vivait seul depuis des années, et Valentin lui avait souvent rendu visite, que ce soit par courtoisie, ou pour coucher avec lui. Il connaissait le chemin par cœur et aurait pu le faire de nuit sans peine. La gardienne était habituée à le voir et le laissa entrer sans faire d’histoire : il eut du mal à replier son parapluie et gravit les marches de bois en jurant aussi abondamment que l’eau qui tombait au dehors. Ses chants grégorien durent attirer l’attention de Georges, car il lui ouvrit sans qu’il ait eu à frapper.

D’emblée, il vit qu’il allait mal. Ses traits étaient tirés, et il ne souriait pas, ce qui était grave chez lui. Valentin attendit d’être rentré pour l’embrasser sur les lèvres, comme il le faisait quand ils étaient seuls. Georges ne le laissa néanmoins pas s’esquiver, et le prit par la taille pour l’embrasser encore, comme un amant cette fois. Valentin fut surpris, mais le baiser n’était pas désagréable ; lorsqu’il se détacha de lui, il lui mit les mains sur les joues.

« Tu as l’air mal, mais tu t’es rasé ; j’en conclus que personne n’est mort.

— Et tu aurais tort. »

Il prit un air sombre qui fit peur à Valentin. L’instant d’après, il éclatait de rire et le réembrassait, chastement.

« Si tu pouvais voir ta tête ! Non, personne n’est mort, rassure-toi. »

Il lui prit son manteau humide, et le rouquin jeta un œil à la pièce ; tout était en ordre, excepté le bureau, sur lequel s’ébattaient des monceaux de feuilles manuscrites. Bien, du Georges tout craché, songea-t-il en se rapprochant de la cheminée.
Il y crépitait un petit feu. Son ami l’y rejoint avec un long soupir.

« Tout va bien ? lui demanda-t-il, le cul maintenant posé sur un canapé branlant qui n’inspirait aucune confiance à Valentin. Il lui préféra un tabouret qui traînait là.

— Oh, oui ; j’ai trouvé une nourrice, et Candice se porte à merveille. On ne dirait pas qu’elle va bientôt accoucher.

— L’enfant est prévu pour le mois prochain, c’est cela ?

— C’est exact. Il se peut qu’il arrive aussi à la fin du mois. Raphaëlle a donné mille conseils à Candice pour se préparer en cas de naissance imprévue.

— Ah, oui. Tu étais chez Joseph. »

Il colla le dos au velours, l’air pensif. Valentin scruta son visage à la recherche d’une réponse ; il évitait toujours Joseph. Il pianota sur ses genoux pendant trente secondes, à se tâter sur la question à lui poser. Il avait l’air d’avoir envie de parler, mais il ne voulait pas le brusquer.
Il décida en dernier recours qu’il valait mieux lancer le sujet, et voir ensuite.

« A ce propos, tu m’as l’air en froid avec lui.

— Qui ? Joseph ? (Valentin acquiesça, et il secoua la tête) Non, je… Ce n’est pas sa faute, nous ne nous sommes pas disputés.

— Que se passe-t-il, alors ? »

Georges leva les yeux au ciel, comme pour réclamer une quelconque aide divine. Vu qu’aucune colombe ne descendit l’aider, il dut se résoudre à expliquer lui-même la situation.

« J’ai simplement appris quelque chose qui m’a… comment dire ? Un peu bouleversé. J’attends simplement que la chose me paraisse plus naturelle.

— Ah ? Et quoi ? »

Valentin empêcha fermement son imagination de battre la campagne ; ils ne s’en seraient pas sortis. Qu’est-ce que Georges avait pu apprendre au sujet de Joseph qui le choque à ce point ? Leur ami passait son temps entre sa résidence principale et sa résidence secondaire, et il avait une famille dans chaque. Il avait du mal à penser qu’il puisse y avoir plus sordide.

« Je ne sais pas si tu te rappelles le jour où mon oncle est venu rendre visite à ma grand-mère malade. »

C’était une drôle d’entrée en matière, mais soit. Il hocha la tête, curieux de voir où il voulait en venir.

« Ce jour-là, je t’ai fait part de mes doutes concernant la filiation de mon frère. »

Valentin redressa machinalement le dos pour mieux le regarder dans les yeux. Oui, et donc ? Joseph ne risquait pas d’avoir enfanté un garçon plus vieux que lui ; à moins que…

« J’avais raison, ma mère m’a tout avoué. Elle m’a aussi dit qui en était le père. »

Valentin se mit à ricaner bêtement en retour. Il sentait que ce que Georges avait à lui dire ne lui plairait pas, mais il ne pouvait pas lui mettre la main devant la bouche et le supplier de le garder dans l’ignorance. S’il lui avait demandé de venir, c’était qu’il n’avait personne d’autre à qui se confier.
Alors il croisa les doigts et lui demanda :

« Et donc ?

— Le père de mon frère… C’est celui de Joseph, Valentin. »

Tout l’air de ses poumons s’évapora sans lui demander son autorisation. Il se sentit sourire sans le vouloir.

« Que… Tu es sérieux ?

— Je ne mentirais pas sur un tel sujet, protesta Georges, sourcils froncés, et ma mère non plus, d’ailleurs.

— Mais… »

Valentin se leva ; il avait besoin de marcher pour chasser les fourmis qui lui rongeaient les jambes. Il fit trois fois le tour de la pièce dans cet état, incapable d’organiser ses pensées.

« Cela s’est passé avant son mariage ?

— Oui. Elle a épousé mon père pour éviter un scandale. »

Il arrêta de marcher pour couver Georges d’un regard triste.

« Je suis désolé.

— Tu n’as pas à l’être ? fit ce dernier, médusé, je veux dire… Ce n’est pas très différent d’un mariage arrangé, et mon père a toujours très bien traité mon frère et ma mère. »

Il pinça les lèvres, et reprit :

« Enfin, j’avais à peine huit ans quand il est mort, mais ça ne change rien… C’était un homme très bien.

— Pourquoi le père de Joseph n’a-t-il pas épousé ta mère ? »

Georges le suivit du regard, tandis qu’il revenait s’asseoir près du foyer. Valentin était conscient d’appuyer le doigt sur un sujet sensible, mais il avait besoin de comprendre – Georges aussi, c’était pour cela qu’il en parlait, mettait tout à plat.
Il s’imaginait à sa place, et admirait son sang-froid. Il n’aurait pas aussi bien réagi.

« Il ne voulait pas. Ma mère ne m’a pas tout expliqué, cela se voyait que c’était dur pour elle. Ils ont eu une aventure, elle en était très amoureuse, mais ils se sont perdus de vue après son mariage.

— Étonnant, dit Valentin sans pouvoir masquer son ton grinçant.

— N’est-ce pas ? (Georges sourit, mais finit par soupirer) Quoiqu’il en soit, sachant cela, je ne voulais pas voir Joseph. Il n’a rien à voir là-dedans, mais je ne voulais pas qu’il se doute de quelque chose. J’avais besoin de faire le vide, un peu.

— Il n’est pas au courant ?

— Non, et il ne faut surtout pas le lui dire. (il se pencha pour pincer les épaules de Valentin, mortellement sérieux) Jamais, tu m’entends ? Ses relations avec son père sont déjà exécrables ; ils se brouilleraient pour toujours, et tout le monde serait au courant.

— Mais il a le droit de savoir.

— Crois-moi, il n’en a pas le moindre besoin.

— Il comprendrait pourquoi le père de Raphaëlle a dit non. »

Georges cligna des yeux. Les pièces se mettaient en place, doucement, et le puzzle leur apparaissait enfin dans son entièreté. L’image ne plaisait ni à l’un, ni à l’autre, mais force leur fut de reconnaître qu’elle expliquait tout.

« Si j’y avais pensé, fit Georges en riant, peut-être que…

— Je ne pense pas que tu aurais pu arranger quoi que ce soit. »

Ils se turent pour contempler le feu. Une bûche s’écroula sur une autre, mangée par les flammes ; un morceau de braise s’échappa de l’âtre, que Georges eut vite fait d’éteindre d’un coup de talon. Ils se concertèrent sans un mot, et Valentin laissa ses épaules s’affaisser. Il ne dirait rien à Joseph, même si cela lui en coûtait, parce que ça ne le regardait pas.

Lorsqu’il ressortit, la pluie tombait toujours.



« Alors, c’est ici ? »

Christine posa le sac qui lui sciait les doigts à terre, soulagée. Le voyage jusqu’à Paris n’avait pas pris tant de temps, mais elle n’était pas habituée à faire la route en calèche et avait failli être malade. Valentin avait ri en la voyant descendre et presque embrasser le sol.
Elle tourna sur elle-même pour observer les sculptures et les dorures des meubles, le lustre en cristal qui pendait du plafond. Jamais de sa vie elle n’avait vu un tel étalage de richesse, et ses yeux brillaient.

Lorsqu’elle cessa de scruter les environs, elle se retourna vers lui avec un sourire paisible.

« Je pense que je peux m’y habituer.

— J’espère bien, tu ne vas pas trop avoir le choix. »

Elle reprit son sac pour le suivre jusqu’à sa chambre : ils l’avaient installée dans une pièce spacieuse le temps qu’elle s’occupe du bébé, après quoi elle rejoindrait les combles, comme les autres domestiques. L’idée de rester l’enchanta et elle entreprit de mettre sur le lit le peu d’affaires qu’elle avait emporté avec elle.

« Tes frères et sœurs sont restés seuls ?

— Ma tante et ma cousine se sont installées avec eux. A condition que je leur envois mon salaire, elles ne trouvent rien à y redire. »

Valentin sourit, en retenant une remarque sarcastique. Il savait fort bien qu’il avait mené une existence privilégiée, loin de la misère ; il n’avait pas à critiquer les gens dans le besoin. Il était aisé de faire la charité, quand on possédait deux maisons et une armée de domestiques dans chaque.
Ses yeux suivirent les courbes du ventre de Christine, soulagée de ne plus avoir à le coincer derrière un corset trop serré. Bien sûr, elle avait été démunie de se rendre compte qu’elle était enceinte à seulement quatorze ans, mais elle avait su faire contre mauvaise fortune bon cœur – la gentillesse d’Octave l’y avait aidé. Valentin n’eut pas de mal à se rendre compte qu’elle en était un peu amoureuse.

Tant pis pour elle.

« J’aimerais rencontrer votre femme. »

Elle s’empara de ses cheveux pour les rouler en un chignon approximatif, vite caché par un bonnet blanc. Ses manières simples ne seyaient pas à une Dame, mais en habits, Valentin songea qu’elle aurait pu donner l’illusion d’être une princesse. Il garda cette information dans un coin de sa tête, et lui ouvrit le chemin.



Candice posa sur Christine le plus sévère des regards. Elle était assise dans une bergère carmin et brodait un motif quelconque sur un mouchoir, mais avait laissé tomber son aiguille pour mieux observer la nourrice.
Immédiatement, elle lança à Valentin un regard accusateur. Il répondit à cela par des sourcils arqués, confus, puis une longue exclamation choquée.

« Quoi… non ! Je peux t’assurer que cet enfant n’est pas de moi. Candice, voyons, je la connais depuis trois mois seulement…

— Madame, intervint Christine en se penchant légèrement en avant pour la saluer, le père est un autre, votre mari a simplement été assez généreux pour éviter à mon enfant une vie de honte. »

Elle avait jeté la remarque comme une guêpe avec son dard, mais ne put s’empêcher d’ajouter :

« Considérant que tout cela est de sa faute…

— Le père est Octave de Brémond. »

Christine le fusilla du regard, il se mit à rire bêtement, et Candice poussa un petit « ah ! » de mépris.

« Fort bien ! Je comprends. N’allez pas élever cet enfant en royaliste.

— Moi, je me soucis juste de ce qu’il va manger, madame.

— La même chose que notre enfant, la rassura Valentin en lui frottant l’omoplate, il deviendra quelqu’un de bien. »

Candice tapotait l’accoudoir, visiblement peu convaincue.  Christine n’en menait pas plus large, mais gardait un visage ouvert et avenant au possible. Finalement, Candice soupira et donna son accord.

« Cela me convient, tant qu’elle s’en occupe bien. »

Elle n’avait guère le choix ; la naissance était prévue dans quelques semaines, et ils n’avaient personne d’autre susceptible d’allaiter l’enfant à leur service. Un peu renfrognée, elle regarda son époux ramener la domestique à l’étage, où se trouvait aussi son bureau.

Valentin Horville
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Valentin Horville

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Histoire



Novembre 1819

Candice jouait du piano dans le salon ; la musique, joyeuse et rythmée, l’avait sorti de son bureau et il avait descendu les escaliers, un sourire aux lèvres.
Le pauvre piano ne servait guère plus depuis la mort de Louise. D’eux trois, elle était la seule à avoir eu la patience et le courage de suivre les leçons de leur mère, et Rosalie n’aimait plus en jouer depuis qu’elle était partie. Les notes faisaient remonter une foule de souvenirs, et elle finissait chaque fois en larmes.

Candice était une pianiste douée – pas la meilleure, mais ses compositions avaient du charme. Elle jouait avec entrain, ce qui la différenciait de Joseph, dont les airs étaient souvent mélancoliques.
Lorsqu’elle l’entendit arriver, ses doigts quittèrent les touches et elle se tourna vers lui. Son ventre de neuf mois l’empêchait de s’installer correctement, mais elle avait refusé tout net de le lâcher. Cela me détend, avait-elle dit à Rosalie, qui aimait bien l’écouter jouer de temps en temps.

Valentin imita sa mère et prit une chaise pour s’installer près d’elle. Elle lui souriait toujours, mais elle était fatiguée, et le maquillage cachait mal les cernes sous ses yeux.

« Tu as mal dormi ?

— Le bébé n’arrête pas de bouger, fit-elle en posant une main sur son ventre, et depuis ce matin j’ai beaucoup de contractions.

— Tu penses que cela ne va plus tarder ?

— A mon avis, ce n’est qu’une question de jours. »

Il lui fit signe de continuer. Elle se réinstalla, tendit les bras et reprit sa mélodie là où elle l’avait laissée. C’était un air que lui avait appris son père, et elle le connaissait par cœur ; elle fermait les yeux, sans le moindre besoin de partition. Valentin l’imita, tout à ses souvenirs.

Il se revoyait assis sur la banquette face au piano, les mains sur des touches qui ne lui disaient rien. Sa mère l’encourageait, mais il ne voulait pas, et si elle insistait il se mettait à pleurer. Alors elle le prenait dans ses bras et ne lui disait plus rien. Il voyait parfaitement bien son visage tout rond, poupin, et se faisait la remarque qu’elle ressemblait plus à une sœur aînée qu’à une mère. Elle n’avait jamais su être autoritaire.
Puis il se voyait ensuite dans le salon des Castain, quand Alexine décidait de jouer du piano. Elle jouait divinement bien, et sa mère lui avait demandé s’il ne voulait pas qu’elle lui apprenne, mais il avait refusé aussitôt. Peut-être qu’il avait inconsciemment imité Léontine, qui faisait la grimace à l’instrument.

Joseph, lui, jouait si bien, comme si c’était toute sa vie, comme s’il allait mourir à la fin de chaque morceau. En rouvrant les yeux, il vit le sourire de Candice et décida que ses enfants en joueraient – il ne leur laisserait pas le choix.
Une maison silencieuse était triste.

Sur cette belle résolution, sans crier gare, Candice s’écroula à moitié sur le clavier. Valentin se pencha sur elle, affolé, mais elle se contenta de murmurer :

« Contraction… »

En reculant, il vit que le sol était trempé sous eux. Il écarquilla les yeux, et se mit à appeler à l’aide :

« Maman ! Candice va accoucher ! »



Deux domestiques avaient porté la jeune femme jusqu’à une chambre au rez-de-chaussée ; inutile de compliquer les choses en l’amenant à l’étage. Allongée sur le lit, elle s’était efforcée de respirer fort et régulièrement, mais la douleur des contractions brisait tous ses efforts. Valentin avait choisi de rester près d’elle et de lui tenir la main, afin de la rassurer. Richard avait forcé Rosalie à rester au salon, car elle paniquait et risquait d’affoler Candice – ils n’avaient pas besoin d’ajouter la peur à sa souffrance.

« Je regrette tout, geignit-elle en serrant si fort la main de son époux qu’il en grimaça de douleur et dut faire un petit exercice de respiration pour hausser la voix à son tour :

— Tu ne le regretteras plus quand le bébé sera là ; pense à la joie que tu auras de le tenir contre toi. »

Elle fit ce qu’il lui disait et s’apaisa un peu. Ils parlèrent comme ils le purent de ce qu’ils lui apprendraient, de l’homme ou de la femme qu’il deviendrait, le tout sous le regard sévère d’une sage-femme qui aurait préféré que le mari file au salon pour les laisser tranquilles.
Candice ne l’aurait pas permis. C’était sur Valentin qu’elle se focalisait pour oublier sa douleur, à lui qu’elle s’agrippait quand elle n’en pouvait plus. Elle pleurait presque quand il devait s’absenter, et accueillait son retour avec de grandes exclamations soulagées.

Elle criait de temps en temps, mais ne pleurait pas. Valentin admirait son courage et sa ténacité ; il lui sembla qu’il était encore plus attaché à elle.

La délivrance fut rapide, bien plus que celle de Louise, et relativement aisée. L’enfant se présentait par la tête, ce qui était toujours une bonne chose, et la mère avait encore la force de le pousser vers la lumière. Ils n’eurent besoin d’utiliser aucun instrument et en quelques heures, le bébé était arrivé.

Il faisait nuit, et les domestiques avaient allumé autant de chandelles que possible. Elles donnaient à la chambre une allure mortuaire, ce qui effraya Valentin ; l’odeur du sang lui en rappelait une autre et il crut qu’il allait paniquer quand l’enfant poussa un grand cri. Il sortit brusquement de son cauchemar, et regarda la sage-femme qui le tenait, les yeux ronds.

« C’est un garçon ! »

Candice se redressa, mais Valentin la repoussa sans ménagement contre les oreillers. Il lui fit les gros yeux d’un parent fâché.

« On ne bouge pas. »

Il se leva en titubant un peu, et tendit les bras pour avoir l’enfant. La matrone plissa les yeux, scruta ses traits tirés et sa chemise, mais finit par lui donner le bébé. Il était encore sale et humide, hurlant aussi, mais Valentin ne ressentit aucun dégoût au contact de sa peau. Il s’empressa de le donner à Candice, qui le posa sur sa poitrine et éclata en sanglots.
Ce fut le moment que choisit Rosalie pour débouler dans la pièce malgré les conseils de Richard, juste derrière elle.

« Est-ce que tout va bien ? Comment vont la mère et le bébé ? Il n’y a pas de saignements ? »

Non, lui dit la sage-femme en grognant, il n’y aucun saignement, aucun problème, le bébé est sorti par les voies naturelles en toute quiétude et si vous ne me croyez pas, demandez donc à votre fils, qui m’a embêté tout du long.
Puisqu’il n’y avait aucune raison de s’effondrer de tristesse, Rosalie s’effondra de bonheur près de Valentin, et ils pleurèrent tous les deux en chœur. Richard allait se laisser aller aussi quand une domestique arriva en courant, manquant de lui rentrer dedans et de mettre le feu à sa chemise :

« Monsieur ! Il faut faire vite ! Il y a Christine qui accouche !

— Pardon ? Maintenant ?

— Oui ! »

Rosalie, Valentin et Candice le fixèrent, stupéfaits et immobiles. Seul le petit Louis s’égosillait sur la poitrine de sa mère, dont il cherchait désespérément le sein.
Richard soupira, mais remonta ses manches et lança un regard entendu à la sage-femme.

« J’espère que vous n’êtes pas fatiguée.

— J’ai déjà accouché trois femmes à la suite, j’ai l’habitude. »

Ils s’empressèrent de monter à l’étage, où Christine s’accrochait au lit en priant une quelconque divinité de lui venir en aide très vite.

...

« Je crois que je viens de perdre la foi. »

Valentin grogna gentiment, et Christine grogna moins doucement, la tête enfoncée dans l’oreiller propre.

« Je n’ai jamais autant prié de ma vie, et je n’ai jamais eu aussi MAL. Ah ! Et juste pour sortir ça ! »

Elle baissa ses yeux cernés vers le petit garçon qui tétait comme un bienheureux. Son frère de lait reposait dans un berceau tout près du lit, que Valentin venait d’installer. Candice avait donné à Louis sa première tétée, mais Christine devait maintenant prendre le relais : Valentin s’émerveillait de la différence de régime entre les deux garçons.
Louis avait bu un peu, puis s’était endormi, tandis que l’autre avalait et avalait à vouloir s’en éclater l’estomac. Pour finir, Christine le décolla de son sein.

« C’est bon, là, tu as eu à manger pour dix jours au moins. »

Pour toute réponse, il se mit à brailler. Elle lui remit immédiatement le sein en bouche, les yeux écarquillés.

« Je vais mourir.

— Oh non, pas déjà.

— Si vous ne me payiez pas aussi bien, je pense que je serais déjà morte.

— Pense donc que tu contribues au bonheur de ta famille, et que ton fils pourra grandir ici. »

Cette pensée sembla lui plaire assez pour la calmer. Elle est tellement jeune, pensa Valentin,  c’est normal qu’elle réagisse ainsi. A quatorze ans, il n’aurait jamais pu s’occuper d’un enfant. Que faisait-il, à quatorze ans ?
Il chassa la silhouette d’André de son esprit en demandant à Christine :

« Comment vas-tu l’appeler ? »

Elle le fixa bêtement. Elle avait forcément dû y penser.

« Je… Je pensais laisser à Octave le soin de choisir le prénom, marmonna-t-elle, du coup je ne sais pas. Comment est-ce que vous avez appelé le vôtre ?

— Louis.

— Comme le roi ?

— Comme ma sœur. Elle est morte il y a trois ans. »

Le visage de Christine se froissa de chagrin. Il faillit s’excuser, avant de se dire que c’était ridicule.
Cela lui semblait être hier.

« Je suis désolée. Je…

— Il n’y a pas à s’excuser. Vous ne saviez pas.

— Il n’empêche. »

Elle se perdit dans la contemplation du nouveau-né, jetant parfois un regard vers le berceau où le second dormait. Ils ne seraient pas vraiment frères, la différence de rang les séparerait toujours, mais ils le seraient un peu ; à quel point ?
Personne ne pouvait encore le savoir.

« Abel.

— Oh ?

— Comme Caïn et Abel, mais sans Caïn. Du coup, il peut être heureux. Et puis, j’aime ce nom. Ça sonne bien. »

Valentin hocha la tête. Ils iraient le faire recenser au plus vite.
Il trouva cela ironique qu’elle ressemble plus à une enfant après avoir accouché, son bébé dans les bras, que lorsqu’elle les avait accueillis à la ferme, où il aurait pu la jurer vierge.



Louis fut baptisé le mois suivant, des prénoms de Louis et Richard. Son baptême fut l’occasion d’une grande fête, où toute la famille vint offrir ses félicitations et complimenter le nouveau-né. Candice avait choisi sa sœur pour marraine, puisqu’elle était déjà celle de la petite Phèdre ; quant au parrain, ils choisirent Henri, pour l’aide qu’il leur avait apporté lors de la mort de Louise. En retour, celui-ci leur demanda d’être ceux de son enfant à venir, et ils acceptèrent avec joie.

Hélène avait accompagné Joseph et Émilie, et Valentin fut choqué de voir à quel point elle avait minci. Ses joues creuses lui donnaient mauvaise mine, et ses yeux se posaient dans le vague ; elle semblait ailleurs, et exténuée. Elle ne prenait vie que lorsque sa fille s’agitait et lui réclamait un baiser, ou une friandise : là, ses joues redevenaient roses et elle la couvrait d’attentions.
Rose n’avait pas encore trois ans, mais s’exprimait déjà avec une aisance remarquable. Elle était vive, toujours en quête de conversation, mais se taisait quand sa mère le lui demandait. Hélène avait piqué une rose dans ses épais cheveux bruns, et elle était ravissante dans sa robe bleue à dentelles. Elle ressemblait à sa mère plutôt qu’à Joseph ; elle était encore trop petite pour s’en émouvoir, ou se désoler du peu d’attention que lui prodiguait son père. Valentin lui enviait cette joie désintéressée inhérente aux enfants de son âge.

Rien d’autre ne la tracassait que les pâtisseries et les jolies choses. Louis en faisait partie, puisqu’elle réclama le bébé à de nombreuses reprises, allant jusqu’à s’accrocher à son pantalon ou à la robe de Candice. Ils cédèrent, et elle prit le petit dans ses bras avec mille précautions. Elle observa son visage endormi, les yeux écarquillés, et leva les yeux pour lui dire :

« Il est tellement joli. »

Elle se mit à le bercer, en adoration, et Hélène renifla près de lui.

« Elle m’a demandé un petit frère, lui dit-elle en se tamponnant les yeux avec un mouchoir, et j’essaye, oh oui, j’essaye, mais… »

Valentin et Émilie échangèrent un regard ; il demanda à Candice de surveiller Rose et Louis, tandis qu’ils entraînaient Hélène à l’écart. Loin de la foule, elle fondit en larmes.

« Hélène, voyons…

— Ça ne va pas mieux avec Joseph ? »

Elle secoua la tête, en proie à un terrible chagrin.

« Il n’est presque jamais là, entre son travail et sa… catin. (elle était si douce et polie qu’un tel mot semblait déplacé dans sa bouche) Et quand il est là, il ne me regarde pas. Il regarde à peine Rose. Valentin, toi qui lui as rendu visite à la campagne, dis-moi s’il se comporte comme cela avec elle. »

Il ne voulait pas répondre, mais son visage le fit pour lui. Hélène froissa sa robe avec hargne, les larmes sur les joues.

« Je le savais. Tu n’as pas à te sentir coupable, ce n’est pas ta faute. Je devrais me contenter de ce que j’ai, c’est bien plus que beaucoup, mais je n’y arrive pas. Peut-être que si j’avais un autre enfant, ce serait plus facile. »

Émilie passa les bras autour de la silhouette fragile de sa sœur, et la serra contre elle.

« Tu as le temps d’avoir un autre enfant, Hélène, ne te tourmente pas.

— Je lui parlerai, dit Valentin, ça ne peut pas continuer.

— Il ne t’écoutera pas, soupira la pauvre femme, mais je te remercie. Ça compte beaucoup pour moi. »

Il serra la main qu’elle lui tendait. Ils restèrent un moment ainsi, à se consoler, avant de rejoindre Candice qui avait pris Rose et Louis sur ses genoux. Elle distrayait la petite avec des bonbons, mais arrêta de rire en les apercevant. Ses yeux passèrent avec dédain sur les sœurs Manteloup, et Valentin compris enfin.

Ce fut un déclic brutal, comme une pomme en plein crâne ; elle détestait l’amitié qu’il entretenait avec Émilie, et étendait sa colère à Hélène. Elle s’était rapprochée de Raphaëlle dans le but de la défier, et cela ouvertement.

Candice était bien plus froide et calculatrice qu’il ne l’avait pensé.



En Mars, Valentin assista à un autre baptême, celui du fils de Géraldine ; il le fit à l’écart, en tant qu’ami, et non en tant que père. Le petit reçut les noms d’Antoine François, fils de Géraldine Lauvent, fille mineure de François Lauvent et Sophie Veaugars, et de père inconnu.
Valentin avait promis à Géraldine de lui donner de l’argent pour qu’elle puisse élever leur fils. Elle avait refusé, mais il ne lui avait pas laissé le choix. Son père gagnait trop modestement sa vie, et elle allait devoir supporter les rumeurs et les moqueries. C’était le moins qu’il puisse faire.

Une fois revenu chez lui, il n’eut pas le temps d’enlever sa veste ; de grands cris s’échappèrent du salon, où il semblait y avoir du monde. Il fronça les sourcils, curieux. Il n’y avait personne lorsqu’il était parti trois heures plus tôt, et ses parents ne recevaient pas aujourd’hui. Un domestique vint à sa rencontre, et lui expliqua que Georges était arrivé, accompagné de deux personnes.

« Un brun, très grand, et une jeune fille blonde. »

Ça ne l’avançait pas. Il lui laissa ses affaires et passa la porte, où on lui hurla aux oreilles :

« BON ANNIVERSAIRE, MONSIEUR HORVILLE ! »

Il put jurer entendre des cloches sonner contre ses tympans. Assis dans un fauteuil, les bras négligemment jetés par-dessus le dossier, Charles de Landerolt lui souriait d’une oreille à l’autre. C’était lui qui venait de crier comme un enfant. Près de lui, une jeune femme ravissante avec de larges boucles blondes fixait le plancher, les joues rouges. Georges, enfin, se tourna vers lui pour lui sourire.

« Valentin ! Nous t’attendions !

— Et pourquoi donc ? Vous auriez pu m’annoncer votre visite.

— En fait, Suzanne et moi avons appris hier que tu avais eu vingt-cinq ans la semaine passée, lui dit Charles sans lâcher une seconde son satané sourire, alors nous sommes venus au plus vite !

— C’est bien aimable à vous. »

Suzanne ; il devait donc s’agir de sa sœur. Valentin fit le tour de la table pour s’asseoir à côté de Georges, qui lui tapota le genou avec enthousiasme.
Charles semblait à l’aise, chez un presque inconnu comme chez lui. Sa sœur, en revanche, avait l’air de pouvoir s’évanouir d’un instant à l’autre. Pour relancer la conversation, Valentin leur demanda :

« Depuis quand êtes-vous revenus à Paris ?

— Le mois dernier, lui répondit Charles, Joseph nous héberge gentiment.

— Sa fille est adorable », ajouta Suzanne.

Adorable, oui, comme n’importe quelle gamine de trois ans.
Charles n’eut pas besoin de plus pour mener la danse et leur poser mille questions toutes plus intrusives les unes que les autres. Il avait du charisme, de la présence, et un visage à se damner : un mélange toujours prompt à créer des explosions. A en croire l’expression idiote de Georges, il était charmé.
Valentin fit la moue. Il ne les avait pas invités.

« Ta femme n’est pas là ? lui demanda soudain Charles, et il se rendit soudain compte qu’il le tutoyait depuis le début. Il ne sut pas quoi en penser.

— Non. Elle est chez sa sœur, avec notre fils.

— Oh, quel dommage ! J’aurais adoré voir le bébé ! »

Suzanne était la plus déçue des deux. Il les rassura et leur proposa de repasser, ce qu’ils acceptèrent trop vite à son goût. Il aurait aimé qu’ils repartent sans Georges, afin d’avoir une petite explication avec lui au sujet des invités indésirables sur son temps libre, mais ils se levèrent tous à la fois et Valentin n’eut pas le courage de le retenir.
Les larmes de Géraldine et les regards en coin de son père y étaient sans doute pour quelque chose. Il était à fleur de peau, et se sentait étrangement apathique.

« Nous te verrons à la soirée d’Émilie, n’est-ce pas ? »

Il soutint le regard de Georges avec une mauvaise humeur évidente. Là, tout de suite, il eut envie de dire non ; mais une fois la semaine passée, il le regretterait. Il fit tout son possible pour avoir l’air enthousiaste :

« Bien sûr ! Je ne raterais cela pour rien au monde. »

Georges le regarda longuement, un peu de travers, mais n’ajouta rien. Avec un dernier signe de la main, il passa le pas de la porte et sortit dans le brouillard, où il disparut avec Charles et Suzanne.
Valentin referma la porte avec bien plus de force que nécessaire. Il ressemblait à Émilie, quand elle était enceinte et qu’elle sentait monter en elle le besoin impérieux de casser de la vaisselle. Il n’attendait pas d’enfant, pourtant.

Il donna un coup de pied dans la porte, puis monta quatre à quatre les escaliers pour s’enfermer dans son bureau.



A vingt-cinq ans, il était plus vieux qu’André le serait jamais. Bientôt, il serait plus vieux que Louise, et il n’y pourrait rien.

Les larmes lui étaient venues aussi facilement que quand il avait quatorze ans, et qu’il avait appris que son frère ne reviendrait pas de la guerre. Il avait cogné son front contre le battant, les poings devant sa bouche pour étouffer un cri.

Il continuait de rire, de sourire, de vivre, mais combien de temps fallait-il pour arrêter d’avoir mal ?

Combien ?



Après quelques verres, le côté formel de la soirée était passé aux oubliettes ; les messieurs avaient ôté leur veste, les dames avaient les cheveux sur les épaules, et tout le monde dansait ou riait à gorge déployée. Valentin avait perdu Candice de vue, mais il gageait qu’elle devait rire quelque part avec sa sœur et Mathilde. On ne s’ennuyait jamais avec Mathilde. Quant à lui, il était resté avec Georges, qui l’avait fait tournoyer dans une danse improvisée. La tête lui tournait.

« Arrête, je vais vomir !

— Mais non ; mes cavalières ont plus d’endurance que ça. »

Vexé, Valentin mit plus de force que prévu dans son demi-tour et heurta le mur. Les gens s’écartèrent pour lui demander s’il allait bien, mais il éclata de rire comme un possédé. Heureusement pour lui, personne n’était en état de questionner ses réactions ; ils titubaient tous.

« Ohohoh, joli mouvement !

— C’est ta faute, lui reprocha Valentin en lui enfonçant le doigt dans la poitrine, tu t’y prends n’importe comment.

— Ah bon. Je ne t’ai jamais entendu te plaindre, pourtant. »

Valentin trouva son ton extrêmement suggestif, et le rouge de ses joues très séduisant. Il voulut le tirer à l’écart pour l’embrasser, mais Charles arriva en hurlant et son esprit y vit tout de suite plus clair. Il lâcha la manche de Georges, mais pas son sourire.

« Ah ! Je me disais bien que je vous avais vu ! Vous dansiez ?

— Nous allions prendre l’air.

— Ooooh, vous fuyez ? Pas déjà, on commence tout juste à s’amuser ! »

Ses yeux brillants et son sourire entendu nouèrent l’estomac de Valentin. Charles lui donnait l’impression de voir clair à travers lui, comme si aucune expression ne pouvait le berner. Il était intelligent, sûrement, mais pas devin : il y avait des choses que personne ne pouvait deviner, surtout en ayant passé aussi peu de temps en sa compagnie.
Il avait beau se montrer agréable, sa tête légèrement penchée semblait lui dire : je sais que tu ne m’aimes pas, et je sais aussi exactement pourquoi.

Alors qu’il ne le détestait pas, sa présence l’incommodait simplement.

« C’est drôle, fit-il, et Valentin ne vit rien de drôle où que ce soit, j’ai passé tellement de temps avec Georges, et si peu avec toi, alors qu’on m’a dit que vous étiez les meilleurs amis du monde.

— Et qui t’as dit cela ? »

Son sourire s’agrandit, au point d’en paraître douloureux.

« Mais mon frère ! D’accord, il ne m’aime pas, mais il me parle quand même.

— J’ai été occupé ces temps-ci ; avec mon fils et mon travail, je n’ai guère eu le temps pour mes loisirs.

— Ah, oui, je sais. Pourtant, ce n’est pas toi qui t’occupes du bébé. J’ai vu la nourrice, d’ailleurs, quel morceau ! Cela te dérange si je passe un jour où elle n’a pas trop de travail ?

— Charles… »

Valentin claqua de la langue, ouvertement méprisant. Georges avait posé la main sur l’épaule de Charles pour l’empêcher de continuer.

« Tu vas trop loin.

— Oh, excuse-moi, dit-il sans le penser, je ne savais pas qu’il se la faisait déjà. »

Georges eut l’air de mourir un peu de l’intérieur. Quant à Valentin, il ne prit pas même la peine d’en rire. Il fixa Charles de bas en haut avec un sourire en coin, et haussa les épaules.

« L’air est irrespirable, je vais me rafraîchir au dehors. A plus tard, Georges. »

Il les planta tous deux-là, sans se retourner malgré les supplications de son ami. Savoir que Charles allait se faire admonester lui procurait un plaisir pervers, mais le reste de son être était en feu. Si ça n’avait tenu qu’à lui, il l’aurait frappé et se serait énervé ; mais il aurait sans doute aimé cela, et lui lâcher ses sentiments à la figure n’aurait pas été judicieux.
Ce type-là était sournois, mesquin, et capable de retenir ce qui lui chantait pour mieux le détruire ensuite. Quelqu’un comme lui, en somme. Il aurait dû l’apprécier.

Au lieu de quoi, il le vouait aux Enfers. C’était à n’y rien comprendre.

Il posa le dos contre une tapisserie dans un couloir quelconque. Il pleuvait, dehors, et il ne brûlait pas assez pour vouloir se tremper. Il n’avait de surcroît que sa chemise sur lui, et l’air frais le faisait déjà grelotter. Il n’allait pas retourner au salon pour aller chercher sa veste, il devait se calmer tout d’abord.
L’alcool lui faisait mal au crâne. Il ferma les yeux pour apaiser les tambours sous son front, mais cela ne fit qu’invoquer Belzébuth.

« Eh, je ne voulais pas te vexer. »

Il garda les yeux clos. A en juger par le frottement de ses chaussures contre le tapis et sa respiration précipitée, Charles avait couru et il se trouvait quelque part sur sa droite. Splendide.

« Menteur. C’était exactement le but. Tu n’es pas stupide.

— Toi non plus. »

Il ouvrit un œil, et tomba nez-à-nez avec un sourire idiot. Il grogna et leva les yeux au ciel, agacé.

« Et que veux-tu ; m’achever ?

— Non. Je veux coucher avec toi. »

Valentin faillit s’étouffer sur sa salive. Il regarda le philistin, interdit, avant de secouer la tête.

« Bien sûr.

— Je ne plaisante pas.

— Et qui te dit que… »

Lorsque la lumière se fit dans son esprit, il eut envie de frapper quelque chose. Georges, ou le mur, de préférence. Il n’en fit rien.

« Oh, je vois, dit-il en se tournant vers lui, tu couches avec Georges, et il t’a parlé de moi.

— Sans doute, répondit-il en haussant les épaules, difficile de ne pas entendre parler de toi quand on couche avec Georges.

— C’est-à-dire ? »

Charles se mit à rire, et Valentin se prit à détester le son de sa voix. C’est quoi, son problème ? pensa-t-il avec une rage qui ne lui était pas coutumière.

« Tu n’as pas remarqué ? Sérieusement ?

— Remarqué quoi ?

— Il te fait danser comme si tu étais sa femme.

— Tais-toi.

— Si tu le souhaites. »

Valentin voulut reculer ; Charles le prit par le bras, pour le tourner vers lui.

« Je sais aussi que tu as un faible pour mon frère. (il se moqua de ses protestations) On se ressemble, non ? Si tu veux, tu peux m’appeler par son nom, ça ne me dérange pas. »

La claque partit sans qu’il puisse la retenir. Le brun porta la main à sa joue, les yeux ronds, mais impossible de lui faire lâcher son sourire. La situation l’amusait follement. Valentin voulut bouger les pieds, mais ils étaient collés au sol aussi sûrement que dans de la pierre.
Il grinça des dents, le corps tendu dans l’attente d’une réciproque qui ne vint pas.

« Va-t’en, finit-il par cracher pour combler le silence, retourne voir Georges.

— Tu es jaloux ?

— Non.

— Je vous prends tous les deux, si ça te chante. »

Il lui envoya ses poings dans le torse, assez fort pour lui couper le souffle.

« Eh !

— Qu’est-ce que tu cherches ? A quoi tu joues ? »

Charles leva les mains pour se rendre, bien que son arme la plus dangereuse soit sa langue acérée.

« Vraiment, je veux juste coucher avec toi. La conversation a dévié.

— Et tu fais des avances aux gens en les insultant ?

— Je ne t’ai pas insulté. En les provoquant, à la rigueur, parfois cela donne de bons résultats. »

Valentin secoua la tête, incrédule. D’où sortait donc ce phénomène ? Il ne pouvait pas le regarder dans les yeux sans y voir Joseph, et ça le gênait affreusement. Il était aussi mortifié de le trouver attirant, parce que s’il cédait, il aurait l’impression d’avoir perdu un combat. Charles se remit à rire pour la énième fois, et posa ses mains sur ses épaules, puis sur ses bras. Il le repoussa mollement, pensif.

Trouve quelque chose pour le dissuader ; tu es intelligent, non ?

« Vraiment, Valentin, je ne te plais pas ?

— Ce n’est pas la question.

— Présentement, si. Tu n’as pas besoin de m’apprécier, juste de me trouver bandant.

— Pourquoi tu ne vas pas voir Georges ? Clairement, il est plus motivé que moi. »

Ses sourcils remontèrent, et Valentin le trouva définitivement trop joyeux. Ses boucles en désordre retombaient gracieusement sur son front ; elles lui donnaient un charme sauvage plutôt que négligé, tout comme sa chemise ouverte et les griffures sur ses bras. Charles tendit la main pour tirer sur une de ses boucles à lui, et lui répondit comme s’il s’agissait de la chose la plus évidente au monde :

« Parce que là, j’ai envie de toi. C’est un crime ? »

Comme ça n’en était pas un, il ne sut pas quoi dire.
Un jour, il allait en mourir.



Valentin avait appris qu’il était impossible de résister aux yeux de Charles, à sa bouche, à ses mains ; en revanche, les regrets venaient aisément et à peine le plaisir dissipé, il avait remis de l’ordre dans ses vêtements et s’était enfui. Il avait envie de vomir, de crier, de pleurer, les trois à la fois, mais il n’en fit aucun. Avec Georges, avec Émilie, l’amour était agréable, les gestes lui venaient spontanément et lui laissaient une brûlure plaisante le long de la gorge. Avec Charles, il n’avait pas cessé de penser à Joseph, de l’imaginer contre lui, et ça lui avait fait mal. Il se sentait sale, abjecte, et ne désirait rien de plus que rentrer chez lui pour dormir – ou attraper un verre et boire jusqu’à l’ivresse pour tout oublier.

Tu parles d’un ami. Il se détestait. Il était vil, vil, vil.

« Valentin ? »

Georges était apparu au milieu du couloir, et il avait failli lui rentrer dedans. Il leva ses yeux hallucinés vers lui, et crut se voir dans ses prunelles inquiètes. Il passa ses mains sur son visage pour se redonner une contenance.

« Je vais bien.

— Je ne t’ai même pas posé la question.

— Non, mais ça se lit sur ton visage. Vraiment, je vais bien.

— Valentin…

— Valentin ! »

Charles l’avait rattrapé ; pour sa défense, il avait l’air aussi perdu que lui. Georges passa son regard de l’un à l’autre, les traits de son visage de plus en plus durs. Valentin pressentit la catastrophe, et lui attrapa le bras.

« Tout va b –

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Moi ? Mais… Rien ? Je… »

Ses doigts s’enfoncèrent dans le bras de Georges en vain. Il était plus grand, plus musclé, il avait bien plus de force : il l’emporta avec lui, et se saisit de Charles avec sa main libre. Le rouquin jura tout bas.
Arrêter Joseph, oui, mais Georges ? Quand il s’y mettait, c’était une montagne en mouvement !

« Tu n’as vraiment aucune honte !

— Ne t’en prends pas à moi, grogna Charles, sans essayer de se dégager pour autant, je ne l’ai pas violé ; si quelque chose l’a dérangé, c’est à lui qu’il faut que tu poses la question.

— C’est… »

Il se tourna pour jeter un œil à Valentin, dont le faciès se fit sévère. Il hésita.

« Je l’ai embêté, je l’avoue, c’était peut-être un peu mesquin. (il ricana) C’était pour me venger de me faire envoyer sans cesse sur les roses.

— Je n’ai pas…

— Oh, si !

— Mais tu… »

Il le secoua par la chemise, sans que cela dérange beaucoup Charles. Il gardait les yeux dans les siens, mi-sérieux, mi-moqueur.

« Je, quoi ? Je savais ? Est-ce que cela change quoi que ce soit ? Il ne couche pas qu’avec moi. »

Georges le laissa partir, l’air las. Valentin avait l’impression d’assister à une pièce de théâtre dont il ne connaissait pas l’histoire. Il resta bêtement accroché à son ami tandis que Charles les toisait avec un air de défi. Il n’y comprenait rien.

« Georges ? »

La détresse dans ses yeux le fit se mordre la langue.



Georges pleurait sur ses genoux, les bras autour de sa taille. Après le départ de Charles, il l’avait entraîné dans un salon pour tirer l’affaire au clair, mais il n’avait récolté que des sanglots et des excuses humides de larmes. Il avait balbutié le reste, incapable de le dire à voix haute, mais ça n’avait pas été nécessaire : Charles l’avait insinué, et Valentin n’était pas idiot. Il avait compris. Il avait simplement voulu que Georges l’admette.

Il se sentait coupable, à présent, sans trop de raison. Il lui caressait les cheveux pour l’apaiser, mais son chagrin semblait ne pas avoir de fin. Il tremblait un peu, et répétait en boucle :

« Je suis désolé.

— Tu n’as pas à t’excuser, tu n’as rien fait de mal. »

Il n’avait pas réussi à l’en convaincre.
Ses émotions violentes, exacerbées par l’alcool, avaient fini par l’endormir comme un anesthésiant. Valentin était resté un moment à regarder ses yeux rouges, à écouter le bruit calme et régulier de sa respiration. Son poids sur ses cuisses était rassurant, il le raccrochait à la réalité et lui donnait chaud. Mais Candice allait se demander où il était passé, et il ne voulait pas qu’elle les trouve là, coupables et abattus. Il ne voulait pas qu’on lui pose des questions, il voulait simplement dormir et oublier – non, se dit-il, pas oublier ; ça aurait été une insulte à Georges et au courage qu’il avait eu de lui dire la vérité.

Lui, au moins, l’avait fait : il ne partirait pas avec ce poids sur la conscience.

Personne n’aurait dû pleurer en disant à quelqu’un qu’il l’aimait.



« Pourquoi tu ne te maries pas ? »

La poitrine de Georges se gonfla d’un coup, et il souffla longuement. Il lui pinça les côtes sous les draps pour le faire crier.

« Pourquoi tu me poses cette question juste après qu’on l’ait fait ?

— Je ne sais pas, je réfléchissais, se défendit Valentin en s’écartant un peu, et tu as vingt-huit ans, les gens commencent à se poser des questions.

— J’adore quand les gens me regardent en se posant des questions. J’aime quand on parle de moi. »

Valentin fixa son sourire, suspicieux.

« Bien sûr. Pourquoi n’y ai-je pas pensé.

— On se le demande, après tout ce temps.

— Mais sérieusement ? »

Il se rendait bien compte qu’il l’embêtait, mais c’était plus fort que lui. Georges leva les yeux au plafond, mais la réponse ne se trouvait certainement pas dans le lustre. Valentin reposa les siens sur son visage pensif, ses mèches blondes rejetées en arrière, ses joues roses. Il n’avait rien d’un Apollon, mais il n’était certainement pas laid, et il savait plaire. Trouver une femme n’aurait été qu’une formalité.

« Parce que je n’en ai pas envie, lui dit-il finalement, fonder une famille ? Pour l’instant, ça ne m’intéresse pas. Une femme, des enfants… (il passa ses mains sur son visage en riant) Non merci. Peut-être dans quelques années, peut-être jamais. Qui sait.

— Ta mère ne dit rien ?

— Elle ne peut pas me forcer. Elle aimerait que je me marie, mais que peut-elle y faire ? Ma pauvre Éléonore n’a pas résisté, mais c’est une fille, et elle vivait avec elle, c’est différent… Maintenant que mes grands-parents sont morts, et que mon oncle a repris la maison, il faut bien qu’elle ait sa propre vie.

— Et une femme ne peut avoir sa propre vie qu’en se mariant.

— Les femmes ont du mérite. Je n’aimerais pas être à leur place. »

Valentin pensa que lui non plus. Elles n’avaient le choix de rien, et même quand elles l’avaient, elles courraient le risque de mourir en mettant un enfant au monde. Même Louise, que ses parents avaient choyée et n’avaient forcée à rien, avait fini six pieds sous terre trop jeune. Il prit la main de Georges pour la serrer entre ses doigts, et il lui rendit son étreinte, comme s’il avait compris sa peine.

« Mais même si je me mariais, fit-il en lui mettant une pichenette sur le front, ça ne changerait rien à ce que je ressens. »

Valentin le regarda par-dessous la main qu’il avait plaquée sur son front. Il avait l’air un peu triste, et son cœur se serra.

« Ce n’est pas ce que j’essayais de dire. »

Il sentit des lèvres se poser sur les siennes. Il avait beau dire, la sensation d’être aimé l’emportait sur tout, même sur le plaisir fugace du sexe, et s’il n’avait fallu n’en garder qu’une, il aurait pris la première.



Le reste de l’année passa tranquillement, les saisons défilèrent sans remous ; au printemps 1821, Émilie mit au monde un troisième garçon, qu’ils appelèrent Auguste. Dans une robe blanche pour le baptême, ses deux aînés à ses pieds, elle paraissait fatiguée mais fière d’avoir à nouveau donné la vie sans y laisser la sienne. Hélène cachait mal sa jalousie, mais tenait trop à sa sœur pour lui gâcher ce moment de bonheur. Plus de quatre ans après la naissance de Rose, elle n’était toujours pas retombée enceinte, et ça malgré le fait que son mari couchait encore avec elle. Elle s’impatientait, désespérait, et la tristesse laissait des marques sur sa silhouette toute fine. Émilie avait souvent peur pour sa santé, mais que pouvait-elle y faire ? Aucun d’eux n’était faiseur de miracles.

Il fallait laisser faire le temps.

En été de la même année, son cousin Louis mourut brutalement. Personne ne s’y attendait, surtout pas lui ; la nouvelle lui fit un choc. Il n’avait que douze ans. Florance lui écrit qu’il jouait avec Aimery dans le parc de leur maison en campagne quand il était tombé d’un arbre. Il avait perdu connaissance et était mort quelques heures plus tard. Le médecin n’avait pu arriver à temps, et les prières n’avaient servi à rien.
Valentin s’arrangea pour être présent à l’enterrement ; c’était le moins qu’il puisse faire.

En Mars 1822, Candice lui apprenait sa seconde grossesse, et le 6 Septembre, ils eurent un autre petit garçon : ils l’appelèrent Hippolyte. A presque trois ans, Louis en fut ravi. Valentin le fut un peu moins, d’une part car l’accouchement avait été plus difficile et les avait effrayés, et d’autre part car il avait inconsciemment désiré une fille pour reproduire le schéma de sa propre fratrie. Néanmoins, il fut heureux d’accueillir le petit dans leur famille – depuis le premier anniversaire de Louis, ils habitaient dans leur propre appartement, ce qui avait beaucoup chagriné Rosalie. Elle s’était consolée en leur rendant visite le plus possible, et Candice avait plaisanté en proposant de lui aménager une chambre à elle. Valentin se montrait indulgent avec sa mère, elle était d’une nature inquiète, et il était le seul enfant qu’il lui restait. Elle craignait de le voir disparaître à son tour.

L’année ne fut pas paisible malgré la naissance d’Hippolyte : son oncle Baptiste mourut en Novembre, d’une phtisie mal soignée. Il n’avait que quarante-neuf ans, et son père en fut durement affecté. A l’enterrement, sa fille Richilde, enceinte de son premier enfant, pleura sans discontinuer. Quant à Mathieu, il souffrait clairement d’avoir dû enterrer son fils et son frère à une année d’intervalle.

Peu après, Valentin reçut une lettre d’Ambrosine, qui lui annonçait la naissance de sa fille. Elle vivait loin, désormais, puisqu’elle avait épousé un Autrichien : ce fut un rayon de soleil à travers les nuages noirs. Le bébé s’appelait Alina. Valentin lui souhaita tout le bonheur du monde.



Mai 1823

Le 19 Mai, on fêtait un peu en retard l’anniversaire de Rose chez les Horville ; un petit comité s’était rassemblé dans le salon et devisait joyeusement. Parmi eux, Hélène et Émilie, ainsi que Georges et Joseph. Il y avait aussi Vérité, son mari et leurs trois filles, dont la petite dernière venait tout juste de naître. Candice avait pris l’initiative d’inviter quelques amis à elle, comme Mathilde, qui riait d’une blague quelconque, et Héloïse, la femme d’un négociant qui s’était attiré les bonnes grâces de Valentin. Celui-ci appréciait l’époux, jovial et bon vivant, mais aimait davantage la femme, fort jolie au demeurant malgré sa grossesse avancée. C’était à elle qu’il souriait derrière son verre, et elle qui traçait de petites arabesques sur le tissu tendu de sa robe crème. C’était là le fruit de leurs ébats : contrairement à Émilie, qui avait été fâchée, Héloïse en concevait une espèce de fierté déplacée, comme un enfant qui s’en tire après une grosse bêtise.

Et des bêtises, ils en avaient fait, l’année passée : ils avaient passés leur temps à ça.

Christine dansait entre les convives pour remplacer les assiettes vides et remplir les verres. D’autres domestiques l’accompagnaient, mais on ne voyait qu’elle. Après avoir cajolé la petite Céleste et posé ses mains sur le ventre d’Héloïse, Rose décida qu’il était temps de jouer un petit air pour distraire les invités. Elle s’installa précieusement sur la banquette de velours et posa la partition devant elle. Tout le monde se tut pour la regarder faire.

Rose avait six ans, à présent : c’était une petite fille intelligente, vive et perspicace. Joseph et Hélène s’étaient concertés pour lui offrir les services des meilleurs professeurs, et elle apprenait la musique comme la géographie et les sciences. Elle avait une éducation d’homme et de femme à la fois, et cela tenait sans doute au fait qu’elle était toujours enfant unique.
Après six ans, Hélène n’espérait plus grand-chose ; elle concentrait donc toute son affection sur sa fille. Joseph l’aimait aussi, malgré les apparences, mais se montrait strict envers elle. Valentin vit à son sourire que le piano était son idée, et qu’il était heureux qu’elle y prenne tant de plaisir.

Il se demanda si Rose aimait le piano pour le son, ou parce que son père aimait la voir en jouer.

La mélodie était simple, et elle faisait encore des fausses notes, mais c’était un début prometteur. Dans quelques années, lui souffla Candice, elle jouera très bien. L’assistance l’applaudit comme un seul homme et elle en rougit de plaisir.
Deux petites mains s’agrippèrent à sa robe. Rose sursauta, puis baissa la tête. Louis la regardait avec des yeux brillants d’admiration.

« Je peux ? »

Il désigna la banquette sur laquelle elle était assise. La fillette se décala immédiatement, et aida le petit garçon à prendre place près d’elle. Valentin les regarda faire, attendri. Louis adorait le piano, il adorait aussi Rose. Il était toujours content de la voir, et tournait autour d’elle pour qu’elle lui prête attention ; il devenait un peu grand pour se faire embrasser comme un poupon, mais pour peu qu’elle l’aide à jouer, il s’en moquait. Il laissait les baisers à son petit frère et réclamait ses mains. Une fois encore, la chose ne fit pas exception à la règle.

Rose prenait soin de lui comme elle aurait pris soin de ce frère qu’elle demandait depuis si longtemps à sa mère.

« Tu sais jouer ce morceau ?

— Un peu. »

Par « un peu », Louis entendait « à peine », et devoir jouer à quatre mains n’allait pas embellir la mélodie, mais ils assistaient à l’anniversaire d’une fillette de six ans, pas à un concert. Du coin de l’œil, Valentin vit Mathilde se signer rapidement avec un sourire, plus pour tirer un rire à ses voisins que par réelle méchanceté. Elle n’était pas mariée, ne le serait probablement jamais, et les enfants l’agaçaient parfois, mais elle n’était pas cruelle.
Ce fut d’ailleurs elle qui les encouragea à commencer.

« Montrez-nous donc ce que vous savez faire ! »

Rose prit un air très sérieux, mais Louis se mit à rire, et posa doucement ses doigts potelés sur le clavier. Les débuts furent fastidieux, le temps de s’accorder et s’harmoniser, mais la suite ne fut pas aussi horrible que prévu : la différence de niveau était flagrante, et ils n’avaient pas la même sensibilité, mais les notes se fondaient les unes dans les autres avec une aisance stupéfiante. Ils avaient l’habitude de jouer ensemble, et cela se voyait.

Il se tourna pour voir à quoi pensait Joseph, mais son regard se posa d’abord sur Hélène, dont les yeux gonflés par la tristesse suivaient les mouvements de sa fille avec adoration. Il se concentra à nouveau sur les deux enfants, touché par ce tableau de misère. Il se laissa porter par la musique.



En Août, Héloïse donna naissance à leur petit garçon ; il passa le voir en famille, puis seul, en l’absence de Daniel Marchet. Elle l’avait appelé Joseph, ce qui l’avait bien fait rire. C’était une femme qui s’ennuyait dans sa vie, qui aimait rire, danser, qui avait gardé le besoin pressant de défier l’autorité et de faire des bêtises – elle s’était mariée trop vite, à dix-huit ans seulement, pour vexer sa sœur aînée qui s’occupait d’elle. Elle ne détestait pas Daniel, il la traitait bien, mais sa vie lui laissait un goût fade sur la langue. Un petit adultère, lui dit-elle en haussant les épaules, ce n’est rien.
Il ne pouvait pas la contredire. Ils ne comptaient pas briser leur ménage, ils pouvaient bien s’envoyer en l’air de temps en temps.

Dans l’ignorance, personne ne pouvait être blessé.

En Septembre, ils fêtèrent tous le premier anniversaire d’Hippolyte, et le septième d’André. C’était un petit garçon qui se tenait comme un grand, à présent, tout plein de bonnes intentions et intelligent. Il avait les yeux très bleus de Louise, et les mêmes cheveux bruns que ses parents : il leur ressemblait d’ailleurs parfaitement, un mélange qui lui avait donné une bonne figure, le sourire franc de Charles et la silhouette fragile de sa mère. Il parlait doucement, comme s’il avait peur de réveiller quelqu’un, et montrait un intérêt tout particulier pour la botanique. Il collectionnait les plantes et apprenait tout ce qu’il pouvait sur les animaux. Charles lui avait offert l’année passée un petit chat blanc qui adorait se lover sur les invités. Valentin en avait fait les frais.

Il adorait son neveu, il l’aimait même plus que ses propres enfants, parce qu’il voyait Louise en lui. Il y voyait aussi un peu son frère, et c’était comme si les fantômes de Louise et André lui prenaient la main. Valentin aurait aimé penser moins à eux, mais tout lui rappelait leur absence, et il en souffrait encore comme à ses quatorze ans.

Pour oublier, il se plongeait dans le travail, ou les perspectives d’avenir, qui ne lui avait jamais paru aussi clair et linéaire.



Puis tout vola méchamment en éclats. C’était le 18 Août 1825 ; contrairement à la mort d’André, il se rappelait la date, mais aussi la chaleur étouffante de son bureau, les cris de Louis et Abel qui jouaient ensemble, ceux d’Angéline, que Christine avait récemment mise au monde. Il se souvenait des lettres posées sur son bureau, d’une invitation de Vérité, de quelque chose qu’il voulait écrire à Léontine pour l’anniversaire d’un de ses fils – lequel, déjà ? Elle en avait trop. Un oiseau s’était écrasé sur la fenêtre, le forçant à descendre pour demander à un domestique de s’occuper des pigeons suicidaires qui lui salissaient ses carreaux. Mieux morts que vifs, lui avait crié Christine depuis le salon ; il avait ri.

Puis on avait frappé à la porte.

C’était Émilie.



Août 1825

Valentin sut tout de suite que quelque chose n’allait pas à son visage ; il était fermé, elle paraissait même malade. Elle lui demanda si sa femme était là, il lui répondit que non. Soulagée, elle se faufila jusqu’au salon vide et s’assit sur le sofa. Elle n’avait pas l’air d’être venue pour coucher avec lui, à vrai dire, cela faisait même quelque semaines qu’il ne l’avait plus vue. Ni son mari, ni ses enfants n’étaient là, ce qui le poussa à croire que la conversation était privée. Il ferma la porte, curieux, et inquiet.

Elle respirait un peu fort.

« Désolée, lui dit-elle, j’ai un peu de fièvre. Ça va passer.

— Tu veux quelque chose à boire ?

— Non merci, je… ça va aller. »

Il prit place en face d’elle, pour épargner à ses pauvres genoux plus de tremblements. Elle lui faisait peur. Il avait la sale impression qu’il n’allait pas aimer ce qu’elle avait à lui dire.

Elle ouvrit la bouche, d’abord pour ne rien dire, puis finalement :

« Je suis enceinte. »

Il la regarda de travers, décontenancé. Certes, il ne s’était écoulé qu’un an depuis la naissance de Pierre, mais ce n’était pas une raison pour s’en rendre malade. A moins que…

« Il est de moi ? »

Elle acquiesça sans le quitter des yeux. Il déglutit, et sourit pour tenter de plaisanter.

« Eh bien ! Il n’y a plus qu’à espérer qu’il n’ait pas les yeux verts comme Paul.

— Je ne vais pas le garder. »

Valentin cligna des yeux, l’air abruti. Il resta muet dix secondes de trop.

« Je ne peux pas le garder, rectifia Émilie, Arnaud était en voyage, puis malade, il saura que l’enfant n’est pas de lui. Je ne peux pas.

— Mais tu… Que veux-tu en faire ?

—  Je connais quelqu’un qui m’en débarrassera avant que cela ne se voit. (elle posa machinalement la main sur son ventre plat) Je ne peux pas attendre plus longtemps.

— Peut-être que tu n’es pas vraiment enceinte. »

Elle lui lança un regard d’une triste indulgence.

« J’ai quatre enfants, Valentin, je sais quand je suis enceinte. »

Et elle ne pouvait pas ignorer leurs galipettes du mois dernier non plus.
Les yeux du jeune homme passaient de ses joues pâles à son ventre, comme pour créer un lien tangible entre ce qu’elle disait et l’enfant qu’elle portait. Il n’y arrivait pas. Même quand Victorine était tombée enceinte, il n’avait jamais été question de perdre le bébé. C’était trop dangereux pour la femme, sans compter que –

« Tu risques de mourir, dit-il, soudain paniqué, tu sais comment se passe ce genre de chose ; tu peux y laisser ta vie.

— J’en suis consciente, mais j’ai confiance en cette personne. On ne m’en a dit que du bien.

— Mais tu ne peux pas tuer un enfant ! »

Ils arrivaient au cœur du problème ; il vit à son air qu’elle s’y était préparée. Elle le connaissait bien.

« Ce n’est pas encore un enfant, il n’est pas né.

— Tout ça parce que c’est le mien ?

— J’ai quatre enfants, je n’en veux pas plus. Surtout s’il n’est pas de mon mari.

— Tu as Paul,  pourtant. »

Elle se détourna avec une pudeur dont il ne la savait pas capable. Sa poitrine commençait à le brûler.

« Pour Paul, je n’étais pas certaine.

— Et, évidemment, tu ne te débarrasserais pas d’un enfant de ton mari.

— Valentin. »

Il soutint son regard sans fléchir, il était bien trop en colère pour la laisser gagner du terrain. A quoi pensait-elle, en venant lui dire une chose pareille dans son propre salon ? Qu’attendait-elle de lui, sa bénédiction ?
Elle ne l’aurait jamais.

« Garde-le, et je m’en occuperai, mais ne fais pas ça. »

Il tendait les mains comme si elle pouvait déjà lui donner la silhouette fragile de l’enfant à venir. Émilie le regarda avec beaucoup d’amertume, mais secoua la tête.

« Je ne vais pas le garder.

— Mais c’est mon enfant !

— Je refuse. »

Des larmes de déception lui piquèrent les yeux. Il battit des paupières pour les en chasser, sans succès. Il avait l’image de Victorine avec Arthur et Émile coincée sur la rétine. Émile, Émilie…

« Comment peux-tu…

— Je pense simplement à Arnaud, dit-elle tout bas, c’est un homme bon, il ne mérite pas que je l’insulte de la sorte.

— Que tu l’insultes ? »

Valentin se mit à rire, ce qui déconcerta son amie, et fit hausser les sourcils à Christine de l’autre côté de la porte. Penchée sur la serrure, elle écoutait.

« Si tu ne voulais pas l’insulter, il ne fallait pas le tromper. »

Émilie se redressa tout à fait, fâchée.

« Je ne te permets pas de…

— Moi, je me permets ! Si tu couches avec un autre, tu prends le risque de tomber enceinte, et tu le sais ! Cet enfant n’a rien demandé, pourtant, tu veux t’en débarrasser.

— C’est tout ce que tu as à me dire ? »

Il se leva à son tour et ils se regardèrent en silence. Jamais Valentin n’avait ressenti du mépris à son égard ; il l’aimait tellement ! Pourtant, en cet instant précis, il la détestait tant qu’il ne la considérait pas mieux qu’une vulgaire prostituée. Elle dut le sentir, car son visage s’effondra et ses poings se crispèrent. Elle ne versa cependant aucune larme.

« C’est mon enfant, tu ne peux pas… Pas juste pour ça. »

Elle le regarda un moment encore, avant de sourire.

« Je suis désolée. »

Elle leva le menton et sortit du salon, ses talons chancelant un peu contre le plancher. Elle ne jeta pas un regard à Christine et son bébé, cachés dans un coin du couloir, et refusa l’aide des domestiques sur son chemin. Elle claqua la porte elle-même, laissant à l’appartement un air de tombeau et un silence de mort. Comme Valentin ne sortait pas, et qu’elle était trop curieuse, Christine rajusta Angéline contre sa poitrine et passa la tête dans le salon. Il s’était rassis sur le canapé, la tête entre les mains. Elle préféra reculer jusqu’aux cuisines, où personne n’avait besoin d’elle.

C’était la toute dernière fois qu’elle voyait Émilie passer le pas de la porte.



Valentin faisait très bien semblant ; à part Christine qui les avait écoutés, personne ne se douta de quoi que ce soit. Il souriait à sa femme, travaillait sans se rendre malade, prenait une heure chaque jour pour jouer avec ses fils. Candice fut intriguée qu’il ne se rende pas au chevet d’Émilie, « sa grande amie », alors qu’elle était clouée au lit avec une très forte fièvre, mais ne pensa certainement pas à s’en plaindre. Moins il voyait Émilie, mieux elle se portait.

Un mois plus tard, il leur arriva une lettre : Aglaé s’était éteinte, prise d’une toux subite. Le médecin n’avait rien pu faire, et elle serait enterrée à Lyon la semaine suivante. Candice, qui aimait bien la jeune femme, fut dévastée ; Valentin le fut plus encore. Quant à Hélène, prévenue bien plus tard, elle perdit une des seules amies qu’il lui restait. Ils se préparèrent en catastrophe à faire le voyage jusqu’à Lyon, en compagnie de Richard et Rosalie. Les enfants furent confiés aux bons soins des domestiques, et la route fut longue, silencieuse et morne – autant que le ciel gris de Septembre. Aglaé avait eu trente ans peu après Valentin, le 20 Avril, et vivait encore avec ses parents. Contrairement à son frère et ses sœurs, il ne lui était jamais venue l’idée de se marier. Elle avait été la cousine préférée de Valentin, un soutien sans faille, une grande joie pour toute sa famille. Il avait du mal à parler d’elle au passé. Il avait du mal à accepter le fait qu’il ne la verrait plus jamais, tout comme André et Louise.

Ils restèrent un mois entier avec leur famille de Lyon. Thérèse, qui s’était mariée l’année passée, était inconsolable. Elle aimait tant sa sœur… Valentin prit le temps de l’embrasser et la consoler, et échanger avec elle d’heureux souvenirs. Ils se rappelèrent avec tendresse les expéditions dans la campagne, d’où ils revenaient écorchés et se faisaient gronder, ainsi que du mariage de Louise où ils avaient transformé leur neveu et leur cousin en fantôme. Il n’y avait plus ni Louise ni Aglaé pour en rire. Ils partageaient la même blessure, à présent.

Une fois revenus à Paris, Valentin fut bien forcé de rire pour ne pas inquiéter ses enfants. Louis allait avoir six ans, et il lui arrivait d’être aussi perspicace qu’un adulte. Il ne voulait pas l’effrayer. Il cherchait dans ses yeux bruns un fantôme qu’il ne trouvait évidemment pas ; cela lui fit encore plus de peine.

Quant à Candice, elle se tordait les mains, certaine d’une chose, et qu’elle avait peur d’avouer à son mari.

Valentin Horville
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Valentin Horville

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Histoire



« Valentin ? Je peux entrer ? »

Il lui dit que oui, et la porte pivota immédiatement sur ses traits soucieux. Certains entraient sans même demander, mais ce n’était pas le genre de Candice, respectueuse de sa sphère privée et de son travail – ce qui rendait la visite inhabituelle. Il posa la plume dans l’encrier pour se tourner vers elle.

« Que se passe-t-il ? »

Elle ramena ses mains contre sa poitrine en sursautant, l’air d’une enfant prise en faute. Ses cheveux étaient défaits, et tombaient en vagues sur ses épaules et dans son dos. A deux heures de l’après-midi, elle portait toujours sa robe d’intérieur, alors qu’elle aimait être parée pour recevoir. Cela ne lui ressemblait pas. Inquiet, et irrité par les malheurs récents, Valentin ouvrit les mains pour qu’elle y glisse les siennes. Il leva les yeux pour scruter ses traits trop pâles.

« Tu as appris une mauvaise nouvelle ?

— Oui, non… Enfin, on peut dire cela. »

Elle se mit à fuir son regard avec une remarquable diligence. Il serra ses doigts pour qu’elle se concentre à nouveau sur lui.

« Dis-moi, Candice, ne me fais pas languir. S’il est arrivé quoi que ce soit, il faut que je le sache. »

Ses lèvres sèches s’entrouvrirent, sans rien laisser filer. Elle le regarda avec une infinie détresse ; son cœur fit une embardée.

« C’est que… je suis enceinte. »

Ses épaules s’affaissèrent et ses bras se firent lourds. Valentin la regarda, abasourdi, sans comprendre.

« Enceinte ? Tu es sûre ?

— Oui, je sais que nous avons fait notre possible pour que ça ne se reproduise pas… Je suis désolée. »

Désolée, mais de quoi ? pensa-t-il en regardant son ventre. Il lâcha ses mains, tendit un bras pour poser ses doigts contre le tissu ample. Il sentit une courbe rebondie sous la soie, et ses yeux le piquèrent. Avec tout ce qui s’était passé depuis Août, il n’avait plus couché avec elle depuis longtemps : il n’avait rien vu. A quand remontait leur dernière étreinte ? Peut-être à la conception de cet enfant, il y avait déjà trois ou quatre mois…

« Valentin ? Tout va bien ? »

Une larme avait roulé sur sa joue. Brusquement, il attira Candice vers lui, la tête pressée contre ses seins.

« Je vais bien, je suis juste… tellement, tellement heureux. »

Il éclata en sanglots sous le regard inquiet de sa femme, des éclats de joie, d’angoisse et de tristesse mélangés. Toute la pression accumulée venait de lui échapper, et son cœur lui parut plus léger, l’espace d’un instant.



Ils s’étaient assis sur le lit, où Valentin lui avait tout avoué : son aventure avec Émilie, la paternité de Paul, et celle de cet enfant dont elle avait avorté trois mois plus tôt. Candice lui avait prêté une oreille attentive, miséricordieuse, tandis qu’il lui confiait des choses qu’elle soupçonnait depuis longtemps. Il pleurait un peu sur son épaule, et elle lui caressait les cheveux, en lui murmurant que tout irait bien. Émilie n’avait pas le droit de faire ça, mais il avait bien le droit en revanche d’être fâché contre elle, elle trouvait même cela naturel. Il était hors de question de la côtoyer encore, ou rien qu’aux soirées entre amis, et ils ne seraient pas obligés d’échanger plus de trois mots. Valentin disait amen à tout ce qui sortait de sa bouche, et Candice jubilait sous son masque de Madone.

Elle était débarrassée d’Émilie, qui était sa plus grande rivale. Oh, elle n’était pas stupide, Valentin n’avait jamais été fidèle, et il ne le serait jamais. Il fallait être sotte ou aveugle pour ne pas voir qu’il batifolait avec Héloïse, ou ne pas se douter que l’argent qu’il versait chaque mois allait à une certaine Géraldine Lauvent, pour une progéniture née hors-mariage. Ça lui faisait toujours un peu mal, mais elle avait appris à s’y faire ; elle n’aurait pas dû, mais c’était ainsi. Qu’il couche ne la dérangeait guère, un homme était toujours très fier de pouvoir prendre autant de femmes que possible. Tant qu’il lui revenait, elle était heureuse. Tant qu’elle avait sa préférence, elle pouvait l’ignorer.

Mais il préférait Émilie – ou plutôt, il l’avait préférée, jusqu’à ce jour. La peur qu’elle avait ressenti en se sachant enceinte s’était évaporée. Cet enfant tombait en fait à merveille, il l’attachait un peu plus à elle et comblait le vide laissé par la bêtise d’Émilie.

Elle lui pardonna toutes ses fautes, le berça comme un enfant, et sourit au-dedans d’elle-même : elle avait de la peine pour lui, mais beaucoup de joie pour elle.



Le soir-même, Candice mesura un peu plus l’étendue de sa victoire quand Valentin la rejoignit dans sa chambre.
Se vider de sa culpabilité lui avait redonné plus de vigueur, et il s’était rendu compte à quel point passer la nuit avec Candice lui avait manqué. Comme elle était déjà enceinte, et se montrait plus qu’enthousiaste, il passa une bonne partie de la nuit à l’embrasser, la caresser, et lui faire l’amour. Ils s’aimèrent sans restriction ni précautions, et cela lui fit du bien. La grossesse l’épaississait toujours joliment, et il profita de son ventre encore assez discret pour lui embrasser les seins, les cuisses, le cou ; une fois en elle, les ongles de Candice enfoncés dans ses reins, il ne pensait plus à rien d’autre qu’au plaisir qu’il lui donnait et qu’elle lui donnait, et qui se diluait dans chaque gémissement, chaque cri, chaque nom soufflé comme une prière.



Mars 1826

Obnubilé par le ventre de huit mois de Candice qu’il ne cessait de faire admirer à la ronde, Valentin n’avait pas remarqué les sourcils froncés de Georges. Il fallait dire qu’il lui faisait gentiment la tête : monsieur s’était trouvé une fille qui ne lui plaisait pas, et il évitait de se retrouver en leur compagnie. Loin de lui l’idée de penser qu’il s’agissait de jalousie, même si c’était un peu le cas.
Quoiqu’il en soit, la poigne de Georges le fit sursauter. Il leva les yeux vers ses lèvres pincées, sincèrement curieux.

« Oui ?

— Je pourrais te parler, pour dix petites secondes ? »

Il montra Candice du menton, comme pour se moquer : tu peux tenir plus d’une minute sans elle ? Froissé, Valentin accepta et le suivit jusqu’à un coin plus tranquille de la salle. Il était trop heureux pour réellement s’en faire, et demanda d’une voix légère :

« Quelque chose te tracasse ?

— Oui. Toi. »

Oh. Il plissa les yeux, comme si cela allait l’aider à y voir plus clair.

« Et pourquoi donc ?

— Je ne sais pas si tu as remarqué (il remarqua en tout cas très bien l’ironie cassante de son ton), mais Émilie a perdu son fils le mois dernier.

— Certes. »

Il s’était figé sous le regard inquisiteur de Georges. Le grand blond paraissait énervé, mais d’une colère rentrée, ce qui n’augurait rien de bon. Il n’avait pas envie de se battre avec lui, pas envie de lui raconter ce qui s’était passé – Émilie n’avait qu’à le faire.
Elle badinait si bien.

« Tu ne peux pas t’en moquer, lui reprocha Georges, pourquoi n’es-tu pas venu à l’enterrement ?

— J’ai mes raisons.

— Son fils, Valentin. Son fils de quatre ans. Quelles que soient tes raisons, elles ne peuvent pas être suffisantes.

— Ah non ? »

Sa voix s’était brisée sans qu’il le veuille aux pieds du point d’interrogation. Il dut paraître suffisamment chamboulé ou énervé pour que Georges change de masque et baisse la voix :

« Je ne comprends pas, explique-moi. Tu serais allé au bout du monde pour Émilie, je le sais, alors pourquoi ne pas être venu à l’enterrement de son fils ? Elle était dévastée.

— Ça, ça m’étonne, répliqua-t-il sèchement, elle qui n’hésite pas à sacrifier d’autres enfants. Il faut croire que toute vie n’a pas la même valeur. »

Georges le fixa comme s’il avait perdu la tête.

« Mais qu’est-ce que tu me racontes ?

— Tu lui demanderas. Elle se fera un plaisir de tout t’expliquer, ou de tout nier, ce sera comme elle voudra ; c’était son choix, après tout. »

Y repenser le mettait dans tous ses états ; il n’était pas certain de pouvoir l’évoquer sans craquer. Il ressentit le besoin impérieux d’aller retrouver sa femme et son enfant à naître, et coupa court aux questions de son ami.

« Je ne veux pas en parler, Georges, alors laisse-moi. Je t’en prie. »

Il lui lança un regard triste mais ne le retint pas. En s’éloignant, Valentin vit passer sa fiancée, une grande fille rieuse avec de très grands yeux bleus. Il ne se retourna pas ; il ne voulait pas la voir à son bras. Il voulait retrouver ceux de Candice, et embrasser son ventre où dormait leur fille.

Car il voulait que ce soit une fille.



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